Amère Françafrique

Chroniqueur assassin, Elgas livre une satire terriblement lucide de la relation franco-sénégalaise et, au-delà, de la Françafrique en ses avatars contemporains. À travers un inventaire d’idoles fantasmées et d’idoles déchues, Elgas ausculte la notion de « ressentiment » postcolonial, qui a beaucoup à voir avec l’amertume étudiée par Cynthia Fleury dans Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (Gallimard, 2020). Matrice des autoritarismes, le danger de l’insatisfaction et du ressentiment semble être la marque les relations postcoloniales.


Elgas, Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial. Riveneuve, 219 p., 11,50 €


Qu’ont en commun les émeutes contre Auchan et la vie chère à Dakar, les mythes complotistes contre l’armée française au Mali, les romans de Léonora Miano ou encore les débats opposant Cheik Anta Diop à Senghor ? Selon Elgas, on peut lire sur différents terrains, géopolitiques, diplomatiques, culturels, une même impossibilité à penser le rôle néocolonial de la France. Analysant de manière privilégiée la littérature, il réussit le pari de tresser des liens constants entre réception littéraire, stratégies d’écriture et enjeux politiques contemporains. En toile de fond : la notion de haine de soi, l’aliénation que Fanon a tenté maintes fois de décrire, et les diverses manières de penser la pureté originelle. Elgas prend le contre-pied des attentes en la matière : il n’existe pas de pureté originelle pour lui, « la pureté identitaire est une illusion », écrit-il lapidairement. Dès lors, cela rebat les cartes des accusations d’aliénation : de qui, de quoi, si les cultures sont toujours déjà métisses ?

Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial, d'Elgas

Il est en revanche urgent de décrire le rôle exact de la France en Afrique, notamment dans le domaine culturel, pour déconstruire les postures binaires et comprendre les mécanismes complexes de financements de la culture. Rappeurs, slameurs, membres de la société civile qui dénoncent aujourd’hui la France, sont invités, soutenus, entretenus… précisément par des entreprises de diplomatie culturelle française. C’est ce paradoxe au cœur du ressentiment qu’entend affronter Elgas, comme il l’annonce au début de son livre : « Mais, plus au cœur de la réflexion, il est nécessaire de revenir sur la réelle présence française en Afrique, dans une extension du domaine de la Françafrique qui tisse une toile bien plus grande, plus dense, que ne l’expédient les rapides procès. L’aliénation, si jamais elle existe, réussit l’exploit d’aliéner également le contre-discours. Le colon est au cœur de tout, ce qui détruit comme ce qui brille. »

Disons-le d’emblée : ce petit livre est un brûlot iconoclaste. Il brûle les idoles. Il n’est pas anodin que le premier ouvrage cité soit le Candide de Voltaire : à bien des égards, Elgas s’en inspire, par le ton, par l’irrévérence. Reprenant une à une les accusations d’aliénations opérées par les militants de l’afrocentrisme, Cheik Anta Diop en première ligne, Elgas répond et pare les attaques dans une grande mise en scène reprenant fréquemment la métaphore du procès. Senghor, trop essentialiste, Yambo Ouologuem, afropessimiste, Camara Laye, complaisant avec la puissance coloniale, Mohamed Mbougar Sarr, dont la consécration française serait suspecte… Tous ont en partage d’avoir trop frayé avec la France.

Elgas analyse ces accusations qui ont l’avantage de légitimer celui qui les profère : « L’autre, l’aliéné, dont on démasque la docilité, la soumission, la félonie à la cause des siens pour le dire trivialement, devient aux yeux de tous coupable. On gagne en authenticité dès lors qu’on s’évertue à le démasquer et à le stigmatiser. » Cette « blessure coloniale » que dénonce Cheik Anta Diop, cette aliénation que décrit Fanon, sont devenues les gages d’une authenticité érigée en fantasme, sans aucun contenu, par celui-là même qui l’énonce. Les « prophètes de l’authentique » sont confrontés à leurs propres contradictions : ainsi Elgas pointe-t-il avec humour que le wax, tant célébré comme icône du continent, est en réalité un tissu hollandais. Ainsi interroge-t-il le fétiche de la langue maternelle, brandie comme gage de vertu politique par un Boubacar Boris Diop prompt à vilipender les « naufragés de la langue maternelle » qui écrivent en français : mais combien de lecteurs lisent réellement des romans en wolof ? Et de quelle classe sociale parle-t-on alors ? Elgas rétorque, empruntant l’expression à Kateb Yacine, que le français est un « butin de guerre », et qu’il n’existe pas en réalité de pureté littéraire.

Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial, d'Elgas

Le centre culturel français de Saint-Louis, au Sénégal (2006) © Ji-Elle (domaine public)

Elgas décrit en revanche des mécanismes troublants de fabrique de l’opinion internationale par les « nouveaux rebelles ». C’est sans doute l’objet véritable de cet opuscule incendiaire : les mouvements de foule, qu’ils soient dans la rue ou sur Twitter, et leurs puissances imaginaires. Partant de la littérature, Elgas ne cesse en effet de revenir au contemporain, celui des troupes Wagner au Sahel, celui du débat sur le franc CFA, celui de l’influence russe dans les réseaux sociaux en Afrique de l’Ouest… C’est que, pour lui, les imaginaires, notamment littéraires, sont intensément connectés aux fabriques des imaginaires politiques, et inversement.

