Un polar de l’absurde

Le livre que publie Guillaume Contré appartient au genre du roman policier d’énigme, mais qui serait réduit à sa plus simple expression et poussé jusqu’à l’absurde. Ses motifs traditionnels et iconiques sont bien présents, mais comme usés jusqu’à leur trame ironique. Et ce qui les relie dans le roman est pour le moins sujet à caution et à interrogations.


Guillaume Contré, Palais mental. MF, 112 p., 15 €


Il y a là tous les ingrédients de la recette policière, légèrement décalés toutefois : la scène du crime dans une pièce s’ouvrant par une unique fenêtre ; un détective avec ses attributs habituels (y compris la loupe et la pipe) ; son assistant avec lequel il ne lui est pas facile de communiquer ; un brigadier qui fait le planton et qui, lui, au contraire, communique beaucoup au téléphone avec sa femme ; l’arme du crime (mais qui intéresse le détective surtout pour le vernis recouvrant le bois de son manche), plusieurs armes du crime possibles, finalement ; des empreintes digitales (dont la forme donne lieu à des réflexions quelque peu générales et oiseuses sur ce qu’est une tache). Et puis il y a un mort, enfin, bien que le mort ne soit peut-être pas tout à fait mort.

Palais mental, de Guillaume Contré : un polar de l'absurde

© CC2.0/Matt Brown/Flickr

L’incipit du roman donne le ton et le type d’incertitude à laquelle nous serons soumis : « Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir et le détective entra dans la pièce avec les yeux ouverts. » Est-ce le même, ici, qui entend et qui voit ? Il semble bien que non et que le mouvement de la phrase nous ait fait passer en un éclair d’une perception extérieure correspondant à l’arrivée du personnage à la conscience de celui-ci. Il se trouve en effet que nous serons très vite et la plupart du temps en focalisation interne, que nous verrons les choses du point de vue quelque peu embrouillé du héros. Nous sommes alors plongés dans ses pensées et tellement plongés en elles que l’intrigue du roman semble souvent disparaître, ou du moins s’éclipser, au profit du monologue intérieur qui l’habite et des incessantes digressions auxquelles il se laisse aller. Car ce détective pense, il pense énormément, se pose beaucoup de questions auxquelles il répond ou bien qu’il laisse en suspens. Il échafaude des théories qu’il s’empresse de mettre en doute, pose des hypothèses qu’il abandonne aussitôt, sa pensée avançant péniblement à coups de « ou pas » et de « à moins que », bref de sempiternels rectificatifs. Tout est à envisager toujours par la perspective de son contraire et rien ne vaut que pour être démenti.

Le plus étrange est que ce qu’il rumine ainsi concerne assez peu souvent son enquête ; il s’agit plutôt de réflexions générales, d’interrogations perplexes à propos de tout et de n’importe quoi. Ce détective est doué d’une perspicacité qui n’est pas d’abord dirigée vers ce qui l’entoure. Il est même peu observateur et assez maladroit pour un détective (il cassera sa pipe, d’ailleurs, mais cela ne l’empêchera pas de continuer à réfléchir). Pourtant, ses ruminations constituent bien une recherche de la vérité, mais celle-ci concerne la loi des choses et non l’enquête qu’il est censé mener. Est-ce là tout de même une manière de s’imprégner de la situation ? Si Maigret est un sensitif, le détective de Contré est, lui, plutôt un cérébral, certes assez stupide dans son genre, mais un cérébral tout de même, capable d’intuitions lumineuses et de troublantes découvertes. Les indices sont pour lui des occasions de penser, c’est-à-dire au fond de rêvasser et de s’échapper dans la spéculation pure où gisent des faits mentaux qui sont, autant que des indices, diversement interprétables.

Palais mental, de Guillaume Contré : un polar de l'absurde

© Jean-Luc Bertini

La méthode et le professionnalisme d’un détective réclament de lui qu’il jette le soupçon sur les apparences. Mais lorsque le soupçon est général et dominant, n’est-ce pas la réalité elle-même qui s’effondre et tombe en ruine, à l’image du sol de cette pièce jonchée de débris où se déroule le huis clos du roman ? Si le détective préfère s’interroger sur les vérités générales plutôt que sur le cas particulier de son enquête, c’est qu’il sait bien que toutes les apparences sont trompeuses, et toutes les théories délirantes. Une vérité n’est jamais définitive mais elle est elle-même l’indice qu’il y a quelque chose d’autre à découvrir derrière elle : « les vérités étaient aussi des apparences, puisqu’elles cachaient d’autres vérités plus profondes », se dit-il par exemple à lui-même dans la sorte d’interrogatoire intérieur auquel il se livre. Même une vérité générale est par définition fuyante puisqu’elle n’est attestée que par les circonstances qui l’accompagnent, lesquelles varient. Dès lors, ce n’est plus la résolution de l’enquête qui compte mais bien l’irrésolution continue de l’enquêteur qui, en s’interrogeant sur tout et en changeant perpétuellement d’avis, permet à la vérité de se dévoiler comme fausseté relative et au roman de se poursuivre.

Un meurtre a eu lieu, et c’est la réalité qui a été assassinée. Mais son cadavre bouge encore : c’est que la littérature, elle, n’est pas morte, vivant d’indécision, et il semble bien que l’on peut encore raconter une histoire dans les interstices digressifs de la narration. Pour apprécier celle-ci, il faudra accepter de suivre les méandres, les tâtonnements et les ressassements de la pensée du personnage, jusqu’au tourbillon final qui agit sur lui comme une transfiguration et vient le déposer telle une bulle de savon au centre de son palais mental. Dans cette sorte d’apothéose, la toute-puissance soudaine du détective coïncide avec la destruction de toutes les apparences. Tous les motifs du roman reviennent faire un dernier tour de piste pour se fondre en une sorte d’unité hallucinée. C’est alors que tout est résolu : flottaison et gravité, hésitation et certitude, abstraction et matérialité, vérité et illusion, vie et mort même, tous ces opposés se rejoignent et cessent d’être perçus contradictoirement.

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