Le parti pris des choses

Si les objets prennent soin de nous, nous devons aussi prendre soin d’eux : les sociologues Jérôme Denis et David Pointille explorent la notion de maintenance (à distinguer de la réparation) et défrichent un pan obscur de notre humanité et de notre quotidienneté.


Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses. Politiques de la maintenance. La Découverte, 400 p., 23 €


La maintenance n’en finit pas parce que le monde n’en finit pas et que ses consistances ne sont que provisoires. Or nous avons besoin de cette consistance puisque nous sommes parmi les mammifères les plus vulnérables : « singes nus », qui plus est nés prématurément. Notre précarité ontologique nous rend dépendants des soins des autres et de l’institution familiale, quelles qu’en puissent être les structures. Depuis la hutte du temps jadis jusqu’à nos cités tentaculaires, nous vivons sous la protection d’objets et d’artefacts, assistés plus récemment par des machines digitales, souvent il est vrai à notre corps défendant et non sans que nous en mesurions les nuisances.

Le soin des choses, de Jérôme Denis et David Pontille : "maintenir"

Mais ces objets qui nous entretiennent, nous prolongent, nous remplacent, ont aussi besoin de soin. Nous l’ignorons souvent, parce que cette maintenance est invisibilisée par des procédures économiques d’externalisation comme c’est de plus en plus le cas dans les moindres activités de nettoyage ou d’entretien, ou parce que ces activités sont tellement naturalisées, banalisées dans notre quotidien qu’elles nous échappent par une inadvertance que l’on pourrait dire fautive. Alors que la fabrication elle-même apparait aujourd’hui comme une activité périphérique – ne rêvait-on pas il y a peu d’entreprises sans usines ? –, ces mêmes entreprises ont depuis longtemps fragmenté, divisé leur main-d’œuvre, souvent dans des marchés secondaires afin d’en réduire les coûts et de déléguer les rapports de subordination. Et si le féminisme a mis l’accent sur l’activité reproductive et ses nombreuses tâches d’entretien et de soin, c’est encore dans ces secteurs que l’invisibilisation est le plus forte, puisqu’elles sont devenues des activités salariées accessoires à la vie des hommes et des femmes métropolitaines, accomplies le plus souvent par des migrantes ou des femmes d’origine immigrée.

L’enjeu du livre de Denis et Pontille est à la fois de restituer dans sa plénitude, dans son effectivité, et pour ainsi dire dans son droit, l’univers des objets et des artefacts qui non seulement nous entourent mais aussi agissent à notre place, nous contraignent (la barrière du berger ou le groom chers à Bruno Latour), voire nous monitorent. Si nous ignorons cette masse des objets et ce qu’ils nous imposent ou prescrivent, nous ne pourrons pas saisir le poids de la maintenance et encore moins les enjeux politiques qui couvent sous l’entretien des choses. Il y a ainsi plusieurs livres dans le livre. Il y a ceux qui constituent les lignes expresses du questionnement des auteurs. Ce qui s’impose derrière le poli d’une table, la « jetabilité » d’un jouet, le verrouillage d’un iPhone, est la condition première d’une réflexion politique qui trouve un rebond dans l’interrogation sur les manières dont on en prend soin. Elle donne tout son sens à la sortie de l’ombre de cette sphère négligée qui prend en charge les faits, les processus, les accidents qui modifient, dégradent, infléchissent les choses, et interroge sur l’issue, et par conséquent la signification, qu’il convient de leur donner.

Le soin des choses, de Jérôme Denis et David Pontille : "maintenir"

Un technicien vérifie le bon fonctionnement des instruments électroniques d’un DC-8 à l’aéroport de Stockholm-Arlanda, (1973) © CC2.0/SAS Museum, Norway/Flickr

Comment s’y prennent ceux dont la tâche est de remédier à de telles avaries ? Comment statue-t-on sur la légitimité de cette tâche, concernant tel ou tel objet – ainsi, dans l’ouvrage, une casuistique de quand, comment, jusqu’où, et à quel titre il convient de restaurer une chose : horloge d’un auguste monument restée sans soin ; limites à la restauration d’une automobile de collection ou d’une œuvre architecturale, etc. Il s’agit encore, dans une autre mesure, de rendre visibles celles et ceux qui peuplent cette sphère opaque et travaillent à la pérennité et au redressement du monde que nous habitons. Nous les rencontrons à divers moments du livre dans leurs gestes (agents de la RATP, employés effaçant les graffitis) ou dans leurs tâches d’enlèvement des détritus (nettoyeurs des rues) sans que, au demeurant, les causes effectives de leur invisibilisation soient proprement abordées. Nous les retrouvons, de fait, surtout dans le secteur des nouvelles technologies. Armés de leurs compétences techniques, ils inventent, ils bricolent aux limites de l’illégalité pour surmonter les diverses formes de blocage des possibilités de dépannage d’un smartphone, d’un respirateur artificiel ou d’un tracteur John Deere.

