Fin du monde ou fin du mois ? Valeur travail ou « droit à la paresse » ? Intelligence artificielle ou reconfiguration du travail ? Il est peu de défis contemporains (environnementaux, économiques, technologiques, sociaux et politiques) qui n’interrogent frontalement la question du travail, de sa nature, de son organisation, de ses enjeux, de son sens et, par là, de sa centralité. L’abondante production éditoriale qui lui est consacrée vient de s’enrichir de divers ouvrages propres à nourrir quelques-uns de ces débats.
Daniel Susskind, Un monde sans travail. Comment les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle reconfigurent le marché du travail. Trad. de l’anglais par Céline Alexandre. Flammarion, 432 p., 24 €
Olivier Grenouilleau, L’invention du travail. Cerf, 296 p., 20 €
Marcel van der Linden, Travailleurs du monde. Essais pour une histoire mondiale du travail. Karthala & Re-work, 512 p., 35 €
Le livre de Daniel Susskind, économiste, enseignant à Oxford, un temps conseiller auprès du Premier ministre britannique, a été qualifié par The New York Times de « lecture obligatoire pour n’importe quel candidat à la présidence qui chercherait à penser l’économie du futur ». Ses deux premiers chapitres (« Le contexte » et « La menace ») s’inscrivent dans le droit fil des travaux de Jeremy Rifkin relatifs à la fin du travail, corollaire de la « troisième révolution industrielle » – l’édition française de La fin du travail fut préfacée par Michel Rocard (La Découverte, 1996). Selon Daniel Susskind, la croissance de l’emploi au terme du siècle dernier, une des objections formulées par certains aux théories de Rifkin, n’a été qu’un phénomène bref et conjoncturel. L’idée de « chômage technologique » popularisée par Keynes dans les années 1930 doit à l’Intelligence artificielle d’être devenue inéluctable.
Traduit de l’anglais deux ans après sa parution, Un monde sans travail prend appui sur de nombreuses études statistiques internationales et comparatives. Il dresse un état des lieux des plus récentes avancées de l’IA pour montrer que ses capacités sont moins limitées qu’on ne le pensait. Des exemples empruntés à la médecine, à l’enseignement, à la reconnaissance faciale, au tri des CV, à la conduite sans chauffeur, voire à la confession, fascinants autant que potentiellement terrifiants, montrent que ses capacités ne se limitent plus à des tâches routinières. L’IA, qui fonctionne à partir de principes qui lui sont propres et qui n’ont rien à voir avec la démarche humaine, empiète sur les tâches routinières mais également, désormais, sur des tâches cognitives et relationnelles, en affectant certaines de nos pratiques ordinaires, comme on le voit depuis peu avec le ChatGPT et les problèmes inédits qu’il soulève dans les universités.
La technologie devenue plus performante, de manière exponentielle, déborde dès lors non seulement sur nos activités manuelles mais également sur nos activités intellectuelles. Demeurée un temps une « force complémentaire » aux humains qu’elle aidait à réaliser leurs tâches, elle s’impose aujourd’hui comme une « force de substitution » conduisant les humains, remplacés par des robots, à trouver d’autres activités. En empiétant sur des tâches en nombre sans cesse accru, elle génère un « chômage frictionnel » (inadéquation entre l’offre et la demande du fait de compétences inadaptées, d’une mobilité insuffisante, d’une faible attractivité des emplois) propre à devenir structurel (« pas assez de jobs tout court »).
Le « monde qui vient », caractérisé par une croissance conjointe des richesses et des inégalités (à des rythmes différents selon les secteurs économiques, les choix nationaux, les politiques publiques et le coût de la main-d’œuvre), n’en suit pas moins une pente inexorable, requérant des réponses politiques inédites développées dans la troisième partie de l’ouvrage. Daniel Susskind en appelle à un Big State de redistribution, plus proactif et stratégique. Dans le droit fil des travaux de Thomas Piketty, il lui assigne pour première mission de trouver le moyen d’augmenter les revenus pour tous en opérant une profonde réforme de notre système fiscal dès lors que le travail, principale source de revenus pour la plupart d’entre nous, se tarit.
