Ils sont rares, les romans contemporains à faire du traducteur un personnage à part entière. Si une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino (retraduit par Martin Rueff en 2015), ou bien encore Après-midi d’un écrivain de Peter Handke, traduit par Georges-Arthur Goldschmidt (Gallimard, 1989), comptent parmi les plus connus. À cette short list, non exhaustive, il convient d’ajouter La mystérieuse nuance de bleu, que signe l’Écossaise Jennie Erdal (1951-2020). Gilles Robel, à qui l’on doit la traduction des Essais de David Hume (PUF, 2001), en est à la fois l’inspirateur, le narrateur et le traducteur. Expérience peu commune : son irruption dans une fiction dont il est d’abord un personnage périphérique, avant d’en gagner peu à peu le cœur battant, fait de ce dense récit une vibrante enquête sur la traduction et sa mise en abyme.
Jennie Erdal, La mystérieuse nuance de bleu. Trad. de l’anglais (Écosse) par Gilles Robel. Métailié, 384 p., 23 €
Tout commence comme chez David Lodge, avec un échange de résidence entre universitaires. Le spécialiste de Hume emménage chez un collègue d’Édimbourg auquel il a cédé son appartement parisien. Sous le ciel (anormalement) bleu d’une journée d’été écossaise, débute un récit britannique en diable dont David Hume et sa nuance bleue constituent le fil rouge. Au début, Jennie Erdal aligne les lieux communs du campus novel. Dans la très hideuse David Hume Tower, Edgar Logan, né d’un père écossais et d’une mère française, découvre les universitaires du cru, imbuvables mais avinés comme il se doit, avant de faire la connaissance de Harry Sanderson, philosophe au charisme pour le moins âpre, et de son épouse, la belle Carrie aux yeux « comme deux profonds bassins d’eau bleue ». Le premier, dont la pêche à la mouche est la seule vraie passion, finira par se suicider dans une rivière glacée, après son renvoi de l’Université à la suite d’une plainte pour harcèlement sexuel ; quant à la seconde, on imagine qu’elle refera sa vie avec le traducteur français de Hume, lequel traducteur découvre l’amour, auquel il n’entendait rien, c’est l’argument du livre, à l’occasion d’un séjour dans les Hébrides extérieures, dont Carrie est originaire.
Entamé sous le signe de l’hospitalité, de l’accueil réservé dans sa demeure à l’étranger venu de loin (l’écho à Antoine Berman est tout sauf involontaire), le roman tient, en fait, de l’auberge espagnole. Chacun y trouvera ce qu’il a amené avec soi. Pour les uns, c’est le portrait de l’atrabilaire amoureux qui retiendra l’attention. Sanderson est le personnage le moins doué qui soit pour le bonheur. Cependant, il est l’auteur d’un manuel philosophique sur la question, rédigé contre son gré, sur l’injonction de son directeur de département, inquiet de la faible productivité éditoriale de ses collègues (au passage, le roman stigmatise les ravages occasionnés par la bureaucratisation forcenée de l’université anglo-saxonne). L’essai va « cartonner », au grand dam de son auteur, plus doué pour la satire et l’autodérision que pour la quête du consensus. « Désespérément touchant » autant que dérangeant, Harry est bien plus qu’une caricature de philosophe. Profondément humain, jusque dans ses errements, tout chez lui sort des sentiers battus : sa monstrueuse incontinence verbale, son appétence pour le chaos et l’autodestruction – son aptitude, en un mot, à incarner l’esprit de contradiction. À la philosophie à coups de marteau chère à Zarathoustra, cependant, il préfère la fabrication de « mouches » plus attirantes les unes que les autres.
Brillant d’un éclat affreusement solitaire, l’astre noir attire toutefois dans son orbite Logan, notre traducteur français. Réservé, presque terne, bien qu’affecté par un récent épisode psychotique, ce dernier n’existe d’abord qu’en qualité de témoin. Avant de devenir l’ami et l’unique confident de Sanderson, qui le soupçonne pourtant d’avoir des vues sur sa jeune épouse. On n’est jamais mieux « trahi » que par un traducteur, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, le couple improbable formé par le rugueux Écossais et le Français aimable, outre qu’il perpétue l’Auld Alliance d’autrefois, illustre à merveille cette « antisyzygie calédonienne » pratiquée par James Hogg ou R.L. Stevenson (1).
