Croire en son fils

Le nouveau livre d’Eugène Ébodé prolonge et complète un cycle autobiographique entamé il y a vingt ans avec La transmission. Si l’écrivain camerounais livre ici un roman indéniablement africain, relatant les cérémonies traditionnelles de circoncision autant que les guerres tchadiennes, ce tendre portrait de mère le situe également dans une francophonie étendue, irréductible aux seuls auteurs du « continent noir » : à « habiller le ciel » de chatoyantes couleurs, ne prépare-t-on pas la promesse de l’aube ?


Eugène Ébodé, Habiller le ciel. Gallimard, coll. « Continents noirs », 288 p., 20 €


Après avoir donné voix à plusieurs héroïnes féminines (Rosa Parks dans La Rose dans le bus jaune en 2013, la muse Mado dans Brûlant était le regard de Picasso en 2021), Eugène Ébodé revient à la veine autobiographique qui avait marqué ses premiers pas en littérature – sous ce pseudonyme au moins, puisqu’il est aussi l’auteur d’une première œuvre signée de son nom, Jean-Jacques Nkollo, parue antérieurement aux éditions L’Harmattan (Brouillard, 1991 ; Boris et Pavlone, 1993 ; Le paysan de Tombouctou, 1994). Alors que La transmission relatait la lente agonie du père, désireux de confier à son fils, outre ses souvenirs, une ultime mission, Habiller le ciel veut être une compensation littéraire à l’absence du même fils à l’enterrement de sa mère.

Habiller le ciel, d'Eugène Ébodé : croire en son fils

Eugène Ébodé © Gallimard/Francesca Mantovani

Vingt ans après, il semble ainsi que l’auteur revienne à son point de départ, légèrement décalé et déformé par le passage du temps : à l’impératif de transmission se sont substituées l’absence avec son lot de culpabilité et l’angoisse de l’oubli. Ajoutons que le portrait de la disparue offre à Eugène Ébodé l’occasion de revenir sur des épisodes de sa biographie déjà retracés ailleurs – ainsi de son éphémère carrière de footballeur, évoquée dans La divine colère (2004). Quant aux aventures érotiques qui faisaient le sel de Silikani (2006), on en trouve le souvenir dans le personnage de la splendide Myriam, rencontrée au Tchad où le jeune Eugène espérait pouvoir passer son baccalauréat, ayant vu sa candidature à une entrée en terminale refusée au Cameroun. Le travail de deuil conduit ainsi l’écrivain à user de nouveau de ce temps singulier, inconnu des grammairiens, mais familier aux biographes et autres égotistes chevronnés : le « passé recomposé », engendré par des chronologies tumultueuses, promptes à réagencer la « hiérarchie des faits et de leur perception ».

Cette cohérence dans le cheminement littéraire de l’auteur explique sans doute la place réservée dans le texte (et dans le paratexte) au directeur de la collection « Continents noirs », à l’enseigne si facilement critiquée par ceux qui lui font grief d’une forme de ghettoïsation des auteurs francophones : le lecteur apprendra ainsi que c’est Jean-Noël Schifano lui-même qui attribua à la disparue le tendre surnom de « Mama Africa », reproduit sur le bandeau entourant le livre ainsi que sur la quatrième de couverture. Vilaria, cependant, n’est pas, à l’instar de la Kolélé du Lys et le Flamboyant d’Henri Lopes, une rivale de Myriam Makeba : si elle est capable de ravir une salle comble, c’est par ses pirouettes de danseuse bien plus que par les trémolos de sa voix. Encore sa carrière artistique se trouva-t-elle précocement interrompue par une première grossesse, ce qui n’est pas sans évoquer, là encore, les personnages croqués par Henri Lopes, du Chercheur d’Afriques (1990) à Il est déjà demain (2018) : le premier-né de Vitaria est en effet un garçon métis, fruit de ses amours avec un ingénieur français bientôt reparti pour la métropole.

Habiller le ciel, d'Eugène Ébodé : croire en son fils

Sans titre (1984) de Zao Wou-Ki © CC2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

On pourrait donc aisément inscrire l’œuvre autobiographique d’Eugène Ébodé dans une tradition littéraire africaine qui, tout en faisant la part belle à la remémoration, ne tombe pas dans la « littérature rose » que fustigeait son compatriote Mongo Béti chez le Guinéen Camara Laye. Loin de succomber à la tentation d’une peinture d’une Afrique irénique, bercée par les rires innocents des enfants, l’auteur –  qui a également signé un roman consacré au génocide rwandais (Souveraine magnifique, 2014) – décrit sans détour les conflits qui ensanglantent le continent : ainsi son projet de devenir bachelier au Tchad se trouve-t-il brutalement balayé par une nouvelle guerre, qui le précipite in extremis dans un camp de réfugiés, tandis que d’autres, plus malheureux ou plus désespérés que lui, se suspendent aux ailes des avions, espérant échapper miraculeusement au carnage.

