Un humaniste d’autrefois

L’anniversaire de la mort de Stefan Zweig et de Lotte Altmann, qui se sont suicidés ensemble à Petrópolis en 1942, s’est accompagné d’un flot de livres de bonne tenue qui viennent compléter l’abondante bibliothèque en français de ce conteur hors pair. Ses œuvres proprement dites ont déjà bénéficié d’une publication dans la Pléiade, et il existe dans la « Pochothèque » une très commode édition de ses nouvelles et de ses essais en trois volumes. Son autobiographie posthume (Le monde d’hier) jouit d’une aura persistante. Et voici une nouvelle brassée d’ouvrages.


Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, Stefan Zweig. L’impossible renoncement. Fayard, 448 p., 25 €

Stefan Zweig, « J’aimerais penser que je vous manque un peu ». Lettres à Lotte, 1934-1940. Texte établi par Oliver Matuschek. Traduction de l’allemand et avant-propos par Brigitte Cain-Hérudent. Albin Michel, 400 p., 23,90 €

Stefan et Friderike Zweig, L’amour inquiet. Correspondance (1912-1942). Trad. de l’allemand par Jacques Legrand. Les Belles-Lettres, 520 p., 15,50 €

Stefan Zweig, Sigmund Freud. Traduction nouvelle intégrale, introduction et annotation par Jacques Le Rider. Les Belles Lettres, coll. « Bibliothèque allemande », 188 p., 25,50 €

Stefan Zweig, L’âme humaine. Portraits. Trad. de l’allemand par David Sanson et Guillaume Ollendorff. Bouquins, 288 p., 21 €

Stefan Zweig, Nietzsche, suivi de Nietzsche et l’ami. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 176 p., 8 €


Citons, en craignant d’être injuste : une nouvelle biographie, plus factuelle, moins empathique que celle déjà ancienne de Serge Niémetz ; la réédition des lettres souvent amères échangées entre Zweig et sa première femme, la très libre Friderike, et la correspondance, attendue, avec sa seconde femme, la discrète secrétaire, Lotte Altmann, qui ajoute de la complexité à l’image de l’écrivain. Sort également dans la collection « Bouquins » un volume d’essais sous le titre un peu fade de L’âme humaine (des portraits d’artistes, dont une très belle évocation, très autobiographique, de Cicéron face à la violence). On peut lire aussi aux éditions Albin Michel de séduisants Écrits littéraires. D’Homère à Tolstoï, traduits en virtuose par Brigitte Cain-Hérudent, ainsi que des écrits politiques d’une certaine actualité (Pas de défaite pour l’esprit libre, Albin Michel).

Stefan Zweig, un humaniste d'autrefois

Stefan Zweig (vers 1900) © CC0/WikiCommons

Quoi de plus ? Olivier Mannoni a retraduit l’essai sur Nietzsche publié en 1925 dans Le combat avec le démon et Jacques Le Rider – une signature familière aux lecteurs et amis d’En attendant Nadeau – propose quant à lui aux Belles Lettres une nouvelle traduction de l’essai sur Freud de 1931, avec des inédits, dont l’oraison funèbre devant le cercueil de Freud le 26 septembre 1939 et une recension de Malaise dans la culture.

À quoi il faudrait ajouter des lectures en public, des adaptations au cinéma ou à la scène, souvent bouleversantes, ou des documentaires, qui reviennent notamment sur le double suicide à Petrópolis, à une cinquante de kilomètres de Rio de Janeiro et bien plus loin encore de l’univers viennois décrit avec tant d’acuité par Stefan Zweig dans Le monde d’hier. Il est très symbolique que la dernière conférence de Zweig en Europe ait eu lieu à Paris au théâtre Marigny en avril 1940 avec un succès fracassant, juste avant le départ pour une tournée en Amérique du Sud où il fut accueilli comme un chef d’État, ou une star du ballon rond, dans la mélancolie d’un voyage en paquebot sans retour.

Pareille fortune éditoriale, pour justifiée qu’elle semble, ne pose-t-elle pas un problème ? Zweig lui-même s’interrogeait avec une modestie non feinte sur les raisons de ce succès planétaire, alors même que les nazis jetaient ses livres au feu. Quel écrivain de langue allemande de cette génération pourrait se vanter d’occuper une telle position dans le monde littéraire, d’obtenir une telle audience, d’incarner à ce point une époque ? Pourtant, un doute subsiste. Est-on assuré que Stefan Zweig soit un écrivain au même titre que Thomas Mann, Robert Musil ou Franz Kafka ? Ou même que son ami et compère Joseph Roth, ou que le Viennois de La ronde, Arthur Schnitzler ?

Stefan Zweig, un humaniste d'autrefois

La biographie détaillée de Pierre Vallaud et Mathilde Aycard aux éditions Fayard, en enregistrant tous les déplacements et séjours de Zweig, donne une idée précise du tourbillon angoissant dans lequel vit et voyage sans répit l’écrivain : conférences dans toutes les langues, négociations avec les éditeurs, travaux de documentation, autant de raisons de prendre le train, les paquebots et même l’avion, de parcourir l’Europe entière, de télégraphier. D’écrire des lettres. L’homme pressé… Et tout se complique quand il divorce de sa première épouse, Friderike von Winternitz. La correspondance entre la « forte femme » blessée qui avait beaucoup contribué à sa réussite matérielle et littéraire et un Zweig assez petit-bourgeois dans sa vision du couple avait été publiée par les éditions des Femmes en 1987 ; elle est reprise aux Belles Lettres, et le message reste le même.

