L’homme qui n’est personne

Un livreur à vélo parfaitement ubérisé se retrouve, à l’occasion d’un accident, « client mystère », donc évaluateur de n’importe quelle activité, faux client mais vrai contrôleur des travaux finis. Spectaculaire et inquiétant, le premier roman de Mathieu Lauverjat a pour narrateur un personnage kafkaïen au XXIe siècle : non plus victime désorientée mais criminel inconscient, qui subit en faisant subir.


Mathieu Lauverjat, Client mystère. Scribes, 240 p., 19,50 €


Client mystère passe en revue, d’un bout à l’autre de la France, une société tournée vers les petites déconvenues, en quête d’une « satisfaction » consumériste nichée dans les détails qui dissimule une insatisfaction sociale générale. Le narrateur, jamais nommé, est un pion parmi d’autres. Ce « client mystère » note, à leur insu, les prestations de centaines de travailleurs. D’abord gêné par le comportement peu naturel que son travail requiert, il prend bientôt le pli, se débarrasse des dernières « questions métaphysiques » qui le taraudaient et les remplace par celles du scénario à suivre : « Avez-vous ce shampoing-là, mais en soixante pour cent d’extraits d’aloe vera ? » Devenu l’incarnation d’une menace diffuse, un homme invisible – « M’affranchissais-je de mon propre corps ? » –, il se coupe de l’humanité, s’isole en se plaçant en surplomb.

Client mystère, de Mathieu Lauverjat : l'homme qui n'est personne

À Paris © Jean-Luc Bertini

Dans les premières pages, pourtant, le narrateur avait commencé comme livreur à vélo, il courait tous les dangers pour arriver au plus vite à chaque domicile, jusqu’au prévisible accident. Mis « hors-jeu » par l’algorithme de l’application, le voilà, sans qualifications, à la recherche d’autres sources de revenus. Passer de celui qui est noté à celui qui note s’apparente pour lui à un changement d’état radical, une « mue », une trahison. Il y trouve son compte, persuadé d’échapper à l’ubérisation dans les entrailles de laquelle la lectrice l’observe s’enfoncer plus avant.

S’ensuivent de nombreuses pages virtuoses, Mathieu Lauverjat compilant jusqu’au vertige une infinité de situations tragicomiques où le client mystère agit : « Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport » ; « De l’hygiène à l’accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing ». Comme sur la couverture du livre, la consommation étend ses tentacules, elle tapisse tous les domaines de la vie et poursuit une logique d’expansion qui entraîne le narrateur toujours plus loin, à sillonner le pays dans des missions itinérantes de plusieurs semaines – pour quelques euros.

Au fur et à mesure que s’accumulent ces bribes infimes, sans aucune hiérarchie, le court-termisme l’emporte, les œillères tombent. La littérature a su reproduire cette concentration du regard sur les détails du consumérisme, faisant oublier les tares de son contexte. Le narrateur aliéné observe ainsi le réel le plus proche jusqu’à ne plus le comprendre. Cela se traduit en une inquiétante poésie : « Derrière le lit de pierre au centre duquel nous galopons, la fixité d’une fine tranchée d’herbe morte donne l’illusion d’un paysage convexe. » Hypnotisé, il lui faut frôler la mort pour se décider à changer de voie.

Client mystère, de Mathieu Lauverjat : l'homme qui n'est personne

© CC2.0/Simon Shek

Client mystère fait entrer le romanesque là où on ne l’attendait plus, en progressant crescendo vers le cauchemar. Au début, le narrateur se tient à la frontière du virtuel et du réel, dans un mélange que synthétise cette phrase fascinante parmi d’autres : « j’acceptais les cookies, re-CAPTCHA, je n’étais pas un robot, j’avais lu et accepté toutes les conditions et trois, quatre clics plus tard, j’étais bienvenu à bord ». Il enregistre ses notations en ligne, déconnecté des conséquences de ses actions. La deuxième moitié du roman fonctionne comme l’envers physique de la première, culminant en un rapport de force mis à nu, un face-à-face tout ce qu’il y a de plus concret, une violence archaïque.

Voici donc un roman pour le XXIe siècle. Un personnage qui n’a pas d’histoire, un homme isolé, incapable de se lier, d’appartenir à un mouvement, sacrifié d’emblée. « J’étais tout à la fois tout le monde et plus personne. » Un réceptacle, une coquille vide qui n’a pas la force, ni le temps, de réfléchir à son état, mais qui se montre prêt à absorber autant les termes de sa supérieure (« cela ne m’avait sans doute pas échappé, nous vivions une situation économique inédite et dans ces circonstances exceptionnelles, le client souhaitait – à bon droit – mieux comprendre l’usage des offres actuelles ») que ceux d’un journal de gauche à propos des conséquences de son travail (« Car Fabrice Ravier n’était pas un cas isolé mais une victime de plus d’un management moyenâgeux »).

Le vrai mystère du livre, à son acmé, c’est donc la responsabilité. Le narrateur est envoyé dans ces missions qui s’avèrent meurtrières, mais est-il vraiment l’assassin ? Il finit par endurer les revers de ses actes, mais ne sont-ils que les siens ? Dans ce réseau patiemment mis en place par Mathieu Lauverjat, tous sont coupables, et personne ne l’est. Il y a dix ans, Les renards pâles de Yannick Haenel faisait pressentir des remous révolutionnaires. Aujourd’hui, le roman français façon Client mystère diffuse plutôt un pessimisme trouble et vaste, représente l’impuissance et suscite des effrois complotistes.

Client mystère, de Mathieu Lauverjat : l'homme qui n'est personne

À y regarder de plus près, c’est dans la langue ouvragée de Mathieu Lauverjat que l’on trouve les traces de cette lutte qui manque à la narration. À un premier niveau, les mots du néo-libéralisme, des applis, des start-ups, de la consommation (« l’innovation disruptive », « le chaordre », « j’étais venu comme j’étais »), qui deviennent progressivement illisibles, comme promis à l’obsolescence. À un deuxième niveau, les périphrases systématiques qu’emploie le narrateur, épousant le stratagème de la novlangue : dire la même chose autrement, « entonnoir à décibels » plutôt que téléphone. À ces deux strates s’en mêle une troisième, châtiée, vieillotte, trop écrite pour le niveau social du personnage (« victuaille », « mon corps commençait à flétrir », « avant que je ne sonnasse », « sans vergogne »), et qui consacre l’apparition du féodal dans ce texte comme dans la société ubérisée.

En convoquant ce champ de bataille linguistique, Mathieu Lauverjat rappelle Sandra Lucbert dans Personne ne sort les fusils, sur les procès Télécom et la dimension langagière de toute domination. De la même façon, il lui suffit d’une poignée de mots, in extremis, pour ouvrir un fragile possible : « je me dis que les choses se seraient passées autrement ». Comme un ultime vertige dans le roman d’une déshumanisation.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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