Plus encore que d’Alain Mabanckou, qui rendait hommage, dans Lumières de Pointe-Noire, à celle qu’il appelle Maman Pauline (2011), ou de Mariama Bâ, dépeignant dans Une si longue lettre les incessants sacrifices de la mère africaine (1979), c’est pourtant d’un autre francophone, géographiquement bien plus éloigné de son Cameroun natal, qu’Eugène Ébodé se révèle le plus proche. À plusieurs reprises, les pages d’Habiller le ciel évoquent en effet celles d’un autre écrivain au double nom de plume : Romain Gary – non pas tant le Gary africain des Racines du ciel (est-ce un hasard, pourtant, que cet écho céleste d’un titre à l’autre ?) que celui de La promesse de l’aube. La danseuse malheureuse Vilaria a ainsi beaucoup en commun avec Mina, l’actrice ratée : toutes deux compensent leurs déconvenues en célébrant à outrance les talents de leur progéniture, dont les succès scolaires deviennent pour elles une intarissable source de fierté.

Aux déclarations tonitruantes de Mina font pendant, dans le roman d’Eugène Ébodé, les youyous et les danses extravagantes de Vilaria à chaque succès remporté par l’un de ses enfants. Une des pages les plus émouvantes et les plus comiques du livre dresse la liste des diplômes fièrement placardés sur le mur du salon familial, où trônent, à parts égales, « un brevet de secourisme », une « attestation de couture », « une citation à l’honneur pour bonne conduite lors d’une excursion remise à tout enfant qui avait fait dix pas sans tirer la langue et sans dire un mot en langue africaine », un « certificat de ponctualité », un baccalauréat, une licence, un contrat de publication chez Gallimard, et « une lettre du préfet des études du collège Sacré-Cœur de Makak qui félicitait Laurent d’avoir été stoïque pendant un incendie du dortoir de l’internat du collège ». Comme Mina encore, Vilaria se plaît à imaginer les destinées glorieuses promises à sa progéniture : là où la première rêve de voir Roman ambassadeur de France, la seconde se persuade que son fils André deviendra avocat.

Habiller le ciel, d'Eugène Ébodé : croire en son fils

Mais, alors que Mina en reste à la prophétie, Vilaria n’hésite pas à solliciter, pour appuyer ses vœux, l’intervention d’un marabout : une Mama Africa ne se refait pas, convaincue de « terrasser l’excès d’incrédulité et d’indolence qu’elle pourfendait en permanence par une foi excessive en la puissance indépassable des esprits ». L’histoire tourne ensuite à la farce : le marabout ne comprend pas la nature de ses ambitions et s’empresse, au grand amusement du narrateur, de lui promettre que son fils « sera le plus grand producteur des “avocats défonceurs”, ceux qui, lorsqu’ils tombent de l’arbre, creusent un trou au sol ».

Dans une tonalité plus grave, il n’est pas jusqu’à l’angoisse qui étreint brutalement le jeune Eugène dans un camp de réfugiés, à la frontière du Tchad et du Cameroun, qui ne puisse se lire à la lumière d’un souvenir de Romain Gary : s’il se convainc qu’il ne reverra plus jamais sa mère et qu’elle est morte alors qu’il était confronté à la violence des combats, n’est-ce pas par une nouvelle forme de mimétisme ? Fort heureusement, les sombres pressentiments de l’aspirant bachelier ne se réalisent pas : son retour à Douala lui permet non seulement de retrouver sa mère mais aussi d’entamer sa lente transformation en écrivain, d’abord poète et chansonnier malheureux, puis homme de théâtre sans public.

La survie de Vilaria, qui verra Eugène établi en Europe et comblé de succès, ne l’empêchera pourtant pas d’adresser à son fils des lettres posthumes, à l’instar de Mina : le roman s’achève ainsi sur une missive d’outre-monde d’autant plus émouvante qu’elle rappelle, dans ses derniers mots, l’illettrisme de son expéditrice qui jamais, de son vivant, ne trouva le temps d’apprendre à lire et qui, quand elle s’essaya à l’exercice, essuya stoïquement les moqueries de ses enfants goguenards. De ce beau portrait de mère, doublé d’un nouvel autoportrait d’Eugène Ébodé, on retiendra donc en définitive cette intrigante question : Mama Africa a beau recourir aux services de marabouts et citer des proverbes africains dans les langues locales, n’est-elle pas une mère juive comme une autre ?

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