Divergeant désormais à divers titres de Jeremy Rifkin, Susskind récuse le principe d’un revenu de base universel auquel il substitue celui de « services de base universels » et donc gratuits (santé, éducation, culture…). Prenant également ses distances vis-à-vis de l’économie sociale et solidaire, il invite à réfléchir à des types de contributions non économiques, dont le bénévolat, et à chercher d’autres formes de reconnaissance et d’autres modalités de sens que ce que l’on obtient aujourd’hui principalement par le travail. Si nous nous dirigeons vers un monde avec moins de travail, conclut-il, nous devons penser davantage à la façon d’organiser le temps libre, en poursuivant les débats amorcés par la pandémie et en priorisant les activités que nous jugeons collectivement importantes pour nos sociétés.
Là ou Daniel Susskind nous projette ainsi dans un futur qui ne saurait être lointain, l’historien Olivier Grenouilleau balaie avec efficacité plus de deux mille ans d’histoire pour interroger sur un autre mode les appréhensions successives du sens du travail et leurs apparents retournements.
À l’heure de la « modernité », marquée par la croyance dans le progrès, la science et la raison, le travail a été perçu comme le moyen et le signe de la progressive montée en puissance vers les lumières et la civilisation, révélant l’humanité à elle-même en l’arrachant aux temps sombres de la société « primitive » et à ses affres. Mais, depuis quelques décennies, les préoccupations écologiques et environnementales, critiques de la modernité et du progrès (et absentes de l’ouvrage de Susskind), sont à l’origine d’un retournement qui remet le travail en question en regardant avec envie un passé ressemblant à un paradis perdu.
L’invention récente de la notion d’Anthropocène, qui contrevient au paradigme hérité du XIXe siècle, en constitue une expression manifeste. Certains placent ce paradis perdu avant le Néolithique – supposé marquer le début de l’enfermement volontaire de l’humanité dans un cercle vicieux et maléfique. Selon eux, l’homme vivait primitivement en harmonie avec la nature, dans un monde sans travail. À partir du Néolithique et de l’invention du « travail », il aurait acquis un pouvoir grandissant sur son environnement, jusqu’à pouvoir détruire les équilibres vitaux de la planète et menacer l’existence de l’humanité. D’autres s’imaginent que les anciens ne vivaient que de politique et souhaitent revenir à cet âge d’or. D’autres encore considèrent que le travail n’existe pas avant le XVIIIe siècle, quand ce concept abstrait se fait jour et s’autonomise au sein d’une sphère économique elle-même détachée du culturel et du politique.
Mais le travail concret préexiste à l’invention de ce concept, rappelle utilement Olivier Grenouilleau, spécialiste de l’histoire de la traite négrière et de l’esclavage, frontalement confronté par ses travaux à la question du travail. Son ouvrage, qui n’entend aucunement en retracer l’histoire technique, économique ou sociale, s’appuie sur une imposante bibliographie pour montrer comment les discours modernes et postmodernes qui viennent d’être évoqués masquent la façon dont les hommes de diverses époques ont concrètement pensé le travail, sa nature et sa signification, du Proche-Orient ancien à aujourd’hui. Pour lui restituer sa complexité, Grenouilleau réinterroge la manière dont les mythes, les philosophes et, plus généralement, la pensée occidentale s’y sont essayés en réinventant constamment le sens du travail, des mythes mésopotamiens et de la Grèce archaïque à Hannah Arendt et jusqu’aux récentes encycliques, en passant par Hésiode, Platon et Aristote, la Bible, les prophètes, les Pères de l’Église, les recombinaisons médiévales, les mutations ayant accompagné la Réforme et les Lumières, Adam Smith, les socialistes utopiques, Karl Marx, Proudhon… (certains d’entre eux sont mobilisés par Daniel Susskind à d’autres fins).
