Poèmes de la couleur du temps

La poésie britannique récente est assez mal connue en France ; l’anthologie composée par Jacques Darras et Martine De Clercq en donne un aperçu intéressant. Les poètes concernés sont nés entre les années 1920 et 1960, c’est-à-dire après plusieurs poètes connus tels que W. H. Auden et Philip Larkin, mais avant les représentants de la poésie actuelle comme Kae Tempest. Pour la plupart, ils sont peu (voire pas du tout) traduits en français. La préface de Jacques Darras retrace la généalogie des courants poétiques outre-Manche et au-delà ; si le recueil exclut les auteurs d’Irlande (du Nord comme du Sud), qui ont fait l’objet d’une autre publication [1], il inclut des voix de poètes des trois nations britanniques (Angleterre, Pays de Galles, Écosse) et du Commonwealth, comme l’Antillais Derek Walcott ou la Néo-Zélandaise Fleur Adcock, une pratique courante dans les anthologies anglophones telles que le Forward Book of Poetry qui paraît chaque année.


L’île rebelle. Anthologie de poésie britannique au tournant du XXIe siècle. Édition bilingue. Choix  de Martine De Clercq. Préface de Jacques Darras. Trad. de l’anglais par Martine De Clercq et Jacques Darras. Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 560 p., 15,50 €


On trouve naturellement dans ce livre les récents poètes lauréats de l’Angleterre, du Pays de Galles et de l’Écosse. Pour l’Angleterre, c’est une longue tradition dont les derniers représentants sont Andrew Motion, Carol Ann Duffy (première femme à porter ce titre) et Simon Armitage. L’Écosse et le Pays de Galles, dans la logique d’une autonomie accrue depuis les années 2000, ont non seulement leur propre parlement mais aussi leur propre « poet laureate » : ici, Edwin Morgan, Liz Lochhead, Jackie Kay et Kathleen Jamie côté écossais, Gillian Clarke et Gwyneth Lewis côté gallois.

L’île rebelle, une anthologie de poésie britannique

Les grandes figures de la poésie et, plus largement, de la littérature transparaissent dans de nombreux poèmes, quand elles ne sont pas explicitement citées. Au détour d’un vers, on devine Shakespeare, on croise Blake, Byron, Wordsworth ou les sœurs Brontë. Les mythes ne sont pas en reste, souvent remis au goût du jour : Narcisse, Aristée, Eurydice ; cette dernière règle son compte à Orphée sous la plume de Carol Ann Duffy : « Et si c’était à refaire, / soyez sûres que je préfèrerais parler de ma propre voix / plutôt que d’être sa Très Chère, sa Bien-Aimée, sa Dame Noire, sa Déesse Blanche etc, etc. / […] Oh les filles, oubliez ce que vous avez lu dans les livres. / Je vais vous dire comment ça s’est passé – / J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir / pour qu’il se retourne. / Que devais-je donc faire, lui dis-je, / pour qu’il se rende compte que c’était fini entre nous ? » Sans oublier le Petit Chaperon rouge, la Dame de Shalott de Tennyson, l’Alice de Lewis Carroll et aussi, révélée à la fin d’un poème de l’Écossais Robin Robertson, une selkie, une de ces créatures féminines de légende qui laissent parfois de côté leur peau de phoque pour se baigner.

La Grande-Bretagne industrielle, celle du charbon et de l’acier, inspire encore malgré le déclin de ces activités. C’est Geoffrey Hill évoquant le forgeron gallois qu’était son arrière-grand-père, ou bien Sean O’Brien aux prises avec les strates de l’histoire : « Il reste des mineurs encore / Dans les rivières souterraines / De Palmersville et de West Moor, / Il y a de précaires lampes de casque prises dans les racines / Où le charbon commence à renaître. / Elles continuent de s’enfoncer avec lenteur / S’insinuant entre les filons désœuvrés, / Jusqu’aux gouffres noirs du lit du monde. » La Grande-Bretagne qu’on pourrait appeler « sociale », celle des films de Ken Loach ou de Mike Leigh, apparaît dans l’évocation des classes populaires (fans de football, réceptionnistes et autres « invisibles »), des transgressifs (tagueurs de tombes, adolescentes en goguette) et de ceux qui passent souvent pour une charge pour la société : autistes, personnes âgées en perte de repères. Mais à côté de cette tendresse pour les humbles, il existe un rejet de l’altérité que plusieurs générations auront connue : Gillian Clarke parle de la honte d’être galloise intériorisée par sa mère, et Daljit Nagra de sa propre honte, à l’adolescence, d’avoir une mère indienne. Tout cela sur fond de violence : « je me faisais tabasser / (dans les toilettes) par des skinheads / résolus à tirer la chasse d’eau sur l’ennemi de l’intérieur ».