Autre composante de l’auberge, l’enquête philosophique. On y apprend à démêler la « joie » du « contentement », en partant de l’eudaimonia aristotélicienne, impliquant le fait de « mener une vie régie par la raison, la vertu, par le devoir – autant de choses qui sonnent creux aujourd’hui ». La nuance bleue manquante – l’adjectif missing, désignant le manque, la perte, figure en toutes lettres dans le titre anglais de l’ouvrage – est celle qui, selon David Hume lui-même, permet à l’empiriste, pourtant dépendant de son ancrage dans l’univers des sens, d’imaginer la fameuse note bleue, qui sait ? Note de l’amour partagé par Carrie et Eddie, dans les émouvantes pages de conclusion. Note de la « vie commune », dont Hume se voulait le philosophe résolu, désireux de rédiger dans une langue claire quoique élégante, et bien décidé, pour demeurer humain, à ne plus cultiver la dépression, ou « maladie des érudits », dont il souffrit au cours de sa jeunesse.
Mais la note dominante est la traduction. Son image publique, mais aussi sa réalité intime. Les idées reçues qui circulent à son sujet, l’autrice les reprend avec gourmandise afin de les faire voler en éclats. Ainsi donc, le traducteur serait l’invité dans la maison de l’auteur, vivrait une existence « transitoire », et son travail serait condamné à demeurer « provisoire », ce qui ne peut que « déteindre » sur son caractère, créant chez lui « des bulles d’incertitudes dans d’autres domaines ». Pour parler de la traduction, ne la compare-t-on pas toujours, du reste, à d’autres activités : transplanter une créature vivante de son pays natal dans un autre pays, démonter une maison brique par brique pour la reconstruire sur un autre site, travailler à partir d’une partition en l’adaptant pour un public à chaque fois différent ?
Le « petit miracle » que recèle La mystérieuse nuance de bleu vient de sa capacité à valider ce discours-là, tout en le subvertissant subtilement. Moyennant une singulière mise en abyme. Qu’on en juge plutôt : ces réflexions sur le traduire sont traduites par Gilles Robel, le traducteur français de David Hume, ami de l’autrice, dont ce fut le dernier livre. L’ouvrage, apprend-on dans un article rédigé ad hoc, lui a été inspiré par ses sentiments d’amitié pour Robel (dont le nom rime obliquement avec Erdal), lequel est, et n’est pas, le narrateur-traducteur du roman. Exit, en tout cas, son effacement présumé, qui était aussi celui d’Erdal, d’abord comme traductrice du russe, ensuite comme prête-plume pour le compte d’un célèbre éditeur londonien (Ghosting, 2004, non traduit). Le voici en passe d’initier les histoires, de s’en faire le moteur. Un comble !
Le vertige gagne le lecteur français, en proie à un trouble que n’aurait pas renié Jorge Luis Borges. D’où la « mystérieuse » beauté des puissances mises en œuvre, chaque fois qu’une traduction advient. En imposant aux pages écrites par Hume, par Erdal, un « test de douceur », Doctor Robel et Mister Logan rétablissent la « foi » en la traduction : « la tâche était immense mais à certains moments je me sentais à la hauteur, surtout lorsque je venais de mettre la dernière main à un essai ». Ainsi, ce qui aura commencé comme une farce s’achève sur la promesse d’un don effectué aux portes de la mort : l’aveu d’une confiance inconditionnelle placée par l’écrivaine en son traducteur posthume. Reconnaissant, ce dernier saisit à son tour la morte pour la ramener au pays des vivants. Héroïque, isn’t it ?
-
L’expression « antisyzygie calédonienne » a été forgée par le critique G. Gregory Smith en 1919 en référence à l’idée de « duel des polarités au sein d’une même entité ». Cette union des contraires ou fusion des opposés serait, selon lui, une particularité de la psyché et de la littérature écossaises.