Françoise Héritier a posteriori

Dans sa biographie de Françoise Héritier, l’anthropologue Gérald Gaillard entend mettre « en situation » l’itinéraire de la chercheuse. Les trois premiers chapitres, consacrés à ses années de formation et à ses premiers terrains, s’appuient sur des matériaux issus de la thèse de l’auteur (entretiens oraux, archives de l’EHESS et du Centre Africain de la Sorbonne), lui permettant d’éclairer à grands traits ses sociabilités à ses débuts et son parcours institutionnel dans le contexte de l’africanisme français des années 1960. En revanche, la suite du livre, s’appuyant presque exclusivement sur des entretiens rétrospectifs de Françoise Héritier et sur ses publications, propose une mise en situation qu’il nous paraît nécessaire de discuter.


Gérald Gaillard, Françoise Héritier, la biographie. Préface de Michelle Perrot. Odile Jacob, 240 p., 22,90 €


Gérald Gaillard troque alors le contexte de l’évolution de la discipline anthropologique et des sociabilités de la chercheuse pour une sorte de Zeitgeist mobilisé pour expliquer tant les évolutions de la pensée de l’anthropologue que les dynamiques des institutions de recherche. Ainsi, l’attention prêtée par Françoise Héritier à la personne femme chez les Samo serait « indéniablement inspirée par la montée du féminisme ». Malheureusement, la pensée de la chercheuse n’est jamais analysée à travers le prisme des évolutions de la discipline anthropologique et du champ des sciences sociales françaises.

Françoise Héritier, la biographie, de Gérald Gaillard

Dans le même esprit, l’auteur évoque la crise de la « vache folle » pour dresser le contexte de l’élection de Philippe Descola au Collège de France à la chaire d’« Anthropologie de la nature » en 2000 sans se pencher sur la physionomie scientifique de l’institution ni sur les stratégies à l’origine de la création de cette chaire, proposée par Françoise Héritier dès 1994 au cours de réunions informelles entre professeurs de l’établissement. Les stratégies des acteurs et le contexte institutionnel dans lequel elles s’inscrivent disparaissent ainsi au profit d’une atmosphère assez vague qui apparaît davantage comme un décor que comme un éclairage.

Les entretiens rétrospectifs de la chercheuse sont mobilisés comme sources primaires là où il serait plus intéressant de les considérer comme autant de reconstitutions d’une mémoire a posteriori. Cet usage conduit en outre à des analyses un peu rapides. Ainsi, lorsque Gérald Gaillard se penche sur l’élection au Collège de France de Françoise Héritier, s’appuyant sur un entretien de la chercheuse diffusé en février 2017 sur France Culture, il suggère que Lévi-Strauss, pour la faire élire, « a trouvé une clef en introduisant la notion de comparaison dans l’intitulé de la chaire » car il ne pouvait exister deux chaires d’anthropologie au sein de l’institution. L’explication peut sembler insuffisante si on la met en regard avec le fait que la chaire d’« Anthropologie sociale » de Lévi-Strauss est alors contemporaine de la chaire d’« Anthropologie physique » de Jacques Ruffié. La chose n’a rien d’exceptionnel puisque, quelques années plus tard, la chaire de Nathan Wachtel, intitulée « Histoire et anthropologie des sociétés méso- et sud-américaines », coexiste avec la chaire d’« Anthropologie de la nature » de Philippe Descola. Les deux hommes se succèdent d’ailleurs à la tête du Laboratoire d’Anthropologie Sociale sans que l’institution s’en émeuve. En outre, lorsque Gérald Gaillard associe le terme de comparatisme à une stratégie de Lévi-Strauss sans lien avec la physionomie scientifique du Collège de France, il omet qu’entre 1973 et 1986, en comptant l’intitulé de la chaire de Françoise Héritier, quatre intitulés comparatistes sont adoptés à l’assemblée des professeurs et que tous « consacrent l’entrée au Collège de France de représentants du structuralisme », comme le rappelle Pascale Rabault-Feuerhahn (1).

Irréductible à une ruse de Lévi-Strauss dont on comprend mal les ressorts, l’élection de Françoise Héritier est à inscrire à la fois dans l’histoire de l’institution, qui apparaît comme un bastion structuraliste dans les années 1970-1980, et dans les sociabilités savantes de la chercheuse. En effet, à travers sa participation aux travaux du Centre Royaumont sur les rapports entre anthropologie sociale et génétique des populations dans les années 1970 aux côtés de plusieurs biologistes du Collège de France, Françoise Héritier apparaît comme une candidate insérée dans les réseaux de l’institution et conforme à l’idéal de complémentarité disciplinaire entre anthropologie et biologie promu en son sein depuis le début des années 1970. L’importance de ces sociabilités dans l’élection de la chercheuse s’observe tant dans la présentation de sa candidature par Lévi-Strauss, qui y insiste sur l’apport de ses travaux pour les généticiens des populations, que dans la nature des soutiens dont elle bénéficie (Jacques Ruffié et François Jacob, biologistes du Collège de France qui participent tous deux à ces rencontres du Centre Royaumont, soutiennent sa candidature).