La Grande-Bretagne, c’est aussi un certain rapport à la nature et aux animaux ; sans verser dans le pastoralisme, Selima Hill redore le blason des vaches en célébrant la placidité enviable du bovin ; on peut aussi y voir la réappropriation du mot « cow », souvent utilisé à l’adresse des femmes comme une insulte. La campagne a des aspects moins domestiqués, que célébraient déjà les poètes des siècles passés, et certains lieux demeurent intouchés par l’activité humaine. On connaît les écrits en prose de Kathleen Jamie sur l’observation de la nature, comme Tour d’horizon ; son compatriote John Burnside exprime dans Renard arctique le même émerveillement devant l’apparition d’un animal sauvage que l’on n’attendait pas.

L’île rebelle, une anthologie de poésie britannique

© Jean-Luc Bertini

Peter Reading parodie l’ode À une alouette de Shelley à la fin de son poème Afflatious qui tourne en dérision ce passe-temps ô combien britannique, l’observation des oiseaux, dont il est lui-même un fervent adepte. Le rossignol cher à John Keats, entre autres, est évoqué par Ruth Fainlight sous un aspect beaucoup moins charmeur tandis que Jeffrey Wainwright, remontant jusqu’aux poètes métaphysiques du XVIIe siècle, en fait un avatar du poète : « À la manière du rossignol “aux prises avec sa nature délicate” / il nous faut, pauvres créatures, nous démener avec la langue. » Robert Minhinnick écrit sur le renard qui traverse les époques, faisant la part belle aux allitérations de consonne initiale caractéristiques de la langue anglaise ; on le voit, on l’entend dans la version originale mais aussi (autant que faire se peut) dans la traduction : « Le renard est dans les fossiles et les folios, m’écriai-je. / Le renard est dans la section Photo et Folklore. / Le renard est dans le flux du foyer, / le renard est dans la foule ».

La présence humaine, d’hier comme d’aujourd’hui, n’est jamais très loin : la reine-des-prés (poème de Kathleen Jamie) pousse à l’endroit où a été enterrée une « poétesse gaélique », comme dans la Lettre à Sylvia Plath d’Anne Stevenson : « Dis-moi, tous ces arbustes et herbes folles / répandant leur calme longévité / sur le jardin de ton lit / ont-ils du temps pour toi, à présent que tu es partie ? » L’aigrette blanche est pour Derek Walcott tout à la fois la présence immuable du monde non humain, le souvenir d’un ami cher désormais disparu et une métaphore de l’écrivain : « Nous avons un instinct en commun, la même voracité, / le bec de mon stylo picore ces insectes grouillants, / les noms, avant de les engloutir, ma plume lit / à mesure qu’elle écrit, secouant rageusement ce que son bec rejette, / la sélection, voilà ce qu’enseignent les aigrettes / sur le gazon grand ouvert, hochant la tête cependant qu’elles lisent / dans un silence avisé, une langue d’au-delà de la parole. » Le temps, parfois au contraire suspendu, brouille les limites entre la conscience du monde et le monde lui-même : « Le temps devient ma propre république / Gratuite et intime du vent frais et de la mer bleue. / Pendant trois heures je serai mon propre professeur / À l’école buissonnière du rivage et son mobilier d’herbe. » (Douglas Dunn)

L’île rebelle, une anthologie de poésie britannique

Sur la rivière Avon, à Warwick, dans les Midlands (centre de l’Angleterre) © CC4.0/DeFacto/WikiCommons