Leurs conflits ont principalement émergé autour du « droit à la réparation » qui constitue un moment important de cette approche de la maintenance en ce qu’il renforce l’aspect politique de celle-ci face aux formes de confiscation des procédures et des savoirs et en ce qu’il débouche aussi sur l’activité subversive, dans les pays émergents ou dans certains contextes spécifiques, de celles et ceux qui « hackent » les protections iniques de certaines entreprises sur leurs produits. Mais il y a aussi les aspects du livre qui, plus modestement, relèvent de la manipulation des choses, orientant l’éclairage vers une sociologie des usages et une réflexion qui oriente cette sociologie, dont Michel de Certeau a largement défriché le champ, moins comme il le fit vers les latéralités, les tactiques, que vers une activité conservatrice ou réparatrice jusque vers une certaine « passibilité » du geste d’user. Le livre s’arrête sur ces formes de maintenance domestique que sont l’entretien de la voiture ou la réparation d’un pantalon usé dans l’intention de sa conservation et cette économie du provisoire qui distingue bien le rafistolage de ce que Certeau appelait le « bricolage » – ce dernier « fignolant », le premier se bornant à ce que les auteurs appellent la « décontraction ontologique ». Mais ils abordent aussi cette adhérence, cette empathie, cette sollicitude pour l’objet qui va être soigné, dans cette prudence qui constitue le savoir d’expérience du métier. Et là où Certeau parlait d’un art « de faire », les auteurs se tournent pour ainsi dire vers l’écume de cet art qui œuvre pour maintenir, pour restaurer, modifiant néanmoins du côté de l’infime ou de l’infinitésimal.

Plusieurs catégories plus particulièrement saillantes du Soin des choses méritent d’être retenues.

L’attention. Si prolonger l’existence des choses est, en effet, dans son décor quotidien une expérience « presque insignifiante » (cirer les chaussures, effacer une tache sur un meuble, un tissu, nettoyer le filtre d’un lave-vaisselle, etc.), c’est en sortant de cette temporalité inattentive, presque inconsciente, au sens où pour Henri Lefebvre ce qui est familier, bien connu, n’est pas connu, que les auteurs approchent plus précisément « le soin des choses ». C’est la raison pour laquelle la temporalité préalable de « l’attention » constitue le titre d’un chapitre et que celle-ci est moins abordée dans des formes d’usages domestiques qu’à partir de figures de professionnels ou à travers la référence à des savoir-faire qui, comme tels, nous rendent conscients de ce que nous faisons ou alimentent une réflexivité sur ce qui est fait.

Le soin des choses, de Jérôme Denis et David Pontille : "maintenir"

Maintenance d’un train à Roanoke, en Virginie (2013) © CC2.0/Donnie Nunley/Flickr

L’attention, disent les auteurs, est générative, « elle est le premier moment d’une maintenance qui participe de l’existence même des choses qu’il faut sans cesse faire advenir et non pas d’objets “déjà là” qu’il s’agirait simplement de reproduire de manière mécanique ».  Le « connaisseur » est celui qui cultive ce savoir qui nait « en faisant connaissance des choses », en se rendant « sensible aux variations qui s’expriment à même les plis de la matière ». Citant Maria Puig de la Bellacasa, à propos du toucher et de la relation originale qu’institue ce sens (« celui ou celle qui touche est simultanément touché par l’objet ou la personne avec laquelle il entre en contact »), les auteurs insistent moins sur la réciprocité du lien que, plus sobrement, sur l’intimité, la familiarité relationnelle avec la chose qui peut être détériorée. Puisant dans divers exemples, ne craignant d’être prosaïques, ils pénètrent diverses sphères de ce soin des choses, qui est un certain « usage » des choses – geste propre du manūtenēre, « tenir avec la main », qui est à la racine même du mot « maintenance » et de ses équivalents dans de nombreuses langues. L’exemplarité de ce rapport éprouvé, empathique, de l’entretien des choses débouche alors sur cette remarque singulière : « peut-être qu’en aimant, au moins un peu, les choses dont nous faisons usage, nous saurons nous rendre attentifs aux fragilités que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui s’efforce de masquer ».

