Redécouvrir Danilo Kiš

En octobre 1989 mourait Danilo Kiš. Un mois plus tard, le monde qu’il avait connu, séparé par un mur à Berlin, disparaissait. Quelques années plus tard, c’est la fédération de Yougoslavie, son pays, qui éclatait en diverses nations ; elles vivent tant bien que mal leur indépendance. L’œuvre de Danilo Kiš est ancrée dans l’Histoire. Extrait de naissance, la biographie de Mark Thompson qui, au bout de dix ans, paraît en français raconte qui était cet écrivain souvent donné pour lauréat du Nobel, largement reconnu par ses pairs, peu soutenu par ses éditeurs.


Mark Thompson, Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš. Trad. de l’anglais par Pascale Delpech. Noir sur Blanc, 600 p., 26 €


Il faut en effet le dire d’emblée : ni Gallimard, son premier éditeur, ni Fayard, qui a publié ses essais, n’ont accepté de publier cette belle biographie. Le premier, détenteur des droits pour tous les textes de fiction, n’a jamais daigné publier Kiš en « Quarto » et néglige de le rééditer de façon régulière. L’influence de l’écrivain n’est pourtant pas mineure. De nombreux auteurs se réclament de lui, d’Aleksandar Hemon à William Vollmann (qui lui dédie Central Europe) en passant par Antonio Muñoz Molina. On lira le numéro de septembre 2021 de L’Atelier du roman pour s’en rendre compte. Et que dire de ses contemporains qui, dans les années 1980, l’avaient considéré comme l’un des grands de ce demi-siècle ? Parmi eux, Susan Sontag, Salman Rushdie, Nadine Gordimer, Milan Kundera, ce dernier le qualifiant de « grand et invisible ». Arrêtons-là et voyons ce qui justifie de tels éloges.

Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš, de Mark Thompson

Danilo Kiš (années 1980) et un de ses manuscrits © Archives personnelles

Mark Thompson choisit un parti pris original et « créatif ». Il appuie les 600 pages de son ouvrage sur un « Extrait de naissance » écrit par Kiš pour son éditeur aux États-Unis. Outre ce fil que l’on suit jusqu’au bout du livre, on lit des « Interludes » consacrés aux livres de fiction de Kiš, à commencer par La mansarde et Psaume 44. Thompson joue quelquefois sur la forme : lorsqu’il évoque Sablier, il mime le roman par sa numérotation des fragments.

Quant au choix de l’« Extrait de naissance », il n’a rien de fortuit et prend appui sur une conviction de l’écrivain : « Toute biographie, et surtout la biographie d’un écrivain, tient nécessairement du réductionnisme si elle ne connaît pas la grâce d’être mise en forme ». Chose accomplie avec cette « courte autobiographie » que l’on peut lire en intégralité au début du livre. Elle est remplie d’ellipses, et de détails moins incongrus qu’il n’y parait. L’écrivain commence par une phrase dont le biographe reprend le premier terme, « Mon père ». Et la première phrase donne le la : « Son père fut pour Kiš ce que Dublin fut pour Joyce, le courage pour Hemingway ou l’exil pour Nabokov : une incitation à l’écriture, et souvent son sujet ». Joyce, courage, exil : ces trois noms sont également des clés pour saisir qui il était. L’œuvre de Joyce a été l’une de ses inspirations. Bloom, héros d’Ulysse, tient son nom de Rudolph Virág (« fleur », en hongrois), son père, né dans la même bourgade qu’Eduard Kiš, le père de Danilo. La littérature et la vie se confondent déjà.

Le courage a été l’une de ses principales qualités dans l’adversité, et notamment quand Un tombeau pour Boris Davidovitch lui a valu critiques, attaques et polémiques. Kiš a su y répondre dans La leçon d’anatomie, leçon de littérature dans laquelle il défend pied à pied la fiction, ses droits et ses devoirs. Courage aussi dans une vie faite d’une solitude et d’une pauvreté (relative) assumées.

Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš, de Mark Thompson

Danilo Kiš (1989) © CC3.0/WikiCommons

L’exil, Kiš l’a vécu, souvent pour le meilleur. Cette situation a fait de lui l’écrivain universel qu’il est, ainsi qu’un très grand traducteur. Pour ne s’en tenir qu’à un nom français, il a traduit Raymond Queneau et ses Exercices de style. Cette traduction joue un rôle moteur dans son travail d’écrivain. Queneau joue sur les registres de langue, son traducteur reprend dans sa langue les styles et argots serbes et monténégrins. Si sa langue « paternelle » est le hongrois, ce n’est qu’au Monténégro qu’il a appris sa langue maternelle. Laquelle venait de loin : un ancêtre de sa mère, Milica, avait combattu les Turcs, d’abord avec l’épée puis avec la plume.

