Avers, le dernier recueil de nouvelles de J.M.G. Le Clézio, affirme avec force une position sur ce que peut ou doit faire la littérature. En le lisant, on peut s’interroger sur les choix d’un grand écrivain et la manière dont il fait de la littérature un geste profondément moral.
J. M. G. Le Clézio, Avers. Des nouvelles des indésirables. Gallimard, 224 p., 19,50 €
J.M.G. Le Clézio a toujours écrit des textes courts. On pense immédiatement à Mondo, à Printemps, au Livre des fuites aussi et, plus récemment, à Cœur brûle ou à Histoire du pied. D’autres textes, isolés, hantent la mémoire des lecteurs – Vers les icebergs ou Le jour où Beaumont fit connaissance avec sa douleur. On a lu, seul, enfant parfois, quelques-uns de ses textes comme des sortes de fables modernes – Lullaby, Gens des nuages ou Celui qui n’avait jamais vu la mer.
Ces formes brèves opèrent comme des respirations, par latence. Elles constituent, non des expériences altérées, mais des sortes de condensations, tantôt à la manière d’articulations formelles, d’autres fois parce que la vie, le réel, réclament une intervention. On peut ainsi les lire comme des instants cristallisés qui suturent une œuvre romanesque ne cessant de s’éprouver, de faire corps avec l’existence, la biographie, l’Histoire, le politique. Car l’écriture, chez Le Clézio, est un surgissement dans la vie, qui en procède et s’y inscrit, toujours en mouvement, à l’affût de ce que la fiction peut dire du monde, de la façon dont elle peut nous aider à le comprendre, à l’éprouver, et nous accompagner dans son dédale.
Pour Le Clézio, le récit, quelle que soit sa forme ou son état, s’inscrit dans la vie, comme on écrit sur le sable avec un bâton ou avec son doigt avant qu’un coup de vent n’efface ces traces fragiles ; le récit dit quelque chose de la vie, il positionne l’écrivain face au réel. Ainsi, Le Clézio semble un moraliste moderne, au sens d’une responsabilité du texte dans l’ordre du monde. C’est qu’il y a chez lui quelque chose d’une mystique sans objet, qui éprouve son incongruité dans un monde ayant transmué les besoins en états et que seule l’écriture contrecarre encore. C’est une position qu’il tient avec obstination depuis les années 1960, quelle que soit la forme d’écriture qu’il choisit – depuis les expériences assez radicales du Procès-verbal, du Livre des fuites, du Déluge, de La guerre, de La fièvre ou des Géants jusqu’aux récents Révolutions ou Alma, marqués par une fluidité romanesque rare.
On a souvent glosé le basculement de son écriture, le passage d’expériences compactes et expérimentales à une narrativité beaucoup plus claire et populaire. On y a souvent cherché une contradiction ou perçu un revirement. Rien de plus faux. Et penser cela revient à regarder le doigt de celui qui nous montre la Lune ! Car le projet de l’écrivain ne varie que très peu dans le fond. Il exprime un rapport altéré à l’environnement qui nous contient, il donne voix à des personnages comme à côté, séparés, blessés ou lucides, qui expriment un inconfort à être et une révolte face à ce qui est. Ses textes procèdent d’une indignation en même temps que d’une attitude digressive, d’un écart. Ses personnages éprouvent l’altérité, l’ailleurs, ils relèvent d’une différence.
Ce qui change au tournant des années 1980, de manière très nette, c’est l’introduction assumée du biographique, de l’expérience de soi, de sa mise en scène aussi dans des romans puissants et étrangement accessibles comme Le chercheur d’or, Onitsha, La quarantaine ou Révolutions. Et ces textes ne constituent jamais un simple et univoque retour sur soi, sa biographie, son passé au sens large. Les romans de Le Clézio font accueil à ce qui se distingue de soi, à ce qui est étranger. C’est probablement cette attention qui porte l’œuvre et l’inscrit dans une démarche cohérente et entêtée.
On a pu lui reprocher une certaine démagogie ou une bien-pensance un peu molle ou fade. Si l’on peut, au premier abord, entendre ces critiques, elles font fi à la fois des qualités littéraires d’une écriture faussement simple et accessible qui dénote une puissance de nomination qui depuis ses débuts ne fléchit absolument pas, et d’un rapport à la fiction qui oblige à l’inscrire dans le monde, comme un agissement. Car Le Clézio écrit comme on intervient, comme on tape du plat de la main sur la table. La littérature, pour lui, se doit d’intervenir dans la vie, dans le champ social, elle ordonne un rapport moral au monde. Il écrit comme on prend parti, comme on montre ce qui est relégué, comme habité de la conviction que produire de la fiction, c’est agir, que les idées qui portent les livres infusent chez ceux qui les lisent.
