Nul homme n’est une île

De Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937), premier poète malgache d’expression française, on connaît, d’après des portraits sépia, ces « yeux graves » qui « interrogent le silence » (Armand Guibert), on se remémore le passeur de langues, ses recueils bilingues malgache-français (Presque-Songes et Traduit de la nuit, 1934) et peut-être le suicide au cyanure, relaté jusqu’aux derniers instants dans les Calepins bleus. Claire Riffard, responsable de l’équipe « Manuscrits francophones » à l’Institut des textes et manuscrits modernes, livre une biographie du poète qui, grâce à la grande variété des sources analysées et mises en relation, traque la genèse intime d’une « œuvre immense », aussi étonnamment diverse que riche de paradoxes.


Claire Riffard, Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie. CNRS, coll. « Planète libre », 368 p., 28 €


Présent dans les anthologies composées par Léon-Gontran Damas (Poètes d’expression française, 1947) et Léopold Sédar Senghor (Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, 1948), ce dernier estimant qu’il « ne vécut en définitive que pour la poésie », Jean-Joseph Rabearivelo fut aussi « diariste, épistolier, moraliste, narrateur, dramaturge, critique, passeur de langues, historien », comme le confirment les sections de l’Œuvre complète, en deux tomes et plus de trois mille pages (CNRS, 2010 et 2012). Le diagnostic de Senghor est cependant juste, qui décèle un autodidacte à la « vie extérieure terne et fertile en difficultés matérielles », réalisant pourtant le « prodige », dans le contexte étriqué de la Grande Île sous administration française, de faire du français « un instrument docile à son génie ». Élève médiocre renvoyé de l’école à treize ans, le futur poète devra se satisfaire, sa courte vie durant, de modestes métiers alimentaires, même si ceux-ci entretiennent quelque relation avec sa vocation : tour à tour dessinateur de cartons de dentelle, employé de bibliothèque puis d’imprimerie, il sollicite en vain, peu avant son suicide, le poste de fonctionnaire colonial qui aurait pu assurer à sa famille et à lui-même une plus grande stabilité matérielle.

Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie, de Claire Riffard

Portrait de Jean-Joseph Rabearivelo © CC0/WikiCommons

Sa position sociale initiale procède d’un écart extrême. L’extrait de naissance de celui qui naît Rabe mentionne une mère « dentellière » – âgée alors de dix-sept ans et qui ne cessera de soutenir son fils – et un « père inconnu ». Mais les familles de ses géniteurs appartiennent toutes deux à la plus haute aristocratie merina, pourvoyeuse de reines et de rois. L’entourage familial et amical du jeune homme mène souvent grand train, comme le donne à voir le chapitre consacré à la « famille de photographes » célèbres fréquentée par l’auteur, au sein de laquelle il prendra épouse.

Cette ascendance fournit l’une des clés (outre, comme on le verra plus loin, celle d’un positionnement politique peu commun parmi les colonisés) de la relation nourricière qu’il entretiendra avec sa langue et sa culture originelles. C’est en malgache que sont écrits de premiers poèmes et nouvelles (une activité qui sera poursuivie), tandis que le lecteur invétéré absorbe à grandes goulées Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Francis Jammes, Anna de Noailles, Chénier, le Parnasse, les symbolistes et tant d’autres. L’étude des manuscrits, depuis un poème écrit au dos d’un carton de dentelle jusqu’aux brouillons et mises au propre de la maturité, montre comment l’auteur ne cesse de parfaire son outil. Il entreprendra plus tard de traduire Valéry en malgache. Il présentera Presque-Songes et Traduit de la nuit comme « traduit[s] du hova ». En réalité, révèle-t-il à deux correspondants, le premier recueil a été écrit directement en français, puis retravaillé de manière à donner aux textes l’allure d’une traduction avant d’être finalement, de même que le recueil suivant, traduit en hova. Le second, « grâce au rythme et au nombre », doit être tenu « pour de la Poësie française ». Sans s’engager au-delà d’une double question rhétorique, la biographe suggère que cette forme de « leurre » serait un moyen de « justifier l’étrangeté des textes, tout en détournant avec élégance et malice les attendus coloniaux d’une littérature “native” ».

Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie, de Claire Riffard

Vue d’Antananarivo (d’après une photographie) à la fin du XIXe siècle, quelques années avant la naissance de Jean-Joseph Rabearivelo. Dessin publié dans « The History of Mankind », publié à Londres en 1896 par Friedrich Ratzel et Arthur John Butler © CC0/WikiCommons

Autre écart extrême : d’un côté, l’exiguïté du territoire sur lequel se déploie l’existence matérielle du poète, de l’autre, l’étendue et la variété des réseaux relationnels et amicaux que lui vaut progressivement la reconnaissance de son œuvre. Bien qu’il ait probablement tenté, sans succès, d’être invité à de grands évènements de la France coloniale en métropole, Rabearivelo n’aura quitté ni son île ni même pratiquement sa ville natale, Tananarive, alors « à l’heure européenne » et dont l’ouvrage retrace avec précision les évolutions historiques. L’ambition et l’entregent, malgré la « réserve ombrageuse » de ce dandy tropical volontiers drapé d’un lamba traditionnel, lui permettent de se composer un premier réseau local d’hommes de pouvoir et de fonctionnaires coloniaux influents, au premier rang desquels le romancier Pierre Camo. Il profite aussi du passage dans l’île d’écrivains renommés, ainsi de Pierre Benoit et de Maurice Martin du Gard (petit-cousin de l’auteur des Thibault) en 1933. Quant au cercle plus proprement amical, il comprendra le futur psychanalyste auteur d’une psychologie coloniale de la colonisation Octave Mannoni, exerçant alors comme professeur de lettres et de philosophie à Tananarive.

