Singulier premier roman que celui de Bernardo Zannoni, jeune écrivain ligure de vingt-sept ans ! Singulier tout d’abord par sa réception : trois des plus grands prix littéraires italiens lui ont été décernés, coup sur coup, en 2022 : le prix Bagutta du premier roman, les prix Salerno et Campiello ! Singulier aussi par les commentaires critiques qui tentent de rendre compte de cette inattendue et soudaine notoriété consécutive à cette avalanche de distinctions, et qui ne proposent guère en effet qu’une paraphrase des singularités fictionnelles les plus évidentes de cet univers romanesque « en liberté » où s’ébrouent des animaux parlants.
Bernardo Zannoni, Mes désirs futiles. Trad. de l’italien par Romane Lafore. Quai Voltaire, 224 p., 22,50 €
Décrivons, platement, à notre tour ce romanesque « en liberté ». La narratrice du roman de Bernardo Zannoni, une fouine nommée Archy, naît, grandit dans des forêts enchantées, dans des tanières, dans des herbages, dans des montagnes stylisées et animées par une magie enfantine évoquant le monde de Walt Disney. Elle s’initie au métier de vivre en se trouvant confrontée, chapitre après chapitre, à l’apparition tournoyante (tantôt amicale, tantôt hostile) d’un carnaval d’animaux : cochons, blaireaux, porcs-épics, lynx, chien féroce et fidèle, bref tout un bestiaire familier. Ce bestiaire partage des traits distinctifs : chaque animal possède un nom propre, chacun est doté de la parole, la plus humblement humaine ou la plus sauvagement animale car chacun présente des propriétés spécifiques : puanteur du porc-épic, violence instinctive du lynx, férocité du cochon, etc. Chacun des faits et gestes de ces « animots » traduit, dans la vie nue, le combat pour la préservation de l’existence précaire. Leurs travaux et leurs jours sont le théâtre continu, par monts et par vaux, d’un combat fait d’amours et de haines plus ou moins impitoyables au rythme des saisons…
Archy va toutefois rencontrer un destin singulier en la personne d’un renard vieillissant, Solomon, dont elle subit d’abord la violence ; puis ce maître-renard, mythiquement sage, riche, prêteur à gages, usurier, devient l’objet d’un attachement filial de la part d’Archy lorsque, en sa qualité d’adepte (fétichiste) du Livre, il lui transmet son amour rédempteur (et angoissé) pour la religion, pour Dieu — la sauvant ainsi du monde des bêtes pour l’ouvrir au monde des êtres humains, de l’Être ! L’originalité de cette histoire réside sans doute dans les jeux lexicaux qui expriment les comportements : des termes « existentiels » comme cruauté, violence, amour, vengeance, etc. se révèlent adéquats ou inadéquats selon que le lecteur les associe à l’animalité ou au contraire à l’humanité du comportement de ces « animots ». Bien entendu, ce parcours initiatique court de la naissance à la mort d’Archy : le parcours de toute vie, dans quelque règne que ce soit !
Quant aux commentaires qui ont entouré la parution, la célébration de Mes désirs futiles, ils oscillent entre propos ontologiques sur la vie, la mort, la découverte de la transcendance et l’épiphanie du Sens, sur la fonction de l’écriture, des Écritures, pour relever la finitude humaine – bref, un entassement de lieux communs, et un aveu d’impouvoir comme le commentaire qui figure sur la quatrième de couverture de l’excellente traduction française, commentaire dû à Marco Missiroli (lui-même romancier) : « Il y a plusieurs façons de faire l’éloge d’un livre magnifique. Mais il n’en existe qu’une seule pour faire l’éloge de Mes désirs futiles : lisez-le, lisez ce roman porté par la grâce. »
Selon Missiroli, donc, tout commentaire autre que l’injonction de lecture serait… futile (le titre français traduit l’adjectif « stupido » par « futile » : le renard mourant vient de confier la rédaction du récit – idéalisé – de sa vie à Archy et dit : « Fais-le […] Ça ne cause que d’un renard et de ses désirs futiles ») ! « Futile », le commentaire ; « futile », le récit de la vie de Solomon ; « futile », enfin, le récit de sa vie par Archy.
