Est-ce un puzzle postmoderne ? Un dessin subtil dans le tapis persan, la mosaïque d’une civilisation au déclin, disparue ou presque, un cocktail (éventuellement Molotov…) ou tout simplement un hommage un peu byzantin et terriblement intelligent à Walter Benjamin ? Ce n’est en tout cas pas une biographie – un biopic – non plus qu’une nouvelle étude sur l’auteur d’Enfance berlinoise. Benjamin semble occuper le centre d’un dispositif ingénieux imaginé par Aurélien Bellanger, destiné à comprendre (comme l’indique le titre de cette sorte de roman inachevé) le XXe siècle, avec les instruments, les outils du XIXe siècle, élaborés (notamment) dans le Livre des passages, ce Passagen-Werk formé de citations, de fragments et de remarques cryptiques, que Benjamin rassemble dans les années 1934-1940.
Aurélien Bellanger, Le vingtième siècle. Gallimard, 432 p., 23 €
Philippe Ivernel, Walter Benjamin. Critique en temps de crise. Édition établie, annotée et préfacée par Florent Perrier. Postface de Irwing Wohlfarth. Klincksieck, coll. « Critique de la politique », 424 p., 35 €
Ce serait mentir que d’affirmer qu’on a accueilli ce livre, ce « roman » qui n’en est pas un, sans quelque réserve, moins en raison des ambitions théoriques qu’il affiche ou de la caricature de Maurice Nadeau que de la pratique générale du pastiche. Proust a donné ses lettres de noblesse au genre mais ici l’affaire est sérieuse et assez troublante. Pour tout dire, le recenseur, passé le premier texte, n’a pas cherché à vérifier si telle ou telle lettre, tel ou tel document était authentique ou non ; ce serait dissiper l’intérêt du tour de force, négliger toute l’impressionnante érudition benjaminienne qui est ainsi mobilisée. Tout est faux, tout est vrai.
Le vingtième siècle, le titre à lui seul le signale, est une œuvre complexe et ambitieuse qui se déroule sur deux plans chronologiques, confrontant les années 1930 en Allemagne à notre contemporain : trois personnages symboliques, Ivan Lepierrier, un militant activiste d’extrême gauche qui revendique les actions violentes ponctuelles, Thibault Massy, un jeune architecte, Edith Gerson, une enseignante, qui assistent médusés un soir d’août 2004 au suicide d’un poète, François Messigné, après qu’il a donné une conférence sur Walter Benjamin. Il se jette dans le jardin clos de la Bibliothèque nationale. Un suicide qui semble faire écho à celui de Benjamin lui-même en 1940, à Port Bou, voire à celui de son ami Fritz Heinle en 1914. Très vite s’impose l’idée que le poète voulait écrire le « grand roman récapitulatif d’une civilisation sur le point de s’achever », la nôtre, la modernité, l’équivalent de ce que Dante avait réalisé pour le Moyen Âge. Ce que Benjamin a également tenté de faire. Et le manuscrit aurait été caché dans ce jardin clos de la BnF, comme le suggère un bibliothécaire assez inquiétant qui pourrait être Georges Bataille. On est en pleine aventure par lettres.
Premier fil rouge dans cette entreprise critique raffinée : la mise au pilori des tendances de l’architecture actuelle, de la modernité arrogante des Grands Travaux et de tout ce qui contribue, sous prétexte de savoir et d’intelligence, de « révolution numérique », à la disparition du livre en tant que tel, à l’effacement de la notion d’œuvre, disparition annoncée par Mallarmé et décrite et actée par Benjamin dans le montage de Sens unique. La séparation de la BnF en deux entités, en deux sites, Mitterrand et Richelieu, loin de n’être qu’une mesure bureaucratique, apparaît alors comme la cause d’un véritable traumatisme : Aurélien Bellanger y voit triompher la « malédiction de Gutenberg » même si on perçoit mal ce qu’il redoute de la « combinatoire » leibnizienne. Il est particulièrement en verve quand, sous la plume de ses trois héros, il met en évidence les travers d’une architecture du monumental, de l’inhumain. Quand il évoque « une salle de lecture destinée à assassiner son lecteur et à devenir peu à peu moins la salle des livres rares que celle de leurs rares lecteurs », il fait sentir la « mélancolie des bibliothèques » et la froideur du béton. L’image de Benjamin consultant les fichiers de la BN – la fameuse photographie de Gisèle Freund – ne montrerait plus l’attention portée à la science mais la souffrance du martyr. Le Livre des passages devient alors une sorte d’ultime hommage au livre au moment de sa disparition.
