Deux renards pour un Pérou

En ébullition, quoique savamment ramené à une cuisson à petits bouillons, tel est l’état dans lequel José María Arguedas a laissé ou conclu son dernier roman avant d’achever sa vie d’une balle qui, tirée le 28 novembre 1969, l’a fait mourir quatre jours plus tard. Entre la vie et l’écriture semblent alors s’être échangés les flux. Et à l’image du yawar mayu ou « fleuve de sang », pour emprunter à l’écrivain cette expression quechua qui nomme le fougueux courant des fleuves profonds de la Cordillère, l’énergie créative qu’Arguedas croyait alors tarie en lui au point de l’étancher définitivement est demeurée, tourbillonnante, dans Le renard d’en haut et le renard d’en bas.


José María Arguedas, Le renard d’en haut et le renard d’en bas. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Rosana Orihuela. Avant-propos de J. M. G. Le Clézio. Grevis, 384 p., 20 €


Cette ébullition romanesque, stylistique et linguistique, longtemps jugée intraduisible, était restée inédite en français. En espagnol, le roman avait pourtant été publié dès 1971 par les éditions Losada, qui jouaient alors un rôle essentiel dans la diffusion des œuvres du « boom » latino-américain. Rosana Orihuela, accueillie par les éditions Grevis, vient de relever avec succès le défi de traduire, en une transposition créative, le texte si diversement métissé d’Arguedas. On suivra donc sans hésiter J. M. G. Le Clézio qui, dans son avant-propos, salue avec enthousiasme le travail de la traductrice et se réjouit que l’on puisse enfin lire en langue française « ces textes iconoclastes et féroces si loin de tout exotisme ».

Le renard d’en haut et le renard d’en bas, de José María Arguedas

José María Arguedas © CC4.0/WikiCommons

Tout, dans l’hétérogénéité résolue de ce roman, cherche à circuler et à se mêler dans l’imminence d’une fusion ardemment désirée. Les genres littéraires, tout d’abord : écriture de soi, récit romanesque d’apparence réaliste, récit mythique précolombien. Quatre « journaux » de l’auteur introduisent, interrompent par deux fois, parachèvent un récit de fiction sur l’univers du port péruvien de Chimbote ; les discours énigmatiques des mythologiques renards d’en haut et d’en bas – celui des Andes et celui de la côte – concluent certains passages du journal et s’infiltrent subrepticement dans tel ou tel chapitre du récit. Parfois aussi, tel personnage trompeusement réaliste s’avère être l’un ou l’autre de ces renards. Et lorsque, malgré leur sentencieuse malice, les rusés renards renoncent à dire ce dont ils sont témoins ou qu’ils veulent le signifier autrement, voici leurs tirades métamorphosées en danses ou en transes, longuement décrites et contées.

Dans un double souci de réalisme et de symbolisme, les langues, elles aussi, s’enchevêtrent et se livrent bataille dans le récit sur Chimbote : l’espagnol s’y voit fortement parasité ou réinventé par le quechua et l’aymara que parlent les personnages de migrants andins venus travailler à la pêche, aussi monstrueuse que miraculeuse, des anchois qui alimentent les florissantes usines de farine de poisson du port ; il est aussi altéré par l’anglais des prêtres nord-américains qui, tenants de la théologie de la libération, se sont engagés dans un travail social et politique auprès des syndicats de pêcheurs.

Les pages du « Premier journal » annoncent d’emblée le vœu de suicide de l’auteur, qui éloigne la tentation de cette mort volontaire en choisissant de lutter pour l’écriture – ou pour la vie, c’est du pareil au même. Mais la mort n’est que différée : le « Dernier journal ? », dont le titre est assorti d’un poignant et très calculé point d’interrogation, dresse un bilan autocritique à la fois nostalgique et sans concession de ce qui, du projet du roman, a pu être écrit. Arguedas y résume la suite des épisodes qu’il regrette d’avoir laissés en suspens, se prononçant là sur le destin de ses personnages, commentant la composition qu’il avait retenue pour une première partie de son roman puis radicalement modifiée pour la seconde, tout en déclarant forfait. Au fil de ce discours testamentaire, il invoque des amis écrivains, prêtres révolutionnaires, musiciens indiens, étudiants, auprès desquels il commence à formuler quelques dernières volontés pour la cérémonie qui suivra son suicide, désormais arrêté.