Les documents produits par la biographe témoignent de l’attrait irrésistible sur l’écrivain des sociabilités intellectuelles et artistes, à la source de revues littéraires et poétiques, de croisements entre les arts. Ces sociabilités diffusent bien au-delà de l’île. L’un des correspondants de Rabearivelo se nomme Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, prestigieuse revue marseillaise à laquelle le poète malgache livrera une « Lettre de Tananarive » où il chroniquera entre autres – succinctement, en deux lignes enthousiastes – Banjo de Claude McKay. Rabearivelo publie encore ses poèmes en revue à Toulouse, Bruxelles… ou dans le Forez. Presque-Songes paraît à Tananarive (avec cinq exemplaires sur papier Japon impérial), Traduit de la nuit à Tunis dans les jeunes Cahiers de Barbarie fondés par Armand Guibert.

Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie, de Claire Riffard

À Madagascar (2004) © Jean-Luc Bertini

Traitée comme un gigantesque iceberg immergé exploré à partir de rares pointes (une enveloppe timbrée, une allusion au fil des Calepins bleus ou d’une unique lettre conservée dans un fonds à Yale), la correspondance de l’écrivain révèle frayages politiques inattendus et amitiés longue-distance. Celles-ci naissent et se développent sans autre rencontre qu’épistolaire, et en deviennent peut-être d’autant plus intenses : dans l’océan Indien avec Robert-Edward Hart à Maurice, à Tanger avec Claude McKay où Rabearivelo est parvenu à obtenir son adresse, plus tard encore avec Jean Amrouche grâce à l’entremise d’Armand Guibert, et continûment avec René Maran qu’il admire et qui chronique ses publications dans La Dépêche de Toulouse. « Ce poëte lointain ne serait qu’un homme perdu sur la planète si à sa passion d’intelligence il n’ajoutait les plus rares qualités de cœur : cet isolé multiplie les appels vers les continents, jette des ponts immatériels envers d’autres créateurs », écrit avec sensibilité Armand Guibert dans un inédit manuscrit cité par Claire Riffard, qui livre d’émouvants courriers adressés à Claude McKay (il surinvestit les origines malgaches de ce dernier) et à Jean Amrouche.

La biographe rend également compte de ce qu’elle nomme prudemment les « paradoxes de la vie coloniale ». Dans ses Calepins bleus, Rabearivelo fustige une « Pôôôlitique » qu’il affecte d’exécrer, ce qui, comme on sait, constitue aussi une manière d’en faire. Alors qu’au cours des années 1930 il s’affirme comme un « poète officiel » à qui l’on commande des cantates pour les festivités coloniales locales, Rabearivelo finit aussi par se déclarer « poète royaliste », « s’affich[ant] résolument monarchiste, maurrassien et nationaliste dans sa déclinaison barrésienne », lisant L’Action française et Je suis partout comme « source d’information régulière », voyant en Maurras (à qui il a dédié un poème de Volumes) et Daudet « les plus purs fleurons de l’Intelligence française de ce siècle » (entretien dans le Colonial & Malagasy, janvier 1934), très intéressé encore, dans un rapport naturalisé à la terre, par le Félibrige et ses expérimentations.

Jean-Joseph Rabearivelo. Une biographie, de Claire Riffard

Des contemporains locaux estiment alors que l’écrivain s’est mis « à la remorque de la colonisation », voire qu’il a « mis tout son talent au service du fascisme local intégral ». Rejetant tout parti ou mouvement situé à gauche, Rabearivelo fait cependant, estime sa biographe, « du maurrassisme un usage tout personnel », surtout concerné par « la partie théorique qui a trait aux morts et à la terre », comme il l’écrit dans son journal en juillet 1934. Plus tôt, il a pourtant contribué, à l’autre bord de l’échiquier, à la Negro Anthology de Nancy Cunard, qui lui inspire une sympathie manifeste ; il s’est pris comme on l’a vu d’une forte amitié pour Claude McKay, soutient avoir entretenu une correspondance de huit ans, dont on n’a toutefois pas retrouvé trace, avec Henri Barbusse. C’est encore une amitié vraie qui le liera à son cadet de dix ans Jacques Rabemananjara, parfois qualifié de « quatrième mousquetaire » de la Négritude et figure notoire de la lutte anticoloniale.

Poète de génie, il n’est pas certain que l’homme Rabearivelo fût pleinement aimable. Du pacte avec son aînée de dix ans la poétesse Anja-Z, Douna Loup avait tiré une biofiction lyrique, L’Oragé (Mercure de France, 2015). La biographe, de son côté, évoque sobrement la mort prématurée d’Anja-Z et la rumeur qui l’accompagne, à savoir que la poétesse, enceinte des œuvres de son amant, aurait succombé à l’absorption d’une potion abortive. D’une vie sentimentale et sexuelle emplie de noms, de la longue série d’addictions, on déduit aussi l’abnégation de son épouse, Marguerite Rabako dite Mary. La « mauvaise vie » du poète forme l’une des voies probables vers le suicide programmé, tandis que se poursuit le voyage grâce aux « boutres de papier » (Calepins bleus) que sont les livres.

Faisant le tour de ce que l’on peut savoir d’un mystère, luttant contre les larges brèches infligées aux sources par le poète lui-même (il brûla de nombreux tomes des Calepins bleus) et par la gêne matérielle (bibliothèque cédée en viager à l’imprimeur puis dispersée, lettres disparues…), cette précieuse biographie nous invite ultimement à retourner à l’œuvre de Rabearivelo. Grâce au travail de Claire Riffard et de quelques autres chercheurs, cette œuvre, sous forme de manuscrits, peut par chance être consultée pour une large part et en accès ouvert à l’adresse de la bibliothèque numérique Rabearivelo.

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