En décembre 1990, le jour où des manifestants – « des ouliganes » – défilent à Durrès, le grand port albanais, au cri de « Liberté, Démocratie », la petite Lea, affolée, court en direction de la statue de Staline et enserre ses genoux de bronze pour se rassurer. « Pourquoi crier Liberté » ? « Nous en avions plein, de liberté » pense-t-elle. Avec horreur, elle s’aperçoit que la statue est décapitée ! Lea Ypi nous raconte son enfance du point de vue d’une fillette qui a grandi dans l’idéologie d’une parfaite petite « pionnière », acceptant les enseignements de son institutrice qui a serré, un jour, la main d’Enver Hoxha, le tyran albanais, ce qui lui a conféré une force toujours intacte.
Lea Ypi, Enfin libre. Grandir quand tout s’écroule. Trad. de l’anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson. Seuil, 330 p., 23,50 €
Le sel de la narration réside dans les failles qui apparaissent au lecteur face à la naïveté de Lea et à la construction d’une réalité que des parents embarrassés tentent d’accréditer. Toutefois, elle s’étonne du peu d’entrain que ceux-ci mettent à répondre à ses questions à caractère politique : « La vie que je menais à la maison et en dehors n’était pas une vie mais deux […] la plupart du temps elle se heurtait à une réalité que je ne parvenais pas complètement à saisir ».
Dans les discussions touchant l’invasion fasciste à l’école, certains enfants sont fiers de citer le nom d’un résistant, ou mieux encore d’« un martyr », appartenant à leur famille. Lea n’a personne à évoquer. Elle souffre même de porter le même nom qu’un odieux Premier ministre traître qui collabora avec les Italiens, Xhafer Ypi… mais qui n’aurait rien à voir avec sa parentèle. L’autrice aborde le problème dramatique de la « biographie » qui se posait à toutes les familles comptant dans leur sein un « ennemi du peuple ». Celui-ci pouvait être un ancien bourgeois, devenu « déclassé » ; un homme ayant fait, avant la venue des communistes au pouvoir, un choix politique contraire ; ou bien un communiste qui, au fil des purges, avait connu la disgrâce. La « mauvaise biographie », trainée comme un boulet, touchait tout le clan et interdisait ou limitait l’ascension sociale comme l’accès aux études. Quand la petite fille se fait une nouvelle amie, ses parents lui demandent immédiatement : « Est-ce qu’on sait quoi que ce soit sur la biographie de sa famille ? » Il ne faut pas se compromettre en fréquentant des moutons noirs.
La jeune fille est convaincue que les troubles du monde, comme la chute du mur de Berlin, sont le produit de la lutte entre l’impérialisme et le révisionnisme. Cela ne concerne en rien l’Albanie, qui n’est « ni à l’Est, ni à l’Ouest ». Joliment endoctrinée, elle est persuadée que son pays est « symbole d’espérance pour toutes les petites nations dont la dignité continuait d’être piétinée ». Elle est donc perplexe devant les manifestations d’ouvriers et de paysans. La fillette, qui a grandi dans l’affection du Parti et la vénération de « l’oncle Enver », comprend mal pourquoi ses parents l’empêchent d’avoir une belle photo du dirigeant et elle leur reproche de ne pas l’aimer autant qu’elle l’aime. Les parents se récrient, affirmant qu’ils ont commandé un cadre magnifique, qui tarde à venir. Elle ne comprend pas non plus pourquoi ses parents lui ont appris, avant l’albanais, le français, langue qu’elle déteste car les enfants, dans la rue, l’appellent « camarade Mamuazelle ».
Ypi nous livre quelques traits de la vie albanaise de l’époque. La famille se passionne pour les publicités de la télévision yougoslave captée clandestinement. Les femmes accourent quand le père crie « Reklama ! Reklama ! ». La série Dynasty, sur cette même chaîne, est appréciée, moins pour son intrigue que pour ses décors. Une canette vide de Coca-Cola constitue un bibelot recherché que l’on expose sur un napperon. Les enfants hument avec délice de vieux emballages de chewing-gums donnés par des touristes. Il faut faire la queue la nuit pour espérer une bouteille de lait au matin. Lors des élections, il convenait de se présenter une heure avant l’ouverture des bureaux de vote pour signifier son enthousiasme électoral pour le Parti. Toutefois, des interrogations se posent crûment lorsqu’une émission de langue étrangère est diffusée à la télévision albanaise et montre la profusion qui existe dans un supermarché anglais. Lea Ypi est stupéfaite de constater que les produits ont un nom comme « Colgate » pour le dentifrice.
Elle est troublée par des conversations tenues en français par sa grand-mère et sa cousine qui évoquent un pacha à Istanbul, des navires à Trieste, des stations de ski dans les Alpes, des loges d’opéra à Milan… « Ce chaos absolu » de destinations la déconcerte. Elle n’est pas au bout de ses surprises : elle apprend que son grand-père, à Paris, était l’ami d’Enver Hoxha. Elle s’interroge également sur les membres de la famille qui font tant d’études supérieures dans les universités de M., B., ou S. et qui décrochent ou non leurs diplômes face à des professeurs plus ou moins stricts.