Soucieux de nuancer, sinon de balayer, des approches qui se sont imposées au fil du temps comme des données d’évidence (au premier rang desquelles la malédiction consécutive à la Chute), Olivier Grenouilleau invite le lecteur à un retour aux textes premiers, largement et utilement cités, ce qui restitue leur complexité (ces textes ont trop souvent été réduits à de courtes citations qui les ont altérés) et interroge ainsi les mots pour dire le travail avant qu’il ne se soit imposé comme concept. Membre de l’Académie catholique de France et auteur d’un ouvrage sur le christianisme et l’esclavage, il s’attache tout particulièrement à démontrer la mauvaise interprétation des textes bibliques et des Pères de l’Église, laquelle « s’est d’autant mieux imposée qu’elle a servi et sert d’alibi à ceux qui ont prétendu s’affranchir du travail pour mieux vivre de celui des autres ».
L’invention du travail s’ouvre sur le rappel de deux grands récits : l’un postule une histoire qui débute par la chute biblique (ou un équivalent profane), érige le travail en malédiction ; l’autre décrit une montée progressive vers la lumière de la civilisation. Olivier Grenouilleau montre que ces deux récits cohabitent : dans le monde des idées, l’affirmation d’un paradigme ne se traduit pas par la disparition des autres. Chaque époque a vu coexister des perceptions négatives et d’autres plus positives, qui soulignaient l’utilité économique, sociale et politique du travail et son sens, jusqu’à l’ériger en synonyme d’« art » ou d’« œuvre ». Les textes qu’il convoque, chargés d’emprunts et de croisements multiples entre le profane et le religieux, constituent une « réactualisation d’un schéma sacrificiel plus ancien, où les couples malédiction/rédemption, aliénation/libération, corruption/utilité se recombinent sans cesse », à l’origine d’une tension constitutive permanente, dont les articulations varient selon que l’analyse s’opère à l’échelle de l’individu, d’une société particulière, ou de l’humanité dans son ensemble.
Ces deux ouvrages, qui se distinguent par leur lisibilité (celui de Daniel Susskind gagnerait parfois à être plus concis), diffèrent dans leur propos comme dans leurs objectifs. À l’heure des injonctions à « travailler plus » au nom d’une « valeur travail » dont le gouvernement se réclame sans la définir, ils apportent, sur des modes assurément distincts, de précieux éléments pour aborder sur un autre mode la question de la durée du travail et de son sens, en interaction.
Dans son nouvel ouvrage, Marcel van der Linden, dont on connait le rôle éminent à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, invite à rompre avec une histoire du travail demeurée par trop européanisée et ayant les traits d’une « monade » comme avec le « nationalisme méthodologique » qui persiste à la caractériser. Dans une série d’essais qui peuvent être lus dans leur continuité ou séparément, il souligne les limites d’une « histoire universelle » reposant sur la simple juxtaposition de données nationales et plaide pour une « histoire mondialisée du travail », associant d’autres disciplines, dont l’ethnologie.
Après une réflexion sur la complexification conceptuelle qu’une telle histoire suppose, il dresse une cartographie des recherches qui s’y confrontent, s’agissant des différentes formes de mutualisme et de résistance, et propose pour finir quelques « spéculations sur l’avenir » et sur les travaux de « disciplines adjacentes ». L’ouvrage, destiné à un public de chercheurs, met à leur disposition une imposante bibliographie internationalisée et, au fil des pages, de nombreux développements sur des expériences étrangères dont il n’était pas toujours aisé d’avoir connaissance.
À l’heure où le salariat et les statuts n’en finissent plus de se décomposer en affaiblissant ce qui fut longtemps tenu pour le « noyau central » au profit de déclinaisons multiples que le syndicalisme peine à représenter, cet ouvrage, assurément exigeant, contribue à alerter sur la nécessité de repenser l’unité du travail et les modalités de résistance.