Il ne faut pas s’y tromper, le livre de Stéphane Madelrieux n’est pas une monographie commentant l’œuvre de six auteurs fameux (de Bergson à Foucault) du XXe siècle, autour du thème des expériences exceptionnelles censées donner accès à la Réalité ; il s’agit plutôt de déterminer la véritable ligne de partage de la philosophie française au temps de ce même XXe siècle.
Stéphane Madelrieux, Philosophie des expériences radicales. Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 400 p., 24 €
De même que certains historiens nous ont montré que le cœur du siècle dernier ne se comprend pas comme opposition entre totalitarisme et démocratie, mais comme effet d’un développement sans précédent de la technique, Stéphane Madelrieux nous explique que le XXe siècle ne se caractérise pas tant par l’affrontement, si bruyant qu’il fût, entre philosophie du sujet et philosophie de l’Être, mais entre « empirisme métaphysique » et « empirisme naturaliste ». Ce serait le vrai clivage philosophique, passé inaperçu, du siècle, et, qui plus est, toujours actif comme « une des grandes options de la philosophie actuelle ».
La métaphysique, pourtant moribonde, aurait trouvé moyen de créer cette division en empruntant les habits de l’empirisme pour mieux le subvertir, en allant jusqu’à usurper son nom, comme on le voit, et avec de multiples variantes : « empirisme transcendantal » , voire « positivisme transcendantal ». Feu Bernard Noël, dans une livraison récente de la revue Europe sur Georges Bataille (un de nos six auteurs), parle, lui, de « métaphysique expérimentale », mais nous trouvons également l’expression d’« empirisme radical » ; en somme, un « sur-empirisme », un « empirisme supérieur », comme chez Nietzsche la proposition d’un « hyper-christianisme ».
« Expérience », tel serait le mot salvateur. Au XVIIe siècle, il permettait aux mystiques de réarticuler de manière authentique un dire et faire chrétien mis à mal par la pluralité des Églises et la transformation de la foi en morale ; au XXe, il sauvegarderait la philosophie menacée par le « positif ». Il court en effet d’un auteur à l’autre, classés par Stéphane Madelrieux en deux groupes de trois : Bergson, Wahl et Deleuze d’un côté ; Bataille, Blanchot et Foucault de l’autre. Ce choix des « deux trios » est d’ailleurs, pour l’auteur qui nous en avertit, une taille dans une matière philosophique bien plus vaste qui pourrait comprendre une bonne partie de la phénoménologie française, l’existentialisme chrétien (l’auteur évoque la figure de Gabriel Marcel) ou pas, et même Levinas, qui, comme on le sait, « ne recule pas devant le mot empirisme » (Derrida), jusqu’à Antonin Artaud. L’objectif est de démontrer qu’il s’agit, malgré la diversité des pensées concernées que l’ouvrage respecte autant qu’il est possible, d’un même « programme », mot choisi à dessein : il ne désigne ni une école ni un courant, mais la « dynamique » d’une sorte de mission, ou, de manière plus neutre, d’un « programme de recherche », celui « de reconstruire la métaphysique en restant sur le plan d’immanence des expériences et de conserver à la philosophie un objet propre ».
Qui dit « programme » entend thèses centrales accompagnées de leurs « ceintures défensives », autrement dit de leur justification, et des preuves de leur capacité à éclairer toujours davantage de phénomènes. La distinction entre expérience ordinaire et expérience radicale sera constamment affirmée par une stratégie de « glissement »[1], selon l’expression de Bataille dans L’expérience intérieure, « du plan extérieur (objectif) à l’intériorité », qui pourrait résumer celles exposées par Stéphane Madelrieux (« déplacement/dédoublement – l’exemple le plus spectaculaire étant celui de la mort : mort phénomène naturel/mort évènement, disqualification et requalification, notamment quand une expérience-limite est « récupérée d’un point de vue empirique »). Une fois mises au jour l’unité du programme et toutes ses conséquences philosophiques, l’auteur peut recomposer l’histoire de la philosophie française dans son clivage essentiel. En bon médecin empiriste, il clôt son ouvrage en esquissant une ordonnance à délivrer dans un prochain livre. Faire droit à l’expérience, certes, mais dans le cadre d’un « empirisme naturaliste » augmenté : « redonner aujourd’hui à l’expérience sa charge critique antimétaphysique revient à déradicaliser les philosophies de l’expérience, en proposant une autre manière, non dualiste, de comprendre les expériences exceptionnelles dans leur rapport aux expériences ordinaires », « déradicaliser », se guérir des « absolus immanents de la modernité ».