Beaucoup des livres de Le Clézio parlent de ceux dont on ne parle pas, qu’on ne veut pas voir, qui sont au bord du monde, qui le traversent. Il y a quelque chose de météorique et de modeste chez ces êtres qui s’incorporent à nous… C’est le garçon qui part voir la mer, « la toute petite fois » d’Adam Polo, Fintan sur le bateau, le garçon qui compte les morts de la guerre d’Algérie, l’étudiant qui cherche le Dodo… Le Clézio raconte les invisibles, ceux qu’il nomme – le mot figure dans le sous-titre du présent recueil de nouvelles, Avers – des « indésirables » et qui, aux franges de nos sociétés, survivent, passent, trouvent le courage, la témérité ou l’inconscience de résister, de fuir, de traverser.
Ce sont eux les héros des huit textes qui composent Avers – ce titre intrigant désigne le revers d’une pièce de monnaie – et qui racontent des morceaux d’existence d’êtres qui quittent quelque chose. Ce sont des enfants mexicains qui traversent la frontière vers les États-Unis par les égouts pour vivre un petit bout d’une vie de rêve, deux frères qui fuient la Syrie pour le Liban pour échapper à l’enfer de la guerre et des bombardements, un étudiant qui rencontre dans les années 1970 un homme qui se perdra dans la forêt et luttera pour les droits des Indiens face aux narcotrafiquants, un homme qui divague dans le passé de sa famille en se chantonnant à lui-même une berceuse créole, « poème qui vient du fond des âges », une femme qui observe autour d’elle le désordre de la ville et les solitudes des êtres qui y semblent égarés, fragiles, ressassant des histoires véridiques ou inventées, au bord d’un gouffre…
Certains de ces textes sont anciens, écrits au tournant du siècle, d’autres surgissent comme d’une urgence… Ils expriment tous une détresse, une colère, une violence. Ils disent l’inhumanité du monde, son aveuglement, son désordre. On y perçoit des motifs, des récurrences, et une sorte de cohérence s’instaure entre eux, comme s’ils étaient finalement écrits les uns avec les autres, dans les plis les uns des autres, sans que l’on distingue bien quoi procède de quoi. On y retrouve des tensions entre adultes et enfants, hommes et femmes, migration et sédentarité, langage articulé et babil des innocents ; des oppositions sociales, religieuses, ethniques… Il y est question de fuite, d’exil, de nostalgie, de désir, de maternité… On y fait le deuil d’un monde en même temps qu’on lutte pour en garder les traces… On lit dans les nouvelles d’Avers des fuites, des violences extrêmes, des résistances, des dominations économiques, des rapports de force dont on ne sait pas vraiment se dépêtrer.
Ces histoires tiennent par un certain souci des humbles, une fascination pour ceux qui n’abdiquent pas, tentent quelque chose. Le Clézio l’affirme clairement en choisissant pour présenter le recueil, non pas de parler du contenu du livre, mais d’affirmer une démarche. Il écrit ainsi : « Pour moi, l’écriture est avant tout un moyen d’agir, une manière de diffuser des idées. » Une position nette, claire, qui l’inscrit dans une certaine tradition – on pense immédiatement à Albert Camus – et semble, au premier abord, naïve, didactique ou anachronique. Loin de procéder d’une réduction du récit à une direction idéologique ou univoque, il faut y entendre une croyance profonde dans la nature même du récit. Le Clézio cosignait en 2007 un texte dans Le Monde qui, s’il prêtait, par bien des aspects, le flanc à la critique et provoquait un vif agacement, promouvait un « retour aux puissances d’incandescence de la littérature » et une littérature « débarrassée de l’ère du soupçon, [qui] s’empare sans complexe des ingrédients de la fiction pour ouvrir de nouvelles voies romanesques ». Il faut surtout entendre dans ce point de vue un positionnement face au romanesque, à la narrativité, une promotion d’une littérature « ouverte sur le monde ».
On retrouve l’altération qui fascine Le Clézio et que ses nouvelles mettent en scène avec une grande clarté et une réelle virtuosité formelle. On pourra les lire comme des sortes de fables minuscules, des interventions d’un écrivain qui se soucie des indésirables, des humbles, de ceux qui s’effacent ou qu’on ne voit plus. Pourtant, ces textes d’une grande simplicité de moyens peuvent (doivent) se lire comme la déclaration de cette croyance en la littérature – la dernière chose en laquelle croire, peut-être ? –, en son pouvoir, en sa nécessité impérieuse. On y entend une militance, un accueil, un refuge.
Que l’on partage ou non sa conception de la littérature ou du geste d’écrire, on y découvre une cohérence qui dépasse les apparences formelles – cette opposition erronée entre les deux grandes périodes de son œuvre – et remet au centre de l’existence la fiction. Le Clézio, dans chaque texte, répète que la littérature n’est pas un vide ou une pure forme, mais que les livres opèrent comme des luttes ou des deuils, des manières d’être dans le monde, d’y faire quelque chose, même d’infime, de résister à la passivité, de contrecarrer le réel. C’est qu’il conçoit la littérature dans une forme de responsabilité morale, non pas séparée de la vie, mais au contraire nous y inscrivant et nous obligeant à un certain regard, une certaine lucidité.