Isabel, Francis et Alberto

Avec Trio des Ardents, Patrick Grainville nous propose une immersion dans la vie de trois peintres : Isabel Rawsthorne, Alberto Giacometti, Francis Bacon.


Patrick Grainville, Trio des Ardents. Seuil, 352 p., 21,50 €


Les précédents romans de Patrick Grainville proposaient de plonger dans l’histoire de la peinture du XXe siècle grâce au scaphandrier qu’est le corps d’un héros, vecteur de la narration, de préférence un jeune homme dont les pulsions sexuelles, les émotions, les désirs, la visée existentielle, sont des moteurs pour plonger, car plonger demande de l’énergie. On s’approchait de Picasso ou de Monet en catimini, comme déguisé dans un personnage qui était une sorte de Patrick Grainville sublimé, métamorphosé, dont les aventures nous amenaient précisément là où la vie devient incroyablement intéressante : aux alentours des grands artistes, de leurs ombres, de leurs soucis, de leurs passions.

Trio des Ardents, de Patrick Grainville : Isabel, Francis et Alberto

Patrick Grainville (2011) © Jean-Luc Bertini

Ici, nul héros, nous plongeons dans l’histoire en quelque sorte nous-mêmes. « C’est Lui, c’est nous, c’est l’homme même. C’est moi, le héros banal. Le centre de l’homme fléchi, son axe vital en pente. Homme qui marche. » Le narrateur, qui se reconnait dans l’homme sans qualités figuré par Giacometti, déshéroïsé, aura les coudées franches pour désincarcérer la femme-muse, Isabel Rawsthorne, devenue un peintre reconnu, du fatras d’influences et de rapports amoureux qu’elle a pu entretenir avec deux monstres sacrés de la peinture, Alberto Giacometti et Francis Bacon.

Isabel Rawsthorne, née en 1912 à Londres, étudie la peinture à la Royal Academy de sa ville natale avec le sculpteur Jacob Epstein avant de se rendre à Paris pour étudier à l’académie de la Grande Chaumière. Posant pour payer ses cours, Isabel devient un modèle adoré par Balthus, Derain, Picasso, et bien sûr Giacometti puis Bacon. « Elle a souffert d’un grand effacement par rapport à ses amis-amants Giacometti et Bacon », nous dit Grainville. Lorsqu’elle se rangera avec son mari, Alan Rawsthorne, dans une chaumière perdue dans la campagne de l’Essex, elle se consacrera à la peinture de paysages, de natures mortes. « La mobile Isabel aventureuse s’enracine. Le modèle de Balthus, l’amante de Bataille, cultive son jardin. » Évoquant un de ses chefs-d’œuvre, Flowerpiece, Grainville souligne à quel point « l’art d’Isabel est inclassable, sans catégorie. Isabel plus occulte, plus fine, plus latente, plus alchimique que naturaliste ». Face aux deux grands figuratifs de l’époque, Bacon et Giacometti, qui défigurent sans perdre leur motif, et auront proposé une distorsion révolutionnaire qui respecte encore le sujet, Isabel Rawsthorne, quant à elle, « diffuse, noie [le sujet] tout au bord d’une vaporisation qui ne se produit jamais ».

Détacher la vie de cette muse de sa peinture n’est pas le but de Patrick Grainville, au contraire, il aime cette confusion : si le moi personnel est distinct du moi social, selon Clément Rosset, le moi artiste, selon Grainville, serait une magnifique mayonnaise de tout ça : la vie personnelle, les amours, l’obsession de l’art, plus un quelque chose d’indéfinissable, qu’Yves Bonnefoy, écrivant sur Giacometti, appelle le frémissement de l’Être, et qu’en cuisine on appelle le liant.

Trio des Ardents, de Patrick Grainville : Isabel, Francis et Alberto

Études d’Isabel Rawsthorne, par Francis Bacon (1983) © CC2.0/cea +/Flickr

Grainville a lu tout ce qu’on pouvait lire sur la peinture, et un des aspects les plus excitants de son livre est la façon dont il met en scène ce rapport entre art et philosophie, dans de savoureux dialogues entre Picasso et Sartre : « Il n’y a pas de destin, l’existence est notre libre invention, dit Sartre », l’homme qui nous demande de ne pas être un salaud, c’est-à-dire « celui qui renonce à sa liberté et se réclame du déterminisme qui l’exonère ». Ce à quoi Picasso répond : « J’ai toujours su que j’étais un génie de la peinture, les autres l’ont toujours cru, depuis le début. Qu’y puis-je ? Je ne suis pas libre d’être un mauvais peintre ! » « Mal écrit, mal pensé ! », note Giacometti à propos des écrits de Sartre, particulièrement éreintés par Grainville dans ce roman.

