Les amis silencieux

Georges Banu (1943-2023) était un homme de l’oral. Il aimait, par-dessus tout, les rencontres, les voyages qu’elles rendaient nécessaires, les cafés qui les favorisaient.


Georges Banu, Les objets blessés. Cohen & Cohen, 102 p., 17 €


Il paraissait doué du don d’ubiquité, on le voyait ici et il était ailleurs. La veille, dans son quartier, on l’avait rencontré, et puis on recevait une carte postale, en provenance de Prague, de Bucarest ou de Kyoto. Par-dessus le marché, la carte donnait à voir, non une photo d’une de ces villes, mais son détournement, par l’art, ou la fiction, comme celle que j’avais un jour reçue de lui, et qui représentait une église magnifique au bord d’un précipice.

Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

Georges Banu © Éditions Cohen & Cohen

Ajoutons à cela qu’il ne manquait pas un spectacle, à l’étranger ou à Paris, ne refusait presque jamais d’intervenir dans un débat ou un colloque, et l’on se demande alors : quel temps lui restait-il ? Eh bien, tout simplement, celui de fréquenter les antiquaires et les brocantes, au risque de manquer le départ d’un avion ; celui de s’attarder à bavarder avec un inconnu qui avait su le retenir, de passer une nuit en compagnie d’un ami cher. Mais pas celui d’écrire. Pourtant, il écrivait, il écrivait beaucoup. Comment s’y prenait-il ? Et même, comment préparait-il ses conférences ?

Je l’avais vu souvent griffonner quelques mots sur des bouts de papier qu’il sortait de ses poches, comme au moment de ce colloque qui se tint à Paris, après la mort d’Antoine Vitez. Lorsqu’il prit la parole, il n’avait rien préparé d’autre, pourtant il fut brillant, inventif, amusant.

Ses livres (on en compte une trentaine dans sa biographie mais j’en soupçonne davantage, sans compter les articles) paraissent avoir été écrits de cette façon rapide, alors même qu’il avait un bureau pour lui tout seul dans son appartement. Et en particulier ce livre qu’il a laissé en guise d’au revoir, puisqu’il nous a quittés le 21 janvier 2023. Si Les objets blessés rassemble des fragments écrits spontanément, c’est qu’ils s’adaptent au mode de vie d’un homme très actif. Lorsqu’il rentrait chez lui, qu’il se « posait » un peu, il disposait les objets collectés dans le salon de son dernier appartement. Ce musée personnel occupait les trois quarts d’une pièce pourtant vaste, et ne laissait à son entrée, pour accueillir les visiteurs, que quelques sièges et une table ronde.

Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

« Les objets blessés » © Éditions Cohen & Cohen

On pense évidemment, devant cette collection, impressionnante par son ampleur, l’intensité de sa présence et sa beauté, aux natures mortes dans la peinture. Pourtant, elle s’en écarte, de même qu’elle s’écarte de celles des grands collectionneurs, amoureux de peinture, qui transformaient leur lieu de vie en musée permanent. Car pour Georges Banu, les objets rassemblés ne sont jamais inanimés ni forcément des objets d’art. Ils sont à part, ils sont blessés. Dès le titre, il affirme une relation particulière de lui à eux, sentimentale, et presque égalitaire : ils échangent, ils se parlent. « Nous sommes près… et nous bâtissons ensemble une communication qui nous est réservée ! Inaccessible aux autres qui ne sont pas interdits mais ne peuvent pas s’immiscer. »

C’est à partir de là que l’auteur envisage, au gré de sa mémoire, du temps dont il dispose, tout ce à quoi lui font penser les objets qui l’entourent : de quelle nature est leur blessure, quelles sont les circonstances de leur acquisition, leurs différences avec d’autres objets détériorés, les usuels, du quotidien, jetés après usage ou, au contraire, les œuvres d’art, restaurées, transformées.

Lui les souhaite telles quelles, sauf exception : un jour, pour pouvoir emporter un Christ crucifié, il fallut séparer le corps de son support. Depuis ce temps, il ne conserve que les Messies, bras écartés, sans le bois sur lequel ils étaient arrimés, torturés. Ce qui transforme leur message, les rend moins univoques : les bras appellent, plus qu’ils ne souffrent.

Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

« Les objets blessés » © Éditions Cohen & Cohen

Les objets blessés ont leur dignité : il leur manque les mains, une jambe, la tête, mais ils sont silencieux, ne se lamentent pas, « comme s’ils s’accommodaient de leur sort ». Leur mutisme suscite le besoin de savoir chez l’acquéreur, qui se transforme en enquêteur. D’où vient leur invalidité, par quel cheminement, quels détours de l’histoire, ont-ils été défigurés ou amputés ? Pourquoi moi-même, se demande-t-il, je m’intéresse à ces débris ? Parce que je leur ressemble ? Que ma vie a été, à l’image de la leur, bouleversée, souffrante ? Que les traces du temps se lisent sur mon visage ? Que leur incomplétude m’incite à inventer une totalité absente ?

Les objets rassemblés ici, avec amour, ont besoin d’être ensemble, pour se porter secours, mais aussi parce qu’ensemble ils produisent du sens. « Trouver la place juste pour “l’objet blessé” — quels sont les voisins qui rehaussent sa présence et atténuent son invalidité pour la rendre “poétique” ? C’est le travail du regard, aussi bien que de l’esprit du lieu. Travail de longue haleine… » Les séparer, c’est créer du désordre. Pourtant, le résultat de cette opération est dépourvu de perfection car les objets sont dissemblables sur trop de points. Comme chacun d’entre eux, l’abri lui-même est ébréché.

Livre-méditation, sur la perte, la détérioration, la mort. Sur l’imperfection de l’activité humaine et artistique. Antoine Vitez, avec qui Georges Banu avait longtemps travaillé au Théâtre national de Chaillot, revendiquait, dans les dernières années, le « mal-fait », pas seulement par manque de temps compte tenu de la somme de projets qu’il avait à l’esprit, mais bien par conviction. Une œuvre d’art avec des manques, ou des insuffisances, demeure ouverte, elle invite au dialogue, elle ne domine pas celui ou celle qui la reçoit. Elle peut encore se transformer, évoluer, se marier davantage aux zigzags d’une époque au lieu de demeurer figée dans l’accomplissement.

Les objets blessés, de Georges Banu : les amis silencieux

« Les objets blessés » © Éditions Cohen & Cohen

Le présent livre a des défauts dont l’auteur est conscient, sans pour autant s’en excuser. Ils font partie de sa « manière ». Reste au lecteur à s’enchanter de passages magnifiques, qui apparaissent comme des fusées : « J’aime la partie pour rêver au tout » ; à propos d’un Christ acheté, « celui que j’aime le plus porte la marque d’un incendie dans l’atelier de l’artiste et, ainsi noirci, il s’érige en figure de la souffrance »… « Le supplice du héros et celui du bois se confondent ».

À ces fragments écrits, l’auteur a joint les images des objets, des photos prises par cinq artistes, Philippe Brosse, Mircea Kantor, Mihaela Marin, Mircea Roman et Dragos Spiteru, tout simplement superbes. Bien que nommées illustrations, elles ne décorent pas : indispensables au texte, elles apportent un surcroît de beauté recueillie.

On peut se demander si Les objets blessés n’est pas un livre-testament, dans lequel son auteur a voulu se montrer lui aussi imparfait, individu blessé, mosaïque brisée, recomposée avec des manques, sinon avec des masques. Dans un livre précédent, Les récits d’Horatio, il prend le rôle du confident, et, comme l’ami d’Hamlet, il écoute les propos de ses princes de la scène, les grands metteurs en scène qu’il admira, accompagna et sur lesquels il écrivit. Non artiste lui-même, à ce qu’il affirmait avec panache, mais ami des plus grands. Avec une superbe mêlée d’humilité, il se donnait et occupait la place à part d’un spectateur rêveur et insolent, capable de passer derrière le mur du fond pour aller voir comment se fabrique un spectacle, une biographie, la réussite ou bien l’échec d’une œuvre tout entière. Depuis le 21 janvier, il n’a pas reparu, dans son grand manteau-cape, ce qui n’empêche pas qu’on croit l’apercevoir, parmi la foule, pressé, ou arrêté devant un spectacle de rue, comme s’il se refusait à s’en aller vraiment, ou comme si nous-mêmes repoussions le moment d’abandonner l’ami, devenu, à son tour, silencieux.

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