Françoise Héritier, la biographie, de Gérald Gaillard

Entrée du Collège de France, rue des Écoles (Ve arrondissement de Paris) © CC2.0/Guilhem Vellut/WikiCommons

Gérald Gaillard ne s’attarde à aucun moment sur la réception des travaux de l’anthropologue. Pour L’exercice de la parenté (1981), l’auteur se contente d’affirmer que l’ouvrage serait resté « sans écho » en citant seulement la recension d’Emmanuel Terray et celle d’Alan Barnard. Concernant les autres ouvrages, il n’étudie pas leur réception. Il ne mentionne pas les nombreuses controverses – pourtant fort polémiques – portant sur « l’inceste du deuxième type » ou sur les théories défendues par Françoise Héritier dans les deux tomes de Masculin/Féminin (1996 et 2002). Le lecteur peut dès lors difficilement se faire une idée de la place de la chercheuse dans le paysage des sciences sociales et de l’anthropologie française ou internationale. La présentation de l’itinéraire intellectuel de Françoise Héritier prend ainsi la forme d’une chronique de ses publications brièvement résumées par l’auteur sans qu’elles soient replacées dans les multiples contextes discursifs et champs de lutte épistémologiques dans lesquels elles s’inscrivent.

Les passages du livre dédiés aux engagements politiques de la chercheuse, par ce qu’ils omettent de mentionner, confinent quant à eux à l’hagiographie. À titre d’exemple, si l’auteur signale en passant que la position de Françoise Héritier concernant l’homoparentalité a évolué, il passe sous silence la tribune anti-Pacs qu’elle a signée dans Le Monde du 27 janvier 1999 et surtout son interview du 9 novembre 1998 dans La Croix. La chercheuse y affirmait que « nos modes de pensée et notre organisation sociale sont fondés sur l’observation principale de la différence des sexes » et qu’on « ne peut raisonnablement soutenir que cette différence se déplace au cœur du couple homosexuel », désignant ainsi la parenté homosexuelle comme impossible car impensable. C’est pourtant cet article qui motive l’essentiel des critiques formulées à l’encontre des positions de Françoise Héritier (citons, entre autres, celles d’Éric Fassin, de Didier Eribon et de Jeanne Favret-Saada) qui poussèrent Lévi-Strauss à les condamner à son tour. Dans une lettre destinée à Éric Fassin et publiée ultérieurement, eu égard aux positions de sa disciple, Lévi-Strauss écrit que « les choix de société n’appartiennent pas au savant en tant que tel, mais – et lui-même en est un – au citoyen » (2). Il apparaît plus probable que le changement de position de Françoise Héritier soit lié à ces critiques, ayant entraîné le désaveu de son maître, plutôt qu’à son évolution « dans un milieu plutôt favorable au mariage de personnes de même sexe » ou à ses relations avec des « homosexuels déclarés », comme le suggère l’auteur.

En privilégiant, pour reprendre les mots de Bourdieu dans « L’illusion biographique », « la succession longitudinale des événements constitutifs de la vie considérée comme histoire par rapport à l’espace social dans lequel ils s’accomplissent », ce livre n’apporte pas beaucoup plus d’informations que les nombreux entretiens rétrospectifs de Françoise Héritier et donne l’impression de contribuer, en définitive, à une entreprise mémorielle trop souvent caractéristique des biographies de grandes figures intellectuelles. Il est à ce titre notable que la version française du livre de Gérald Gaillard, initialement paru en anglais (Berghahn Books, 2022), soit publiée chez Odile Jacob, éditrice de Françoise Héritier (3). Une politique éditoriale qu’il serait intéressant d’historiciser.


Isaac Desarthe est doctorant en Science Politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il y prépare une thèse intitulée « Françoise Héritier et l’anthropologie. Contribution à une histoire des sciences sociales à partir d’une trajectoire exemplaire ».
  1. Pascale Rabault-Feuerhahn, « La comparaison fait-elle discipline ? Intitulés comparatistes et dynamique des chaires au Collège de France » in W. Feuerhahn (dir.), La politique des chaires au Collège de France, Les Belles Lettres/Collège de France, 2017, p. 383-434.
  2. Lettre publiée dans Daniel Borrillo, Éric Fassin et Marcel Iacub (dir.), Au-delà du PaCS. L’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, PUF, 1999.
  3. Correction du 28 avril 2023 : une première version de cet article indiquait par erreur qu’Odile Jacob avait également publié une biographie de Françoise Héritier par Laure Adler, or l’éditeur de ce livre, Françoise Héritier, le goût des autres est Albin Michel.
Gérald Gaillard a fait parvenir une réponse à EaN, que vous pouvez retrouver ici.

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