Il en vient alors à éclairer ce paradoxe : les détracteurs de la Françafrique, ceux qui se font les hérauts d’une pureté nationale mythifiée, sont en réalité découverts, diffusés, relayés par des institutions culturelles françaises. RFI, les instituts français en Afrique, l’AFD, en quête de nouveaux talents, financent massivement la création africaine, quitte à financer des contre-discours. Avec l’effet pervers suivant : le contre-discours antifrançais en vient à être financé… par la France même, s’achetant du même coup une bonne conscience de liberté d’expression et de promotion du pluralisme. Elgas recourt à un exemple qui a valeur de paradigme : le chanteur Awadi, vilipendant sur scène la présence de la France en Afrique, au sein et à l’invitation de l’Institut français de Dakar. Terrible constat : « L’absence d’un dispositif culturel recensant les talents, forgeant le mérite, détectant le génie local et offrant aux artistes la possibilité de leur rêve a été sanctionnée par la diffusion des Alliances françaises, des Instituts français, des ONG, d’autres pays, dont le maillage dense offre dans les enclaves du continent une occasion d’échapper à la gangue misérable du pays, à l’horizon bouché des rêves, des illusions, denrées si précieuses pour une jeunesse qui représente 75 % de la population. De la capitulation à investir dans la culture, à soutenir des projets artistiques, est née une précarité endémique des arts et de la culture dans le continent. La productivité si belle et si revigorante, n’ayant pas d’interlocuteur, de soutiens locaux, de mécènes, n’a plus vers qui se tourner, sinon le bailleur occidental ».

Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial, d'Elgas

Un banc décoré dans le jardin du Centre culturel français de Dakar (2007) © Ji-Elle (domaine public)

Autre exemple : les célèbres Ateliers de la pensée, qui appellent à décoloniser les savoirs, mais qui sont en réalité soutenus financièrement par l’AFD et hébergés par l’Institut français au Sénégal. La diplomatie culturelle française en vient à financer sa propre critique mais, ce faisant, la France sort tout de même gagnante, puisqu’elle conserve son rôle de mentor. Impossible de sortir de l’hégémonie française : les postures des uns et des autres ne sont pas plus authentiques les unes que les autres.

Elgas continue son « autoscopie » du continent, en dressant la généalogie du sentiment anti-français et anti-occidental dans une série de vignettes thématiques, sur le foot, sur le rôle d’Auchan comme entreprise prédatrice, sur l’impunité des soldats français déployés sur le continent, sur le double jeu des élites politiques africaines qui sollicitent l’aide militaire française tout en la dénonçant à des fins électoralistes, sur le rôle de l’islam comme indicateur de pureté idéologique…

Rejoignant les analyses d’un Rémi Carayol dans Le mirage sahélien (La Découverte, 2022), ou d’un Jean-Pierre Bat concernant le rôle de Foccart en Afrique (Gallimard, 2012), Elgas dénonce « l’extension du domaine de la Françafrique ». Quels ressorts pour penser aujourd’hui une diplomatie équitable des imaginaires ?

Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial, d'Elgas

Le centre culturel français de Saint-Louis, au Sénégal (2006) © Ji-Elle (domaine public)

Il est particulièrement féroce à l’encontre du décolonial, accusé d’opérer une « traque » des aliénés au risque d’occulter des pans entiers de la recherche scientifique en fonction d’un baromètre colorimétrique gage d’authenticité – Elgas revendique en effet comme maîtres à penser autant Georges Balandier que Jean-François Bayart, faisant fi des prétendus communautarismes. J’ai tendance à penser qu’il est trop sévère à l’encontre d’une mouvance décoloniale qui n’a rien d’homogène, et qui regroupe des travaux fort divers d’Amérique du Sud et plus timidement d’Afrique, qui n’ont rien à voir avec les récupérations militantes hexagonales. Mais ce qui m’intéresse à la fin de son ouvrage est, non pas la controverse sur le décolonial, mais bien plutôt l’ultime jeu qu’il propose au lecteur dans la formule d’incolonisable. Elgas postule en effet des « réserves » incolonisables des peuples, qui marquent l’agentivité des populations, leur manière de recevoir la colonisation, de l’incorporer et de la combattre. Il faudrait alors apprendre à relire la « coconstruction de la modernité », tout en réfutant les chimères des origines fantasmatiques. Je serais tentée de rapprocher ces analyses sur la modernité d’un décolonial comme Walter Mignolo ou encore des analyses sur le « cannibalisme » d’un Eduardo Viveiros de Castro, mais ce serait taquin.

Malaise, nausée, ressentiment. Elgas revient sur les colères littéraires, il revient également sur les colères de la jeunesse africaine contemporaine, en montrant à l’œuvre une commune interrogation au sujet de la relation françafricaine. Reprenant abondamment la métaphore du procès, procès public, procès des réseaux sociaux, procès de la notoriété, Elgas ausculte nos peurs et nos indignations. Il montre tour à tour que les accusations d’aliénation sont injustes (revalorisant du même coup une galerie d’auteurs, Senghor, Camara Laye, Yambo Ouologuem), tout en reprenant tout de même à Fanon son implacable quête des « poches de survivance de l’infrastructure coloniale », et des « éblouissements » contemporains (au sens que leur prête Joseph Tonda dans L’impérialisme postcolonial. Critique de la société des éblouissements, Karthala, 2015). Renvoyant dos à dos l’afropessimisme et l’afro-optimisme, Elgas montre à quel point l’authenticité est une vérité hors sol. Transformer véritablement le récit (narrative) postcolonial, c’est avant tout revendiquer des identités multiples, comme il le fait en conclusion, assumant un parcours entre les imaginaires, entre les livres, entre les langues.

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