Si l’on a choisi de laisser le lecteur découvrir les analyses consacrées à chacun des six auteurs, c’est pour mieux discuter (disputer) la thèse générale. D’abord, on peut la reconduire facilement à la sempiternelle opposition entre empirisme et philosophie de la conscience, car sous la critique de l’expérience, entendue dans le sens du « programme », se cache celle de la « conscience », entendue par les philosophies du sujet. Elle pourrait, ensuite, être facilement retournée contre son auteur, tant l’empirisme naturaliste étale sa métaphysique avec un bon sens innocent : la mort, un évènement naturel, quoi de plus ? S’il y a du donné, il faut bien qu’il y ait réception et ainsi de suite. Cette insistance sur l’expérience (ou sur l’« expérientiel ») en dehors de la construction d’une théorie de la connaissance a permis l’ébranlement des certitudes « métaphysiques », précisément, tenues par un positivisme triomphant et métaphysicien en diable. La philosophie du XXe siècle, loin de reconduire la métaphysique, contribuait bien plus à « remettre à plat toutes les certitudes des visions du monde et des fondations de l’ordre humain, y compris les concepts eux-mêmes de « monde » et d’ »humain » », écrivait Jean-Luc Nancy dans un article paru dans un collectif d’hommages à Gilles Deleuze (« Les différences parallèles. Deleuze et Derrida », in Deleuze épars, Hermann, 2005).
Les sciences sociales elles-mêmes, en progressant dans la réflexivité, n’en sont pas restées à une bonne et prudente épistémologie méthodologique, mais en sont venues, de proche en proche, à questionner le langage, le sujet de la science (pas seulement ses présupposés) et leurs objets. Et ce dernier point revêt une importance considérable, car l’évidence leur a été enlevée : que ce soit l’objet « nature » (voir la critique derridienne de Lévi-Strauss dans L’écriture et la différence), l’objet « histoire », « société », etc. Loin de s’échapper, comme le lui reproche Stéphane Madelrieux, la philosophie, rompant avec la « position de surplomb » (Merleau-Ponty), ne cesse, toujours insatisfaite, de se frayer un chemin vers le « monde » (« pour autant qu’il y en ait un », pour paraphraser une expression de Derrida sur l’éthique).
Comme le reconnaît Stéphane Madelrieux, il y a déjà un certain temps que l’histoire de la philosophie a pris conscience du caractère plus complexe qu’il n’y parait de l’opposition entre empirisme et idéalisme. William James, le médecin inspirant le chapitre conclusif du livre, a participé lui-même à l’élargissement de l’empirisme, mais le chemin a également été parcouru par la phénoménologie aussi bien en Allemagne qu’en France (Natalie Depraz, « L’empirisme transcendantal : de Deleuze à Husserl », Revue germanique internationale). Bien entendu, il ne s’agissait pas d’engendrer « une ontologie mixte ou hybride ». Mais « pratiquer une distinction aussi disjonctive entre l’empirique et le transcendantal relève de l’abstraction mythique voire terroriste », écrit Natalie Depraz. Ce dont témoigne Merleau-Ponty dans ses Notes de cours (Gallimard, 1996), citées d’ailleurs par l’auteur, quand il évoque la remise en cause du « sol du langage » par Mallarmé et Rimbaud et leur commun refus d’une opposition frontale entre le subjectif et l’objectif au profit de leur « implication et rapport latéral l’un dans l’autre ». Et la creative method de Francis Ponge, dans laquelle le travail de description finit par ouvrir, non sur une surréalité, mais sur une réalité inédite, pourrait être une parfaite illustration de cette implication et de ce rapport avec la factualité que la philosophie entretient.
Mais il semble que, parmi les six auteurs étudiés par Stéphane Madelrieux, deux se détachent par leur singularité : Bataille et Blanchot. Se situant sans doute dans la tradition expérientielle, ils la recomposent sur le plan de l’immanence. L’expérience radicale chez l’un et l’autre n’est pas donnée, ni ne peut être atteinte ; elle sera peut-être donnée comme une « chance » chez Bataille, mais, comme dans la réponse à Sartre, le célèbre « je n’aboutis pas », elle « n’aboutit pas », elle ouvre sur… Rien (L’expérience intérieure). En se focalisant trop sur la question de la littérature et sur le Blanchot lecteur, Stéphane Madelrieux néglige peut-être l’essentiel de la pensée de Blanchot, la « nuit » qui ne dialectise pas, irréductible ouverture sur le « rien au-delà » (L’écriture du désastre). Dans les pages centrales de « La littérature et le droit à la mort », la mort n’est pas un évènement naturel, mais l’évènement, inexpérimenté par excellence, qui donne pourtant à l’homme son propre tout en l’en désappropriant (comment faire entrer cette logique dans celle du « naturalisme » ?).
Peut-être ne faut-il pas clore trop vite, par un traitement de cheval, cette histoire affectée de « l’étrange dialogue » entre empirisme et philosophie. Des auteurs comme Natalie Depraz ou Catherine Malabou, dans leurs discussions avec les neurosciences, nous y encouragent.
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L’exemple de « mot glissant » choisi par Bataille est celui de « silence ». Curieusement, on retrouve ce même mot sous la plume de Derrida dans l’essai sur Levinas dans L’écriture et la différence qui qualifie « d’étrange dialogue entre la parole et le silence » la tentative de Levinas de dire l’autre dans la langue du logos grec.