Hors du temps et de l’espace

L’Occitanie, la Catalogne et bien d’autre billevesées méditerranéennes, ça n’existe pas, l’espace pas davantage, dit-on après Georges Perec ; mais c’est précisément de l’aphorisme que repartent villes et campagnes, ces lieux qui n’en finissent pas de débattre de leur non-lieu. Lluís Llach sait éminemment ce qu’est un lieu d’enfance ou d’exil. Après ses succès de chanteur, passé à l’écriture, il nous embarque dans de sombres rébus sans solution plausible. L’aléa ludique brasse des temps indéterminables et des lieux sans nom selon des jeux d’emprises logiques décomposées dans un climat de fin de partie. Ainsi avance ce « thriller médiéval », Échec au destin, d’une force jubilatoire indéniable.


Lluís Llach, Échec au destin. Trad. du catalan par Serge Mestre. Actes Sud, 304 p., 22,50 €


Des épisodes se succèdent au fil d’une vieille chanson de lettrés, une histoire possiblement occitane, à une date tiraillée entre 1200 et 1100 et de bien modernes approches. Les dialogues conduisent une intrigue à rebondissements, comme dans Lesage ou le Quichotte, mais sans tirer à la ligne. Foin des descriptions, sauf de cérémonies de gloire ; tout pétarade dans les dialogues qui mettent à nu le « je » des locuteurs, leur casuistique, l’éternelle confession catholique. Des affaires ouatées et fumeuses emplies de guerres façon médiévale pour tourismes du mois d’août se tissent de complicités occultes. Jadis et maintenant, avec ou sans couronne de carton-pâte comme sur la couverture du livre. Les passions humaines et les sexualités retorses sont d’un univers aussi vrai que celui des jeux vidéo et des séries tapageuses. De terribles ressentiments humains et de triviales permanences géopolitiques œuvrent dans un monde indécidable, sans limite ni coupure. Ils captent l’attention par des détails plus vrais que vrais, sans doute parce que l’ancien chanteur sait ce qu’est un rythme, une émotion, et que l’homme politique a connu tout ce qui est désarroi, échec, de la violence dictatoriale aux jeux de la participation politique faite d’espoirs et de retournements, auxquels il s’est également plié – brièvement, comme partis et regroupements jouent à plusieurs bandes au fil de possibilités fluctuantes.

Échec au destin, de Lluís Llach : hors du temps et de l'espace

« Sous le pont » d’Alfred Manessier (1947) © CC2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Lluís Llach a connu d’immenses succès lors des grands rassemblements des années 1970 – qui ne connaît L’Estaca, sans doute la chanson antifranquiste la plus célèbre au monde ? – et il est resté avec constance un catalaniste indépendantiste. Catalan de Gérone et de Figuères, et plus encore du village de Vergès, il a multiplié les expériences de lutte culturelle et politique trouées d’exils appelés « tourisme pour motifs politiques ». Devenu député de 2015 à 2017 (sous l’étiquette JxSi), il anima la marche vers un processus constituant, sans renoncer à ses activités de vigneron et sans abandonner sa fondation au Sénégal, qui élargit la ronde occitano-franco-catalano-espagnole. Ayant quitté la chanson en 2006, il se consacre désormais à l’écriture, en catalan, et c’est Serge Mestre qui le traduit, même si Llach est parfaitement francophone (non moins qu’occitanophone). Il semble avoir trouvé ce que peut lui donner la création littéraire, une abondance, un flux sans fin sur un rythme staccato toujours relancé, qui lui offre tout ce que s’interdit la chanson, dont l’élan prend son envol pour s’épuiser dans une prompte chute qui condense le trait.

Sa plume libérée de ces contraintes a d’abord exploré ce qui ressortit à un trajet qui se veut plus vif que désabusé. Son cheminement est marqué par un roman d’apprentissage avec retour vers la guerre civile, Les yeux fardés (trad. fr. Actes Sud, 2015), puis par un hommage aux femmes de sa lignée cognatique, Les femmes de la Principal (Actes Sud, 2017) avant de jouer le masque dans l’aventure d’un baryton, un frère aîné en miroir dans Le théâtre des merveilles (Actes Sud, 2019). Ces trames évidentes chargeaient par trop la barque du chanteur, qui garde malgré tout le goût de la complexité rusée autant que de la radicalité acérée.

Échec au destin, de Lluís Llach : hors du temps et de l'espace

Luis Llach © Peter Godry

Avec la liberté du polar déjanté, l’ordinaire de la vraie vie de tous se densifie, non de gueuseries comme dans le roman picaresque, mais des noirs desseins de rois aux puissants destriers magnifiquement caparaçonnés et de nonces habitués à commander depuis leurs somptueux carrosses. Le pouvoir et l’esprit de domination donnent la basse continue du livre ; la puissance et sa mise en scène sont l’affaire de tous. Il n’y pas que la pacotille et les oripeaux d’une société indéterminable, sans lieu ni feu, accrochée à quelques batailles décisives et d’hérétiques Albicars, comme dans une BD pour ados. Les cervelles, aussi autoritaires que bien faites, avancent selon les logiques lestées de leurs raisons autant que de leurs passions. La plus commune semble l’esprit de vengeance car l’orgueil de chacun est si prégnant qu’il traverse l’incertitude des choses. Point de résilience, de déconvenues en trahisons qui engendrent la perplexité radicale devant ce qui pourrait faire sens et alliance ; il ne reste qu’un jeu de massacre et l’envie de dézinguer son voisin, ou l’avenir de sa propre marmaille quand on n’a plus de rivaux. Dominer reste la seule question, la formule ultime, tous les autres vices, des péchés dirait-on en termes théologico-religieux, n’en formant que le cortège et les outils.

Ce « roman » désinvolte, libéré des contraintes de lieu et de temps, livre donc un cocktail incisif propre à amalgamer en un noir bilan un siècle « si chaotique qu’il ne reste plus rien » et si contemporainement brumeux que les noms énigmatiques permettent de combiner et d’imaginer toutes les accointances. Tout y passe de ce qui ferait l’archive, le conte, le mythe, la pochade, la fable ou la pirouette, avec pour trame tout ce qui fut vrai ou plausible, mais en kaléidoscope doublé ou pas de scandales sexuels tolérés ou sordides. On en arrive à penser que l’opérette de genre s’est fournie à l’Oulipo, à moins que l’Oulipo ne se fourvoie dans la complainte de ce qui fut une histoire, de ses vagues références dont on fait commerce.

Comme plus rien ne subsiste d’un espace investi affectivement, on peut se demander s’il s’agit d’un testament politique et de la macération présente d’une culture devenue le simple crépuscule d’une civilisation. Cette hypothèse ne déplairait sans doute pas à l’auteur qui n’a pas plus envie de se taire que de brider son inventivité nécessairement irrespectueuse et pleine d’un inextinguible souffle, le sien.

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