Kiš ne se laisse toutefois pas enfermer dans ce territoire balkanique. Il se veut écrivain de stature mondiale ; il l’est comme le fut Hermann Broch, qui ne voulait pas rester un romancier autrichien, comparable à Schnitzler ou Zweig : ses contemporains sont Gide et Joyce. Plus tard, Kundera se voudra l’héritier de Rabelais et de Cervantès, même s’il se sent très proche de Kafka et de Hašek. Citons Kiš : « Ce que je déteste le plus, c’est la littérature qui se veut minoritaire, de n’importe quelle minorité. Politique, ethnique, sexuelle. La littérature est une et indivisible. Bonne ou mauvaise. » Il y voit un « bastion du bon sens » et Rabelais est son modèle : « Tout était dans Rabelais : la langue, le jeu, l’ironie, l’érotisme et même le fameux engagement. […] Après, tout s’est éparpillé. Ici le jeu, là l’engagement, ici l’écriture, là l’érotisme. » Le présent, hélas, lui donne souvent raison.

Le biographe ne s’attarde que rarement sur les questions privées, intimes. Il n’en retient que ce qui mérite d’être relaté : ce qui unit Kiš à Mirjana, son épouse rencontrée quand il est très jeune, son soutien à travers les épreuves rencontrées, et ce qui le liera à Pascale Delpech, sa compagne et sa traductrice depuis leur rencontre à Bordeaux où elle étudie le russe. Pour le reste, peu de chose, pas de révélations. Kiš déteste les mondanités, les ragots et l’entre-soi asphyxiant. Homme d’une grande simplicité, il aime faire de la musique, il aime la fête et le partage entre amis.

Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš, de Mark Thompson

Danilo Kiš (années 1960) © Archives personnelles

L’ouvrage de Thompson met surtout en relief l’Histoire et la géographie, la singularité d’une œuvre, son contexte et ses racines. L’Histoire commence en 1935 mais elle prend un tour tragique vers 1942 quand les persécutions antisémites prennent de l’ampleur. Eduard M. Kiš, le père, homme de santé mentale fragile, tente de survivre. Il a échappé de peu aux massacres perpétrés par les nazis et leurs séides à Novi Sad. Il sera enfermé dans un camp puis déporté à Auschwitz. L’orphelin et sa sœur, baptisés selon le rite orthodoxe par la mère native du Monténégro, partent pour Cetinje. L’enfant sauve un objet lors de son départ : « Le fait que mon père ait été l’auteur d’un Indicateur yougoslave national et international des transports n’est pas étranger à mon rapport à la littérature : cela constitue pour moi un véritable héritage cosmopolite et littéraire ». On trouvera la trace de cet ouvrage dans Jardin, cendre. Les pages consacrées à cette « poubelle des villes et du monde », cette « sorte de Kabbale », font partie des plus belles énumérations : une des plus magiques qui soient, si l’on ose cet adjectif.

Un autre document authentique sert de clé à un roman : c’est une lettre écrite par le père, lettre souvent vindicative, parfois énigmatique, qu’il adresse à un membre de sa famille pour faire le point. Cette lettre conclut et éclaire Sablier, le roman le plus complexe de son auteur, au sens où le Nouveau Roman dans ce qu’il a de plus austère s’y marie avec ce qu’il y a de balkanique ou de centre-européen, et avec ce souci permanent chez Kiš du document authentique ou authentiquement fabriqué. Parmi ses auteurs de chevet, Kafka et Bruno Schulz le quittent peu. Non qu’il soit simplement héritier, mais il forge son style dans ce monde-là, comme il le bâtit dans son exil français. Si à Strasbourg il est encore le traducteur que l’on a évoqué, il écrit à Bordeaux et à Paris, lieux successifs de son exil.

Le hongrois et le serbo-croate sont ses langues : l’une est celle de la persécution, l’autre, entièrement apprise, celle de l’écriture. Son territoire est la Pannonie. Ce nom renvoie à l’époque de l’Empire romain, et désigne une frange territoriale qui couvrait divers espaces, dont une partie de la Slovénie, la Croatie, la Hongrie actuelles. Kiš choisit ce mot, quand il ne parle pas, pour ses interlocuteurs ignorants d’« Africa centrale ». Qui, en effet, connaissait ces pays « exotiques », avant qu’en 1992 l’on entende parler de Vukovar ou de Sarajevo, villes martyres ? Et qui a lu Krleža ou Andrić, maitres du jeune écrivain ?

Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš, de Mark Thompson

Ne pas nommer, du moins jamais de façon directe. Malgré ce qu’il a vécu enfant, et dont on trouve les grandes lignes dans Chagrins précoces comme dans les deux autres romans du Cirque de famille, Kiš n’est pas et ne veut pas être un écrivain de la Shoah. Le mot même n’apparaît jamais. Quand il faut décrire le tourment d’Eduard Sam, un tournesol à la boutonnière ou une fleur jaune cachée au revers d’une veste suffit pour désigner ce que l’on devine. Jamais de lyrisme dans ce qu’il peut avoir de dégoulinant, de trop facile. L’écrivain s’adresse « aux enfants et aux raffinés », c’est l’exergue de Chagrins précoces, mais il compte sur un lecteur prêt à l’accompagner plus qu’à le suivre. L’Histoire ne s’arrête pas en 1944 avec la disparition du père ; elle commence bien avant avec les inquisitions, procès et autres terreurs qui la ponctuent.

Un tombeau pour Boris Davidovitch nait peut-être à Bordeaux, vers 1970, d’une colère. Kiš est alors assistant de langue à l’université. Il doit répondre à des étudiants gauchistes qui vénèrent la liste commençant par Marx et s’achevant par Mao, avec étape à Staline. On la connaît. On sait aussi quels ravages elle exerce, sur quel déni elle fleurit. Cette jeunesse-là n’a pas lu Chalamov (pourtant édité depuis longtemps par Maurice Nadeau) et ne croit pas en ce qu’explique Soljénitsyne dans son Archipel du Goulag, paru depuis peu. Kiš écrit son recueil de nouvelles ou plutôt sa variation sur le thème du crime. Ses biographies imaginaires-réelles prennent appui sur des témoignages, notamment celui de Karlo Štajner, 7 000 jours en Sibérie. « Je voulais, à la suite des témoignages […] que nous ont donnés Soljénitsyne, Štajner et d’autres, essayer de tailler dans ce matériau de la vraie littérature. L’essentiel était de trouver comment le faire, malgré la stupéfaction suscitée, pour la millième fois, par les faits », explique Kiš. Ce ne sera pas par l’analyse psychologique, et encore moins à travers un narrateur omniscient. L’œuvre doit en revanche beaucoup à l’Histoire de l’infamie de Borges. La même densité, la même précision, ainsi que l’humour, la distance ironique, président aux deux livres. Kiš reproche seulement à son contemporain argentin d’avoir choisi pour héros des voyous, de petites frappes ou des assassins sans envergure. L’infamie du XXe siècle, c’est la persécution stalinienne et nul n’en disconviendra aujourd’hui, à l’heure des tortures, des crimes et des déportations d’enfants d’Ukraine vers la Russie. La même mécanique est à l’œuvre. Davantage exposée aux yeux du monde.

Extrait de naissance. L’histoire de Danilo Kiš, de Mark Thompson

Remise du sixième Prix de l’Association des communautés juives de Yougoslavie, le 25 novembre 1960, en présence d’écrivains récompensés, dont Danilo Kiš (troisième en partant de la droite, en retrait) et de membre du jury © CC4.0/WikiCommons

Mark Thompson montre les effets de ce livre, sans doute le plus connu et le plus lu de son auteur. En Yougoslavie (doit-on dire en Serbie ?), les attaques sont incessantes, ouvertes ou sournoises. Kiš est un cosmopolite. Chacun sait ce que les staliniens et leurs épigones font de ce mot. Des amis de l’écrivain le trahissent, des politiciens s’en mêlent. Kiš répond par la littérature. Il ne sera jamais un proscrit dans son pays d’origine mais l’essentiel se passera ailleurs.

Sa vie durant, Kiš a oscillé entre les deux pôles, celui du père, Luftmensch (« rêveur » en yiddish) qui avait disparu (et qui n’était pas mort, précisait-il) à Auschwitz, et celui de la mère, décédée quand il avait seize ans. Il était attaché aux deux par ce qu’ils incarnaient quant à la littérature : « de ma mère j’ai hérité un penchant pour les récits qui combinent faits et légendes, et de mon père le pathos et l’ironie ». Toute son œuvre est imprégnée de cet héritage complexe, presque contradictoire. Chaque livre est différent du précédent et l’on sait que le livre qu’il préparait était des plus ambitieux, exigeait une longue élaboration que la maladie entravait. Il a vu paraître L’Encyclopédie des morts, une sorte de sommet. Pourtant, cela n’a pas été son recueil le mieux reçu par le public. Peut-être parce qu’on en était resté à l’enfant qu’il avait été, et dont le premier poème portait sur la faim et sur l’amour : ce dont on ne peut se passer, et à quoi il donnait tout son sens dans ses livres.

L’œuvre de Kiš reste à découvrir, et quiconque veut comprendre mieux encore ce qu’il pensait juste trouvera dans ses « Conseils à un jeune écrivain » de quoi le nourrir. Il y aurait beaucoup à en dire, aujourd’hui encore.

Tous les articles du numéro 169 d’En attendant Nadeau