Le renard d’en haut et le renard d’en bas, de José María Arguedas

L’épilogue qui suit réunit deux lettres. Dans la première, Arguedas fait part de ses ultimes requêtes à son éditeur argentin, Gonzalo Losada, à qui il confie ses doutes et ses convictions sur l’état et sur la valeur de son roman : « Voilà, le roman est, je le répète, pas totalement tronqué – je crois – mais plutôt enfermé dans un corps à moitié aveugle et difforme, mais qui peut-être pourra marcher. » La seconde lettre, adressée au doyen et aux étudiants de l’université Agraria de la Molina où l’écrivain enseigne et où il résout de se donner la mort, précise ses souhaits quant à l’éventuel hommage funèbre qui lui sera rendu : il le veut fraternel et communautaire, dépourvu de toute solennité. Jusqu’au bout, Arguedas reste avant tout écrivain, mais aussi ethnologue et universitaire, soucieux du devenir des travaux de recherche sur la littérature orale quechua qu’il devait entreprendre et diriger. Ces seuils de sortie successifs du roman en témoignent, qui mènent à l’au-delà du texte inédit et de son premier lecteur et destinataire, l’éditeur Losada, anticipant l’accueil anonyme que lui réserveront ses futurs lectrices et lecteurs.

Quel défi nouveau, aussi haut à ses yeux qu’une raison de vivre, s’était donc lancé José María Arguedas en 1968, à l’âge de cinquante-sept ans, pour écrire Le renard d’en haut et le renard d’en bas alors qu’il était en proie à un profond désespoir et à une névrose tenace ?

L’écrivain était déjà, on le sait, très connu au Pérou, en Amérique latine, en Europe. Ses précédents romans, récits et nouvelles se distinguaient d’un indigénisme littéraire artificiel en parvenant à narrer en toute subjectivité lyrique, dans une œuvre qu’Arguedas voulait culturellement métisse, l’injuste sort et la cosmovision des populations indiennes des Andes, pour la plupart encore asservies, jusqu’au milieu du XXe siècle, aux grands propriétaires terriens. Au combat ou à l’engagement du romancier, plus culturel encore que politique et marxisant, répondait celui de l’ethnologue qu’Arguedas avait naturellement été voué à devenir. Car, par des circonstances familiales douloureuses et exceptionnelles, l’enfant José María avait été accueilli et protégé par les domestiques quechuas de sa belle-mère, membres d’une communauté indienne. D’où l’indéfectible gratitude, quasi filiale, dont témoigne son œuvre envers les Indiens, la langue et la culture quechua. D’où aussi son intime connaissance de cette langue et de cette culture, de la pensée indienne mais aussi de la musique andine, tout à la fois indienne et métisse. D’où ce vœu constant de conciliation entre deux des cultures péruviennes en friction – celle des Andes, majoritairement indienne et métisse, et celle de la côte, majoritairement créole – qu’il cherche à mettre en œuvre voire à performer dans la langue métissée des personnages de ses romans.

Le renard d’en haut et le renard d’en bas, de José María Arguedas

Le Rio Santa, près de Chimbote, sépare le département de La Libertad du département d’Áncash (du quechua Anqas, « bleu ») © CC2.0/Ministerio de Defensa del Perú/Flickr

« Je ne suis pas un acculturé… » Le discours de réception du prix littéraire inca Garcilaso de la Vega qu’Arguedas avait prié son éditeur de placer avant le texte du Renard d’en haut, dit haut et fort à quel point l’auteur était engagé de tout son être dans cette conciliation : « quechuophone depuis l’enfance, bien intégré dans le monde des oppresseurs [« blancs »], heureux visiteur de grandes villes étrangères, j’ai essayé de transformer en langage écrit ce que j’étais comme individu : un lien vivant, fort, capable de s’universaliser, reliant la grande nation [indienne] assiégée et la part de générosité et d’humanité des oppresseurs ». La condition première de l’intégration culturelle des Pérou d’en haut et d’en bas était bien évidemment à ses yeux que « les conquérants pilleurs » n’exigent pas « que la nation vaincue renonce à son âme, même seulement en apparence, formellement, et adopte celle des vainqueurs, c’est-à-dire qu’elle s’acculture ».