Décembre 1990, l’Albanie devient un pays multiparti. Lea Ypi est déçue car ceux « qui avaient défilé le 1er mai pour célébrer le socialisme et l’avancée vers le communisme descendirent dans la rue pour exiger sa fin ». Elle comprend alors que les « universités » sont, en langage codé, des prisons ou des camps de travail. « Étudier les relations internationales » signifiait être accusé de trahison. Quant aux « étudiants » devenus « professeurs », il s’agissait de prisonniers devenus mouchards… « Se faire renvoyer » voulait dire peine de mort ; « abandonner », se suicider. Elle apprend que sa grand-mère maternelle était la nièce d’un pacha dans l’Empire ottoman et que son arrière-grand-père paternel était l’horrible Premier ministre… Elle doit admettre qu’avec « sa biographie » elle n’aurait jamais pu entrer au Parti et qu’elle serait restée, à jamais, « une ennemie du peuple ». Elle se demande alors pourquoi ses parents lui ont tellement menti… Avaient-ils peur qu’elle les trahisse ?
L’époque change : « J’étais quelqu’un et je devins quelqu’un d’autre ». Certes, le mot « liberté » était partout mais, quand celle-ci arriva, « ce fut comme un plat encore congelé ». La seconde partie de l’ouvrage traite de la « transition ». Ypi, en quelques phrases fortes, pose le problème dont l’Albanie aujourd’hui n’est pas sortie : « Il semblait plus raisonnable d’effacer toute responsabilité, de prétendre que tout le monde était innocent depuis le début. Les seuls fautifs qu’il était légitime de désigner étaient les morts – ceux qui ne pourraient jamais s’expliquer ni se dédouaner. Les autres étaient des victimes. Et ceux qui avaient survécu, des vainqueurs. Sans bourreaux. Il ne restait plus qu’à blâmer les idées ». Elle ajoute avec ironie, sans doute, mais le fait est là : « Cette révolution, dite de velours, était la révolution d’un peuple contre des concepts ».
Le Parti communiste gagne les élections qui clivent le pays en zones rurales fidèles au régime et zones urbaines qui s’y opposent. Manifestations, grèves, émeutes surviennent. En remplacement des slogans socialistes, apparaît une nouvelle formule : il faut « des électrochocs ». Autrement dit, s’ouvrir aux investissements et au commerce extérieur ; « Le marché s’ajusterait de lui-même ». Certes, « une crise était anticipée » mais « les gens avaient passé leur vie à faire des sacrifices au nom des jours meilleurs ». Friedman et Hayek remplacent Marx et Engels. De nouvelles élections placent les « Démocrates » au pouvoir. Le changement, pour beaucoup, arrive trop tard. Les gens se demandent « “comment partir” plutôt que “savoir pourquoi” ». « Du point de vue de notre nation, l’émigration fut une bénédiction à court terme et une malédiction à long terme. » L’hémorragie priva l’Albanie d’une grande partie de sa jeunesse et de ses talents. La famille Ypi reste. Comme un grand nombre d’entreprises ferment, le père se retrouve au chômage ; il faut rechercher un emploi et « la biographie » est remplacée par le curriculum vitae : Lea pense qu’il faut l’écrire en latin !
Le père constate que le français n’est guère utile et se met à l’anglais dans un groupe, croit-il, de Marines américains, et qui sont en réalité des mormons. Comme il est apprécié pour sa rigueur, il est engagé pour gérer le port de Durrès. Toutefois, il n’a pas le cœur de mettre à la porte les dockers tziganes, qu’il connaît bien ; comme l’exige, au nom des « réformes structurelles », un « expert » international totalement dénué d’empathie – et qui se garde bien de révéler le montant de son salaire. Il est surnommé « Le Crocodile » car il en porte toujours un sur ses polos. Il a séjourné dans tant de pays « en transition » qu’il déçoit toujours les Albanais, qui se croyaient uniques, en révélant que tous les problèmes locaux, il les a vécus ailleurs, au Moyen-Orient ou en Amérique latine…
Toujours dévouée, Lea Ypi s’implique dans « la société civile » – mot-clef – censée remplacer l’État. De plus, dans les réunions de ces multiples ONG, elle réussit à manger des cacahuètes, à boire du Coca-Cola, à récupérer un paquet de riz, certes périmé, et elle espère un voyage. Elle fréquente même la mosquée et songe à porter le voile. Cependant, elle n’est pas satisfaite de « la liberté ». Il ne faut pas sortir le soir, les clubs de loisirs ont disparu, les coupures d’électricité sont permanentes, sa grand-mère l’importune continuellement avec un verre de lait ou un fruit car elle craint que sa petite fille n’ait « attrapé » l’anorexie ! Les trafiquants, en BMW, triomphent. Elle apprend que sa grande amie Elona, partie en Italie avec un garçon qu’elle aimait, se prostitue.
Le roman se termine par le journal de la jeune adolescente durant l’année 1997, au cours de laquelle l’Albanie frôla la guerre civile. Les pyramides financières (des « Ponzi »), qui promettaient des intérêts mirobolants, s’effondrèrent, ruinant nombre d’Albanais dont certains avaient vendu leur maison pour spéculer.
Dans toute la première partie, le lecteur goûte l’ironie que suscite la vision d’une petite fille endoctrinée ; dans la seconde, il mesure le double chaos : fuite éperdue hors d’Albanie et implosion de la société trompée par la doxa néolibérale. Lea Ypi révèle qu’au départ elle voulait écrire un livre sur la notion de liberté, puis que « les idées sont devenues des personnes ». Ses dernières lignes de conclusion sont une profession de foi. Elle a vécu un socialisme écrasant, inhumain, puis un ultra-libéralisme égoïste et trompeur. Elle estime avoir une dette envers ses proches, qui n’étaient « ni indifférents » « ni cyniques », et croyaient possible un monde meilleur. Elle enseigne aujourd’hui à la London School of Economics la philosophie de… Karl Marx ! Gageons que son retour aux textes l’a libérée des slogans staliniens. « J’ai écrit mon livre pour expliquer, réconcilier et poursuivre la lutte ».