Le tact. « Les opérations de maintenance font circuler des matières hétérogènes qu’elles changent progressivement en déchets […] Ni les rues, ni les façades ne sortent complètement inchangées de ce manège quotidien », remarquent au début du livre Denis et Pontille. Quelle qu’en puisse être la nature, le soin se confronte à une réalité qui ne cesse de se convertir, de s’altérer, de s’hybrider. Les questions que soulèvent la transmutation des matériaux et la corruptibilité des œuvres, et que peuvent ignorer dans leurs tâches les services de nettoiement d’une commune, ne peuvent échapper à l’amateur d’objet, à la restauratrice, ou à l’expert en conservation patrimoniale. Dans le processus d’altération du monde, dans le mouvement de sa corruptibilité, il faut, pour celui qui veut l’entretenir, trouver un point où l’on s’arrête car aller au-delà ou en deçà serait en dégrader définitivement le sens et/ou la structure matérielle. Cela s’appelle le tact, si l’on entend précisément par ce mot le jeu d’équilibre entre distance et proximité, l’art de trouver la bonne distance, l’art de ne pas aller trop loin, de s’arrêter. C’est là l’objet d’un autre chapitre.

Le soin des choses, de Jérôme Denis et David Pontille : "maintenir"

Maintenance de l’antenne de télévision de Ještěd, dans le nord de la République tchèque (2011) © CC2.0/elPadawan/Flickr

Denis et Pontille présentent plusieurs cas dans leur complexité intellectuelle et même émotionnelle.  Que ce soit pour les amateurs de Ford Mustang, qui doivent négocier avec les nouvelles normes en matière de sécurité, s’adapter à l’usure du moteur, mais aussi composer avec leur désir de conduire leur automobile, qui tend à la modifier, et avec la pétrification muséale de celle-ci qui la laisserait plus « authentique », certes, mais tristement inanimée ; que ce soit autour du déchirement des experts où se multiplient les points de vue entre le caractère hypothétique et donc incertain de la reconstitution d’un décor, le respect des normes savantes de l’archéologie, la mauvaise impression qu’une restauration négligée donnerait aux professionnels du secteur, ou bien, enfin, l’exigence d’une unité esthétique de l’œuvre, entre autres quant au regard du public, ces batailles pour le sens à donner au soin relèvent de ces « diplomaties patrimoniales » dont parlent les auteurs dans ce même chapitre, tandis que les mânes de Ruskin et de Morris, et les conflits avec Viollet-le-Duc, se dessinent derrière les vieilles pierres, le premier considérant que les vieux édifices n’ont pas besoin de rajeunissement artificiel et concluant par cette maxime sur l’entretien : « Prenez soin de vos monuments et vous n’aurez nul besoin de les restaurer. »

L’environnement. À partir de ce dernier mot, les auteurs approchent une « chose un peu bizarre », la nature, et il faut reconnaitre qu’il y a peut-être un forçage qui cherche néanmoins à tirer parti de toute la recherche accumulée sur la maintenance. D’une part, il y a dans le livre le temps critique de la wilderness nord-américaine et l’idée d’une préservation de la nature qui se ferait sans les hommes : la catégorie est prisonnière d’un côté d’un ethnocentrisme ignorant les peuples natifs et de l’autre de la fantasmatique d’une nature à tous égards hors de la civilisation. D’autre part, il y a chez les deux auteurs le remploi du soin dans sa dimension d’intervention ajustée et informée sur un milieu dans la recherche d’un « partenariat » entre humains, flore et faune, ou dans l’horizon d’une « cohabitation diplomatique avec les vivants » (Morizot) ou bien encore d’une éthique située où « se renforceraient à la fois l’attraction pour la proximité et l’attention à l’altérité » (Bellacasa).

Mais les rapports entre environnement et maintenance ne s’arrêtent pas là : ils doivent aussi affronter la civilisation elle-même et la présence dégradée d’artefacts, de matériaux ou d’infrastructures. C’est ainsi que seulement un tiers du territoire autour de la centrale de Fukushima a été correctement dépollué… Les auteurs empruntent alors la notion de « déstauration » comme ce qui exige de penser la clôture d’un monde de circulation et de connexion généralisée dont on n’arrive pas à faire cesser la corruptibilité. Clôture de ces sites pollués ou maintenance de ceux-ci parce que précisément ils résistent à la désintégration : une nouvelle fois, une politique de la maintenance se profile, à travers la discussion et la délibération, certes, mais aussi à partir des luttes qui rendent l’information plus transparente, de manière qu’un espace public soit en mesure de se décider.