Or, pour la première fois, c’est dans une ville côtière du Pérou que, pour écrire son roman, l’écrivain observe la friction entre les cultures « d’en haut » et « d’en bas ». À Chimbote, où prospèrent la pêche et la production industrielle intensive de farine de poisson, la récente demande de main-d’œuvre fait affluer par milliers les migrants indiens des Andes. Fasciné par la violence des accrochages ou des alliages improbables entre cultures, populations, classes sociales à l’état d’ébauche, dont il est témoin lors de ses séjours répétés dans le port, Arguedas se lance dans la traque d’une forme romanesque qui rende justice à l’intensité de cette réalité nouvelle. En visionnaire, il aspire à donner à lire et à faire vivre dans ses « Renards » le drame de la modernisation effrénée du Pérou, où se jouent à ses yeux l’avenir et l’identité du pays. Chimbote, qu’il décrit à son éditeur comme « un poulpe phosphorescent » et qui lui arrache des exclamations passionnées – « si vous la voyiez ! », lit-on dans le « Deuxième journal » –, est-elle le lieu de la seule acculturation, tant redoutée, des migrants aymaras et quechuas ? S’y produit-il une forme d’intégration culturelle, certes violente mais peut-être féconde et jusqu’alors impensée par l’écrivain ?

Le renard d’en haut et le renard d’en bas, de José María Arguedas

Dans la baie de Chimbote © CC2.0/Inti Runa Viajero/WikiCommons

Le roman déploie les forces en présence et les mène au combat au long des quatre chapitres de sa première partie et des trois « bouillonnements » –  terme choisi par l’auteur – de sa deuxième partie. Dans leur éternelle sagesse, les renards interprètent et l’effort de l’écrivain et les péripéties que traversent les personnages : deux patrons de chalutiers, l’un d’en haut, l’autre d’en bas ; des prostituées, un fou visionnaire, un mineur quechua devenu vendeur sur les marchés puis cordonnier, un musicien indien aveugle, un jeune Américain qui se sépare du Peace Corps pour vivre parmi les migrants andins, des prêtres nord-américains. Tout ce monde s’insulte, prêche, dialogue, soliloque, chante dans les langues altérées que l’on parle à Chimbote. Le drolatique chapitre III, qui louvoie dans les eaux du réalisme magique, fait de l’un des renards un visiteur qui, rencontrant le directeur d’une des usines du port, suscite en habile enquêteur des confidences exaltées sur les manipulations politiques dont use la « mafia » industrielle auprès des syndicats de pêcheurs et des ouvriers. Chaque chapitre, comme s’il repartait à l’assaut de la matière et de la manière romanesques, reprend différemment l’ouvrage du récit. Ainsi sont proposées des vues du port à différentes échelles et selon diverses scénographies, de brefs épisodes de la vie des pêcheurs et des récits embrassant un temps plus long, tel celui de la lutte enragée que mène pour sa survie Don Estebán de la Cruz, le mineur aux poumons noirs de charbon.

Le combat que mène Arguedas n’est pas moins enragé. Car s’il se bat pour écrire son roman, c’est, certes, parce qu’il interroge une réalité qui met à mal l’idéal d’une intégration culturelle harmonieuse des mondes péruviens. Mais c’est aussi parce que sa propre identité d’écrivain se voit alors bousculée, séduite et stimulée par le bouillonnement contemporain des expérimentations romanesques qui sont menées avec le succès que l’on sait par les auteurs du boom latino-américain. Les différents « Journaux » du Renard d’en haut et le renard d’en bas renferment des épanchements, des réflexions et des saillies d’une rare audace sur l’internationalisation éditoriale, et donc commerciale, de la littérature latino-américaine ou sur la professionnalisation des écrivains. Arguedas, qui donne au passage quelques coups de patte à ce dandy de Carlos Fuentes, en découd tout particulièrement avec Julio Cortázar – leur échange polémique à cette occasion, publié dans différentes revues du continent, a fait date. Se considérant comme un écrivain local dont l’œuvre touche à l’universel tout comme celle de ces frères en littérature que sont à ses yeux Juan Rulfo ou João Guimarães Rosa, le Péruvien moque les prétentions de l’Argentin à l’excellence de la vision supranationale qu’un exilé aurait de son pays. Il reste que, ébloui par Cent ans de solitude et par « ce fameux García Márquez » dont il compare le talent à celui d’une conteuse andine excellant dans les histoires d’animaux, Arguedas semble bien rêver d’égaler le Colombien, quoique par d’autres chemins. Ceux que commençaient à parcourir ses immémoriaux renards.

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