« Duras reprendra ce cri lancinant. “Elle crie.” Et cela suffit. Tout le monde s’y reflète, y entend quelque chose, un spasme de douleur. Georges Bataille et l’Impossible. L’innommable. Bacon : peindre, ne jamais expliquer. Faire l’oie. J’essaie de peindre la tête telle que je la vois, dit l’autre, Alberto. Pas plus disert. Moins ils en disent, plus on renchérit d’entretiens, d’interviews, espérant dénicher la vérité, le ressort, le secret, la scène… » Pour Bacon, que son père a surpris « devant un miroir paré des sous-vêtements de la mère », la violence de l’interprétation poussée à son paroxysme l’exaspère, peut-être parce qu’il la voit comme une ingérence paternelle. « Frapper d’abord, arracher l’œil à son axe habituel », « exaspérer les nerfs, irriter la racine », « râper la sensibilité », seraient ses axes. Bacon éructe : « les philosophes et les intellectuels se servent de nous pour illustrer leurs thèses. On est la chair à canon de leurs démonstrations. Ils n’entendent rien ! ».

On pourrait imaginer que Grainville, adepte des phrases nominales, adhère aux vitesses deleuziennes. Mais Deleuze, qui a écrit sur Bacon une magnifique Logique de la sensation, en prend aussi pour son grade : « Toute la démonstration de Deleuze était fondée sur le vivant fondamental, animal, la viande opposée à toutes les organisations, toutes les figurations de la peinture traditionnelle. Mais c’en était presque idéologique, hérissé contre le vieil humanisme. Deleuze en sait théoriquement trop. Bacon n’aime pas qu’on le sache. » Dans le périmètre de Giacometti et de Bacon, la présence de l’ami Michel Leiris, dont les deux peintres auront fait le portrait, fait contraste. Michel Leiris propose une autre façon de contourner les concepts en passant par l’intimité qui brouille les cartes. Grainville célébrant la lenteur de Leiris face aux vitesses deleuziennes ? C’est étonnant pour un adepte des phrases nominales, mais en réalité le goût pour les mots chez Grainville ne se déprend pas d’un rituel de l’approche : « La phrase de Leiris, sophistiquée, dédaléenne, ralentit l’avènement des mots clés […] de sa pensée ».

Trio des Ardents, de Patrick Grainville : Isabel, Francis et Alberto

Le seul héros de ce roman serait un renard, un temps familier de l’atelier de Giacometti. Le renard, « petite bête poignante dans l’étau des hommes terribles et des fauves lâchés », échappe aux chiens qui « percent, comme on dit dans ce langage de la vénerie, ce vieux vocabulaire coloré, belliqueux ». La peinture figurative, dont Bacon et Giacometti sont deux ultimes représentants, agoniserait pour quantité de raisons. Faut-il imaginer que les concepts interprétatifs sont comme une meute lâchée sur les motifs, les sujets, et qu’ils sont coupables de cette mort de la peinture ? Le roman de Grainville le suggère, mais le danger est ailleurs. « Giacometti déclare à Yanaihara que l’âge de la peinture est bel et bien fini. Matisse lui a dit la même chose avant de mourir. Bonnard disait la même chose, en 1935. C’est une histoire de haine. Haine de l’art, haine officielle, haine d’État. Courbet l’a proclamé. Besoin de niveler les œuvres dans un dépotoir de gadgets. Tout le monde est artiste. Les profs l’enseignent, les dames patronnesses et les dames pipi : votre caca est une œuvre d’art. »

Pour l’auteur, le rapport entre l’art et l’Histoire ne passe pas forcément par la conscience, il passe par les corps, les pulsions, les sensations. Patrick Grainville cherche à restituer l’étrange étrangeté des grands chefs-d’œuvre du XXe siècle. Ses romans jouent de l’obsession de leur auteur pour le tableau, point fixe, objet circonscrit dans un cadre, en ne cessant de déployer par l’écriture, qui a le don chez Grainville de s’enflammer, sa dimension sauvage, intérieure, extérieure, hors géométrie, totalement anti « supports/surfaces » : un personnage, un tableau, la silhouette d’une femme, un geste, tout ce qui est visible, recèle une puissance, et Patrick Grainville, comme un chimiste, sait retrouver sous la poussière la vigueur du pigment original. La réalité, dont la peinture contaminée par les concepts s’est abstraite, au sens étymologique, c’est la guerre, bien sûr, mais c’est aussi la joie des corps dont Grainville sait, comme nul autre, transcrire la valeur.

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