Eh bien, cela n’est peut-être pas faux ! Ce serait une manière « d’enchantement » qui frapperait le lecteur, comme dans ce récit calvinien où un chevalier, entré dans un château, au cœur d’un bois empli de sortilèges, se découvre, comme tous les autres convives qui s’y trouvent, frappé d’aphasie… Ici, symétriquement, dans ces lieux enchantés, ce sont les animaux qui parlent et tressent une narration enchantée, d’une étonnante liberté, d’une transparente simplicité, d’une immédiateté sans la moindre réflexivité, pour raconter « la vie ». Mise en œuvre d’un art du récit liquide, impalpable, qui donne effectivement peu prise au commentaire, comme si la lecture épuisait une relation établie dans l’instant avec le kaléidoscope des perceptions, des notations rapides, des impressions visuelles, olfactives, sonores qui, le livre refermé, laissent imperceptiblement place à un silence apaisé, à une succession d’images rémanentes : souvenirs de contes, de bestiaires, bref de ce temps « où les bêtes parlaient… » : l’incipit convenu, en Italie, de l’art du conte !
J’ai fait allusion à un roman d’Italo Calvino, Le château des destins croisés, car le monde fictif de Bernardo Zannoni n’est pas sans évoquer l’art du récit de cet auteur, surtout si l’on applique à Mes désirs futiles les commentaires de… Roland Barthes lorsqu’il évoquait le « charme » d’un autre ensemble de fictions de Calvino : la trilogie de « Nos Ancêtres » (Le vicomte pourfendu, Le baron perché, Le chevalier inexistant). Barthes caractérisait, dans un entretien diffusé sur France Culture en 1978, l’art du récit calvinien comme « une mécanique du charme », établissant donc un lien entre imagination et… imaginaire mécanique. Puisque, disait-il, « Calvino […] pose une situation qui en général est, disons, irréaliste du point de vue de la vraisemblance du monde, mais seulement dans la donnée de départ, et qu’ensuite, cette situation irréaliste est développée d’une façon implacablement réaliste et implacablement logique ».
Cette analyse rend remarquablement compte de l’« andamento », du « tempo » rythmique narratif de ce premier roman de Bernardo Zannoni. Une situation de départ : des animots parlants ; puis une succession d’images de contes : enfant abandonné (c’est le cas d’Archy, rejetée par sa mère), lutte de l’enfant-fouine pour la survie, tyrannie du puissant Solomon, premiers émois amoureux, découverte de la mortalité de tout ce qui vit, etc. Ces images se développent ensuite, selon une succession, à sauts et à gambades, de péripéties reproduisant, mécaniquement, l’effet fictionnel, ludique, d’antithèse anthropologique entre comportements humains « ouverts » et pulsions animales « fermées », dans un jeu de variations infinies. De fait, ce roman – et la fouine se métamorphoserait alors en Shéhérazade – pourrait ne jamais avoir de terme : une succession des rencontres sur le chemin de la vie, se diversifiant à l’infini, mettrait alors Archy en présence, tantôt amicale, tantôt dangereuse, de la création animale tout entière !
Un chef-d’œuvre ? Sans doute pas, mais une remarquable originalité par rapport aux romans actuels, affichant souvent une volonté de description des formes de vie les plus quotidiennes : ce qui, dans une certaine mesure, est encore le cas ici, mais selon une mécanique narrative en totale liberté. Originalité dans un art de conter à l’usage de notre temps qui s’affranchit de tous les critères usuels du « roman » et qui apparaît dès lors comme l’expression même de ce qu’est, aujourd’hui plus encore que dans le passé, le « droit » absolu de l’art romanesque, celui de tout dire, de ne rien dire, de raconter n’importe quoi de n’importe quelle manière ! Et ce n’est pas là l’objet d’un dénigrement, bien au contraire – plutôt un hymne à la vie.