Mais le sort réservé aujourd’hui au livre est d’une portée plus grande que le désarroi de quelques intellectuels même sympathiques. Il est de part en part politique, comme l’indique Aurélien Bellanger, avec son énigmatique personnage d’Ivan Lepierrier, un militant venu de l’extrême gauche, tendance black bloc, qui revendique et assume une certaine violence dans la contestation – en se réclamant de Benjamin –, ce qui le conduit à choisir un temps la clandestinité et, plus curieusement, à lancer une tentative d’occupation de la BNF sur le modèle des ZAD, ces « objets politiques nouveaux » d’occupation du terrain et du temps. La mort du livre, telle qu’elle s’affiche sur les bords de la Seine, avec le bâtiment censé le conserver, est le symbole d’une évolution plus profonde, la mort de la ville elle-même. L’exemple en est donné par Berlin qui, sous la plume inspirée d’Aurélien Bellanger, lors de promenades dans les alentours du Tiergarten, se transforme en « cauchemar de ville », en « capitale des Enfers », autrement dit en triomphe sans reste de la marchandise.
« Sans reste » ? Voire. Par sa richesse même, ce roman prodigieusement « benjaminien » ne parvient pas à résoudre une difficulté centrale. Est-ce « le bonheur de l’expression » qui compte en définitive, la joie du collectionneur, la sensibilité du flâneur, ou le radicalisme pessimiste de la vision de l’histoire ? Quand faut-il prendre Benjamin au mot ? L’œuvre qui demeure, à quelques publications près, ce sont de séduisantes variations sur des thèmes bien connus – le kitsch, l’enfance, les illustrés, les romans policiers, le sapin de Noël, le fer et le verre, la publicité… Autant de manifestations colorées, de fantasmagories nées de l’emprise de la marchandise sur nos vies et nos villes. Face à cela, Benjamin est aussi le penseur de la violence révolutionnaire et du messianisme radical. Selon une formule attribuée (dans le livre…) à Adorno, « Benjamin a formé un concept de révolution originale, […] qui n’emprunterait plus ses termes au registre de la politique, mais à celui de la religion ». Lui seul aurait pris le matérialisme au sérieux « dans ses effets spirituels ». Un extrait de la conférence (fictive) du poète ouvre d’intéressantes perspectives sur le jeu de l’histoire. « Pour moi Benjamin est une figure religieuse. Ni une annonciation, ni un prophète, mais plutôt un roi mage – celui qui, une fois pour toutes les cases du calendrier de l’Avent de la métaphysique ouvertes, vient nous rappeler qu’il y aura encore des dieux à renaître : “Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir.”»
Qu’eût-il pensé de cet exercice ? Philippe Ivernel (1933-2016) a fait partie, comme Maurice de Gandillac, des benjaminiens de la première heure qui ont tant contribué à la difficile diffusion de l’œuvre de Benjamin. Jeune agrégé d’allemand en poste dans le Nord, c’est à Brecht que Philippe Ivernel doit sa découverte de Benjamin. Florent Perrier, avec un remarquable soin, a réuni, édité et annoté l’ensemble des travaux de ce germaniste engagé, dont les éléments de sa thèse inaboutie des années 1960, de nombreuses recensions et des essais indispensables à la bonne compréhension de Benjamin, un penseur, dit-il, qui associe métaphysique du langage et politique du geste, du corps et du théâtre.
Dans un entretien inédit avec Vincent Bady, Philippe Ivernel met en évidence certaines tensions voire contradictions entre la fascination face à la catastrophe permanente et la réelle quête du bonheur (avec la belle révolutionnaire Asja Lacis), la sobriété revendiquée d’ « Expérience et pauvreté » – ce texte essentiel, une clef – et l’imaginaire surréaliste, l’arrêt révolutionnaire du temps et le messianisme juif, la « tradition des opprimés » et l’hermétisme assumé. On ne peut qu’inviter ceux qui s’intéressent à Benjamin à se plonger dans ces pages sur Sens unique, sur Enfance berlinoise, sur « Fuchs, le collectionneur », sur « Paris capitale du Front populaire ou la vie posthume du XXe siècle ». Ils retrouveront chaque fois la même « volonté prophétique », le même rapport au temps présent, cette « flamme toute d’actualité et de proximité » que parvient encore à faire briller le « Petit Bossu » du conte.