Un mausolée de mots

Mémoires de nos mères. Des femmes en exil est un beau livre anthologique, un livre d’art à la riche iconographie, conçu et dirigé par Laurence Campa. Assistée de filles ou petites-filles mémorieuses – Denitza Bantcheva, Amanda Devi, Hélène Frappat, Sorour Kasmaï, Leïla Sebbar, Véronique Tadjo, Jeanne Truong et Laura Ulonati –, elle explore la mémoire des mères ou grands-mères en parcourant de vastes territoires d’ancrage et d’exil.


Laurence Campa (dir.), Mémoires de nos mères. Des femmes en exil. Textuel, 168 p., 39 €


Qu’est-ce qu’une mère ou une grand-mère sinon une réserve d’histoires et de fables constituant un patrimoine culturel qui définit au mieux le concept de famille ? Et quelle image emblématique majeure dans le roman d’aujourd’hui ? Que serait le récit de Marie Nimier Petite sœur (Gallimard, 2022) sans la figure de Georgia, la grand-mère, véritable moteur d’écriture ? C’est donc à la recherche de la famille et de sa vérité que se lance chacune de ces écrivaines d’origines diverses, tissant et métissant (pour reprendre le célèbre jeu de mots d’Édouard Glissant) un récit aussi passionnant que coloré, et terriblement attachant – ou émouvant.

Il y a là neuf autrices « issues des diasporas du XXe siècle, de la Guerre froide et des décolonisations, des génocides, des famines et de toutes les migrations ». Un monde se déroule des lèvres matricielles, un monde ancien, disparu et précieux, qui ne revit que par la parole de l’ancienne, quand le présent est tout autre, et qu’il pourrait apparaître comme une trahison ou une forfaiture. « Le vrai nombril du monde : celui de ma Nonna », confie Laura Ulonati, en retrouvant l’Ombrie, « une contrée reculée aux légendes poussiéreuses ». Hélène Frappat nous donne alors une image pétrifiante de la Corse d’où sont issues sa mère et cette arrière-grand-mère institutrice qui avait fait construire l’école. « Le paysage, écrit-elle, était un langage qui parlait en odeurs », sur lesquelles le cyprès l’emporte, car, dit-elle encore, en conjurant l’oubli : « En Corse, ce sont les morts qui commandent » et il ne reste à la narratrice exilée que « la misère des vivants, la richesse illusoire des disparus que défendent les cyprès ». Oui, la mort est présente presque partout dans ce livre, et avec elle l’urgence du souvenir.

Mémoires de nos mères : un mausolée de mots

Le langage, perçu comme handicap et aussi comme richesse, obsède ces autrices. Leïla Sebbar en parle de façon emblématique, elle qui, née d’une mère originaire de Dordogne et d’un père algérien, n’a jamais parlé l’arabe, alors que de sa fratrie elle est la seule à porter un prénom arabe – « Leïla » = la nuit, et Schéhérazade s’ensuit. D’où le titre d’un de ses meilleurs livres : Je ne parle pas la langue de mon père (Julliard, 2003). Mais elle a cette belle formule, sobre et frappante comme une médaille : « Mon père a accueilli ma mère dans son pays. Ma mère a accueilli mon père dans sa langue ». Elle évoque alors sa parentèle Bordas, le nom de naissance de sa mère : « J’entendais l’accent du patois occitan dans la langue de ce pays de rivières et la belle langue de France dans les mots de mon père, l’instituteur algérien aux yeux bleus. » Toute son œuvre est traversée par cette mixité, qu’on appellera, d’un plus beau mot, métissage ou harmonie. Sur la tombe de ses parents, cette heureuse union accède à la prometteuse synthèse : « L’Orient avec l’Occident pour l’éternité ». L’écriture de Leïla Sebbar prend souvent des accents prophétiques.

Qui dit langage, dit oubli, qui est la rançon de l’exil, de la fuite, du nécessaire ré-enracinement. Qu’en est-il de la langue de Laurence Capo, la Franco-Sino-Vietnamienne ? Ses parents quittent le Sud-Vietnam deux ans après la défaite de Diên Biên Phu, et voilà qu’il faut ne plus parler comme avant devant « les Français, auxquels on doit s’intégrer et faire grâce des six tons de la langue vietnamienne, que toute bouche étrangère déforme immanquablement ». De là, cette douloureuse frustration des « deuxième génération » : intégration, que de crimes linguistiques on commet en ton nom !

Véronique Tadjo, Franco-Ivoirienne, dont la mère a pour tout langage la sculpture des métaux, souligne pour sa part « le fer conquérant de l’oubli qui pourtant s’attaque à tout ». Seule l’écriture a le pouvoir de racheter de l’oubli. « Mangamma, c’est pour toi que j’écris ceci, pour que tu fasses acte de présence, pour que tu sois tandis que tant d’autres disparaissent… », écrit Ananda Devi, Mauricienne d’origine indienne, et elle a cette magnifique formule, qui aurait presque pu devenir le titre de ce livre : « Je serai ta tombe et ta stèle, ton mausolée de mots ». Lui fait écho Sorour Kasmaï, qui a fui l’Iran quatre ans après la révolution islamique. Fuite tumultueuse, ballotement de l’exil, mémoire de la Russie… tout se mêle : « Maman perd petit à petit la mémoire, constate-t-elle. Il n’en subsiste que des fragments qu’elle tente désespérément de recoller » : et donc, elle aussi, elle « écrit » sa mère.

Chacune de ces neuf autrices bâtit, à sa manière, un monument à la mère ou à la grand-mère, à ces génitrices irremplaçables qui ont tracé leur sillage. Comme Denitza Bantcheva, la Bulgare à qui sa mère n’a cessé de répéter de ne pas « faire comme elle », de ne pas multiplier ses erreurs, de connaître une vie neuve – une mère racontée dans Visions d’elle (éditions Do, 2021). Et Jeanne Truong la Cambodgienne trouve les mots les plus charnels pour approcher cette mémoire en perdition lorsqu’elle évoque « cet archipel de chair onctueuse qu’est ma mère [qui] a été mon doux refuge et ma paisible branche avant l’arrivée de Pol Pot », et dans l’exil parisien où le regard des autres les stigmatise, c’est, par un émouvant renversement, à sa fille de la soutenir : « Ma mère se tient à moi pour échapper aux bourrasques, comme à une grosse branche… et j’aimerais être pour elle une souche aussi paisible et onctueuse que possible ». Magnifique interversion qui, l’âge venant et la maturité ou la macération mémorieuse aidant, fait de la fille la mère. Mon enfant, ma mère…

Ce beau livre, en définitive, qu’on ne peut lire qu’en piochant aux kleenex ou en tenant son cœur à deux mains, est un grandiose « mausolée de mots ».

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