Pour échapper au tourbillon cosmopolite, pour s’enraciner dans la culture de la Vienne impériale, Zweig a acheté en 1917 une sorte de château à Salzbourg, le Kapuzinerberg, dont il cherchera par la suite à se débarrasser. Trop de souvenirs de son premier mariage ! Quand il s’installe à Bath et engage des démarches pour que Lotte et lui deviennent sujets britanniques, sa vie ne s’apaise guère. Il est vrai qu’il s’est marié avec sa secrétaire, le 6 septembre 1939, et « quand on épouse sa secrétaire on est obligé d’écrire ses lettres à la main »… C’est une énigme que cette Lotte souriante et efficace qui accompagnera Stefan Zweig jusqu’au bout de son geste de désespoir, jusqu’au terme d’une affair pudique restée longtemps dissimulée. Quand la cordialité charmante de la relation professionnelle (saisie par le titre « J’aimerais penser que je vous manque un peu ») se transforme-t-elle en absolue passion (de sa part à elle) ? L’absence des lettres de Lotte, à quelques exceptions près, déséquilibre la relation ; en même temps, le tableau d’une banale vie de famille anglaise, un peu chaotique, à Bath, ne peut faire oublier qu’il s’agit en réalité de Juifs de Silésie en fuite.

Stefan Zweig, un humaniste d'autrefois

Les photographies de l’époque, quelles que soient les circonstances, montrent Zweig presque toujours avec tous les signes du chic anglais des années 1930, fine moustache, beau sourire un peu triste et costume de bonne coupe : Bertie Wooster… Mais certaines révèlent au contraire un être angoissé, presque en perdition, qui, comme nombre de narrateurs et de protagonistes de ses nouvelles les plus connues, doit vivre avec un « brûlant secret » et dans « la confusion des sentiments ». Amok, quel titre magnifique… avec une préface de Romain Rolland… mais d’un tragique intense, très actuel.

Le double suicide de Petrópolis garde son secret, ses « raisons » réelles nous échappent et il n’y pas lieu de spéculer. Zweig et Lotte ont trouvé un refuge dans leur fuite, quelque illusoire qu’il fût. Restent les œuvres qui lui ont apporté ce succès durable qui l’étonne et qu’il attribue à son sens de l’ellipse ; les plus célèbres sont les plus mélodramatiques (Amok, Le joueur d’échecs, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Lettre d’une inconnue). Les plus utiles, à leur manière, ont rendu service – Zweig aime rendre service, même aux ingrats – en éclairant sous une forme romanesque nombre de lecteurs, de lectrices, d’adolescents sur l’éveil de la vie sexuelle, l’Eros matutinus et la misère de la puberté à Vienne. Ne serait-ce que pour ce chapitre courageux du Monde d’hier, Zweig mérite une place à part.

Stefan Zweig, un humaniste d'autrefois

Mais il est aussi permis de penser que ce sont peut-être les essais historiques qui sont incomparables d’intelligence et de sensibilité, dans une langue qui recueille ce qu’il y a encore d’humaniste et de goethéen dans l’allemand. D’où la difficulté de la traduction de Zweig, en l’espèce exercice de haut vol.

On songe notamment aux deux essais déjà mentionnés qu’on peut lire comme deux œuvres apparentées, qui se répondent l’une à l’autre, selon un effet de miroir : le Nietzsche de 1925, traduit par Olivier Mannoni, et le Freud de 1931 dans la version nouvelle de Jacques Le Rider, présenté ici avec des inédits (l’oraison funèbre, recensions, etc.). Zweig insiste d’emblée sur l’extrême solitude de Nietzsche – il en fait même la clef de son œuvre – mais aussi sur le pessimisme foncier de Freud, notamment au moment où il débat avec Romain Rolland de « l’avenir d’une illusion » : « Éternellement emmuré dans le souterrain de son travail, il n’a vu que rarement l’autre visage, lumineux, joyeux et fervent de l’humanité, celui de la générosité, de l’insouciance, de la gaîté, de la légèreté, de l’allégresse et de la santé […] Sigmund Freud a été trop longtemps et trop intensément médecin pour ne pas considérer à la longue l’humanité elle-même comme une maladie » (« Regard panoramique à la tombée du jour »). Peut-être faut-il prendre aussi la mesure de cette discrète et rare protestation de Zweig en faveur de la « santé » nietzschéenne.


EaN a rendu compte des correspondances de Stefan Zweig avec Romain Rolland et Jean-Richard Bloch ; de L’impossible exil : Stefan Zweig et la fin du monde, de George Prochnik ; de L’esprit européen en exil, recueil d’Essais, discours, entretiens 1933-1942 ; et de la biographie d’Alzir Hella, La voix française de Stefan Zweig signée Anne-Élise Delatte.

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