Jacques Darras souligne la prééminence de l’élément liquide dans la poésie britannique ; assurément, l’eau est partout dans ces poèmes, les rivières « mouth to mouth » se font du bouche à bouche (« d’embouchure à embouchure »), le son singulier « ll » de la langue galloise (qui appartient aux consonnes fricatives) évoque le bruit de la mer avec « le ll-ll-ll des vagues sur le rivage », l’eau se confond avec la voix comme élément fondamental : « Cette goutte sur la langue / fut le premier mot du monde ». Et quelle métaphore plus efficace que celle d’un cours d’eau pour évoquer l’histoire des lieux, comme dans La rivière de Birmingham de Roy Fisher : « Ces rivières vivantes ont / abondamment arrosé les champs, donné / à boire ; entraîné des moulins de faible puissance, fait / marcher les Manufactures de Soho, collecté les déchets / et les eaux sales. Cédé la place à la vapeur, / collecté les eaux usées, les poisons industriels. Cédé la place / à l’eau propre du pays de Galles, continué de capter / la typhoïde. Ont été englouties loin des regards / sous les rues, les avenues, les murs derrière des ateliers ». D’autres auront choisi la Severn, ou la Dart, plus au sud, ou encore ces lieux entre la terre et l’eau, ce que Jackie Kay décrit comme « l’endroit où une honnête rivière / vient serrer la main à la mer » et que Philip Gross nomme « entreterre ». C’est ce sens de l’écoulement du temps, de l’histoire qui se dépose en couches successives, qui traverse le recueil : Fleur Adcock l’évoque au travers d’expériences que chacun peut faire en constatant son propre vieillissement ou en feuilletant un album de photos de famille, tandis que d’autres, on l’a vu, se focalisent sur un lieu, un élément de paysage, une espèce endémique.

Pour un tiers des poètes choisis, un seul poème sert d’échantillon ; il est ainsi regrettable qu’on ne lise ici de Ruth Padel que l’un des poèmes qu’elle a consacrés à son aïeul Charles Darwin, alors qu’un extrait de son recueil Mara Crossing (récemment réédité sous le titre We Are All from Somewhere Else) sur le thème de la migration aurait permis de mettre en évidence un lien avec la poésie d’Elaine Feinstein : « Fin mars, des oiseaux venus de Gambie, / des fauvettes gorge blanche, qui ont hiberné dans / les branches d’un acacia duveteux ; / le chardonneret de Mandelstam ; des oies / à pattes roses en provenance de l’Arctique. Tous / arrivent guidés par les étoiles, suivant / des voies aériennes aussi vieilles qu’Homère et Jérémie. / L’immigration aviaire est en déclin cette année, / mais les humains ont encore des raisons de se déplacer, / chronique ordinaire de la pauvreté, ennemis, / ou ciels menaçants couleur tabac. » C’est un sujet que l’on retrouve dans l’œuvre récente de plusieurs poètes britanniques, Benjamin Zephaniah et Zaffar Kunial par exemple, et plus largement dans la poésie actuelle (on pense au recueil Invasive Species de Marwa Helal, ballotée entre l’Égypte et les États-Unis) ; le Printemps des Poètes ne s’y est pas trompé en choisissant le thème des frontières pour l’édition 2023.

On est donc très loin d’une Grande-Bretagne drapée dans son Union Jack et retranchée derrière ses falaises, mais au cœur d’une terre fluviale et maritime, rurale et urbaine, qui mesure les défis d’un monde où il faut conjuguer le local et le global. Souhaitons que ce recueil, fruit d’un travail considérable, contribue à mieux faire connaître la richesse de la poésie britannique. Hommes et femmes tentent de trouver leur place dans l’espace mouvant de leur île mais aussi dans le temps, dont tout être et toute chose semblent ici prendre la mesure. Une petite sœur qu’on a vue grandir, se marier et mourir (Hugo Williams), de « foutus hommes » qu’on attend comme on attend le bus (Wendy Cope). Hommes et femmes jouent sur les mots, leurs sens, leurs sons et leurs cadences, tâchant, comme l’écrit Don Paterson, de s’ajuster grâce à eux à l’existence : « Ce n’est qu’ainsi – par la fine obliquité / du discours, parole brisée et mensonge pieux, / que nous nous ajustons, comme s’il était possible d’arrêter / le soleil un degré avant le méridien / puis de le coincer dans l’épaisseur du livre / afin que toutes les choses conservent l’aspect obscur / de leurs contours, et que l’on dispose d’assez de temps / pour mourir, de pénombre pour lire, de distance pour aimer. »


  1. La poésie irlandaise contemporaine, édition bilingue, préface de Jacques Darras et traduction de Martine Chardoux, Le Castor Astral, 2013.

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