Le jour où ma grand-mère descendit mon grand-père

Les tueries de masse se succèdent aux États-Unis. Toujours suivies des mêmes deuils navrés et des mêmes incantations officielles. Les décès par arme à feu ne sont cependant, en majorité, pas dus à ces crimes spectaculaires mais à des homicides, suicides, accidents…Tous types confondus, le nombre de ces morts violentes s’élève à environ 40 000 chaque année (45 222 en 2020), mais aucune mesure n’a jamais été prise pour mettre fin à l’hécatombe. Tels sont les constats mille fois faits que reprend Paul Auster dans son dernier ouvrage, Pays de sang.


Paul Auster, Pays de sang. Photographies de Spencer Ostrander. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut. Actes Sud, 208 p., 26 €


Avions-nous besoin d’un nouveau livre sur le sujet ? Peut-être, puisque ce court essai, qui parle du rôle des armes dans l’histoire et la société américaines, nous parle aussi de leur place dans la vie personnelle de l’auteur. Peut-être, puisque, dans le but de donner un équivalent visuel au désarroi et au chagrin de la nation, il est accompagné d’une série de photographies de Spencer Ostrander représentant les lieux oubliés – églises, supermarchés, boîtes de nuit, écoles… où se sont déroulées une trentaine de tueries –, images désaffectées où ne figure aucune présence humaine (Auster les appelle des « photographies du silence »), très frappantes en ce qu’elles permettent qu’on y projette un large spectre de sentiments.

Pays de sang, de Paul Auster : de l'arme à feu en Amérique

Première église baptiste. Sutherland Springs, Texas. 5 novembre 2017. 26 morts ; 22 blessés. L’église n’ouvre plus pour les offices religieux depuis le jour de la fusillade. Le sanctuaire a été transformé en monument à la mémoire des victimes © Spencer Ostrander

Pour comprendre « la relation de l’Amérique avec les armes », Auster part d’abord de son histoire individuelle. Comme tout bon petit Américain, il a grandi en jouant au cowboy, puis, adolescent, il s’est découvert plutôt doué pour le tir mais sans jamais se sentir une quelconque attirance pour les armes. Ensuite, engagé dans la marine marchande, il a été surpris de constater combien les armes faisaient partie de l’existence de ses camarades du Sud. Dans sa famille à lui, il n’y avait jamais eu d’arme à feu, et pour cause : en 1919 – Auster l’apprend fort tard car la chose a été soigneusement cachée –, sa grand-mère a tué son grand-père, qui avait quitté le foyer familial, de deux coups de pistolet devant un de ses enfants (oncle d’Auster, donc). La violence des armes, insiste alors l’écrivain, est un phénomène qui n’enlève pas seulement la vie à une personne mais détruit tous les membres d’une famille.

Quant à l’ampleur du désastre au niveau national, signalons-le, il suffit pour en prendre la mesure de consulter sur le Net le Gun Violence Archive qui répertorie en continu (soulignons ce « en continu ») morts et blessés par balle sur le territoire américain. Ou, simplement, de se demander ce que révèle l’existence même de pareil site.

Pourtant, et on est là en terrain connu, les Américains ont un attachement viscéral aux armes à feu, liées pour eux aux origines de la nation et aux mythes qui leur sont les plus chers : virilité, self-reliance (avec l’idée que la protection de ses droits et de son « home » ne saurait être assurée par l’État mais uniquement par soi-même), etc. La NRA (National Rifle Association), principal lobby « pro-armes », n’a cessé, pour défendre le port et la possession des armes, de répéter les mêmes arguments fondés sur des notions de liberté, de respect de la Constitution (le deuxième amendement), de méfiance vis-à-vis du gouvernement et d’inquiétude face à « l’autre ». Elle a réussi à bloquer toute tentative de législation visant à un contrôle ou à une régulation grâce à ses millions de dollars (ce dont Auster, curieusement, ne parle pas) et à trois ou quatre slogans d’un écrasant faux bon sens : « Guns don’t kill people, people do », « The only thing that stops a bad guy with a gun is a good guy with a gun », etc.

Pays de sang, de Paul Auster : de l'arme à feu en Amérique

Hôtel Mandalay Bay. Paradise, Nevada, 1er octobre 2017. 61 morts ; 897 blessés (441 par balle, 456 dans le chaos qui s’est ensuivi) © Spencer Ostrander

Une fois esquissée cette vision des positions des uns et des autres sur les armes, Auster nous présente aussi une psychologie du « bad guy », assassin de masse. Il est tel que vous l’imaginiez. Puis l’auteur propose quelques mesures modestes pour contrôler la circulation d’armes, les seules à ses yeux susceptibles d’être acceptées et votées. Il enjoint également aux États-Unis d’effectuer un examen de conscience dont on conçoit mal, étant donné ce qu’il nous décrit et ses doutes sur des possibilités de réforme, comment il peut y croire lui-même : des camps irréconciliables semblent bien se faire face.

Viennent aussi, plus loin, deux pages de notes qu’a prises Auster lors d’une conversation téléphonique avec un ami, médecin aux urgences, qui lui fournit des informations sur la prise en charge des blessés par balle. La brièveté et le caractère elliptique des annotations en font un moment puissant et original de son essai.

« Ambulance – ou voiture avec un type affalé à l’arrière […]

Jambe – os évité – balle traverse – petit trou – patient renvoyé chez lui

Os touché – éclate, selon l’arme

Fusil de chasse – terrible

Carabine – terrible – destruction des tissus

Pistolets – comme des pics à glace

Ventre – trou – vérifier très vite hémorragie interne

Apparence stable ou non – teint gris/pâle – découper vêtements. »

Pour finir, dans une dernière partie, le livre propose un résumé de l’histoire des armes à feu aux États-Unis ; mais ce survol en quinze pages, des Pères pèlerins à nos jours, ne saurait être que schématique et problématique. La présentation et le résumé sensibles qu’effectue Auster de la question des armes à feu restent cependant intéressants, et les photographies de Spencer Ostrander sont, de leur côté, d’une force discrètement poignante.

Pays de sang, de Paul Auster : de l'arme à feu en Amérique

Paul Auster © Spencer Ostrander

Auster, convaincant et retenu, se laisse pourtant aller de temps à autre à un brin de grandiloquence. Ah ! « le sombre sanctuaire intime du chagrin individuel », « la chute libre dans des gouffres de chagrin insondables », « les fissures de la société américaine [qui] ne cessent de s’élargir et se changent en abîmes de vide »… La traductrice, hélas, lui gâche parfois ses effets ; ainsi, dans le paragraphe final, acmé prévisible d’émotion conclusive – l’écrivain y évoquant l’assassinat de son grand-père –, on lit : « [J]e pense surtout à la petite ville du Wisconsin où ma grand-mère descendit mon grand-père il y a cent deux ans ». Hum ! « descendit » ? Elle l’a, certes, très bien descendu.

« Buté », « zigouillé », « dézingué »… n’auraient pas été mal non plus, tant qu’on y est !


EaN a rendu compte de 4 3 2 1 et de Burning Boy, sa biographie de Stephen Crane.

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