Le soin des choses, de Jérôme Denis et David Pontille : "maintenir"

Des travaux de maintenance dans le métro de New York (2012) © CC2.0/Metropolitan Transportation Authority/Flickr

Le livre aborde des domaines très divers : anthropologie, féminisme, sociologie, philosophie. Il s’ouvre sur les questions féministes du care et sur celles de l’écologie, mettant ainsi l’accent, selon les cas, sur le soin ou sur les choses. Même s’il s’agit moins des hommes soignant les choses ou du genre du soin des choses, il débouche sur cet enjeu du mécompte du soin comme enjeu sociétal ; « notre objectif était de faire compter la maintenance […] Faire voir sous un angle nouveau les manières dont les humains mobilisent des artefacts de toute sorte pour habiter le monde ». Il invite à une politique de la maintenance en ce qu’il s’agit de contester la jetabilité des biens de consommation, l’obsolescence programmée, le déni et l’invisibilisation d’un gaspillage du monde encouragé ; parce qu’en divers sens, et que ce soit au niveau local ou dans le cadre des asymétries internationales, l’ouverture des législations sur la réparation est décisive face au verrouillage des outils technologiques et à la restriction des possibilités d’action autonome par l’embargo sur les manuels d’utilisation. Si un livre comme No Logo, dans les années 2000, avait évoqué de manière plus militante un certain nombre de points du livre, ce dernier soulève bien le voile sur un « peuple des choses » – autrement dit sur celles et ceux dont « l’attention » aux choses est désormais un enjeu et pour qui « l’émancipation des usages » passe par un savoir de l’entretien.

Le soin des choses fourmille encore d’exemples divers – quelques-uns n’ont pas encore été évoqués :  signalétique du métropolitain, déchets urbains, pompe à eau en Afrique, industrie nucléaire, cadavre de Lénine, etc.  Il n’est pas certain qu’il n’ait pas été possible de réduire leur nombre. Mais le pari de défricher ce pan obscur de notre humanité et de notre quotidienneté est gagné, y compris dans l’aptitude rhizomique du texte à faire pousser sur ses bords des motifs et des travaux latéraux souvent suggestifs. On s’interrogera néanmoins sur le fait qu’un certain nombre de recherches sur l’usage, sur la pratique, sur leurs relations au quotidien, autant de thèmes qui relèvent du « maintenir », ne sont pas même évoquées, ne serait-ce que pour les discuter. On a fait allusion à Certeau et à Lefebvre mais on pourrait aussi penser à Bourdieu. Si Certeau à droit à une occurrence, ce n’est pas pour sa réflexion sur l’usage. Pourtant, s’il approche les pratiques quotidiennes sous le registre de la créativité, d’un usage « faisant avec », son point de vue n’est certes pas réductible au « prisme exclusif de l’invention » que contestent avec raison les auteurs. L’usager déplace et transforme, y compris la consommation et la communication de masse, mais, justement, ses tactiques (Certeau) pourraient relever d’un entretien du monde dans le fourmillement différé de la chose à la fois elle-même et autre. La notion d’appropriation chez Lefebvre contient l’idée d’un usage qui éventuellement maintient, entretient ; ainsi permet-elle à l’individu, au groupe, « de modifier, ajouter ou retrancher, superposer à ce qui leur est fourni ce qui vient d’eux ». Elle est, dit-il, « le but, le sens, la finalité de la vie sociale ». Si nous n’ignorons pas les préventions légitimes contre l’habitus, pour parler de cette empathie ou de cette familiarité qui à certaines occasions caractérisent la maintenance, les quelques pages des Méditations pascaliennes de Bourdieu sur la « connaissance par corps » qui réhabilitent l’expérience et la prudence aristotélicienne auraient pu mieux dire ou dire autrement le geste d’entretien. Tout ceci sans cuistrerie, tant les auteurs convoqués se suffisent à eux-mêmes, mais parce que, relativement à ces discours qui comme dit Platon vont « sans pères », et dont on pourrait perdre par conséquent les filiations, il convient parfois de maintenir des héritages.


Patrick Cingolani est sociologue. Dernier livre paru : La colonisation du quotidien (Amsterdam, 2021).

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