Jankélévitch aurait cent vingt ans. Ceux qui ont eu la chance de l’entendre se souviennent de la musique de ses phrases, une espèce d’enthousiasme suspendu. On aurait pu assimiler son enseignement à un apolitisme conservateur et pourtant il défilait dans les manifestations des années 1968 et suivantes. De ses engagements, il ne faisait « pas une affaire » et pourtant il avait combattu dans la Résistance. Il était généreux, au sens où Descartes fait de la générosité la vertu par excellence.
Vladimir Jankélévitch, La conscience juive. Préface de Françoise Schwab. L’Herne, 168 p., 14 €
Françoise Schwab, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey (dir.), Cahier de l’Herne Vladimir Jankélévitch. L’Herne, 296 p., 33 €
En même temps qu’un volumineux Cahier, les éditions de l’Herne publient un livre de Vladimir Jankélévitch intitulé La conscience juive qui produit un effet étrange. Cet ouvrage est fait d’une demi-douzaine de textes hétérogènes déjà publiés quelques mois avant la mort de Jankélévitch par Françoise Schwab, sous le titre Sources (Seuil, 1984). On la retrouve aujourd’hui à la commande de ce Cahier de l’Herne. Il semble que tous ces textes soient des transcriptions d’interventions orales faites à l’occasion des colloques annuels des intellectuels juifs de langue française auxquels il a participé une dizaine d’années durant.
On peut regretter que l’éditeur n’ait pas jugé bon d’être plus explicite sur l’origine exacte de chacun de ces textes, ou de générer une table des matières qui aurait amélioré la vue d’ensemble. On ne sait pas lesquels ont déjà été publiés ni où. La préfacière nous informe qu’une partie des textes réunis dans Sources a été reprise dans le livre d’aujourd’hui. L’information est étonnante puisque le plus gros des deux ouvrages est celui qui n’est qu’un extrait de l’autre. L’imprécision règne. Pourquoi ce changement de titre s’il s’agit en fait d’une reprise quasiment à l’identique ? Le nouveau insiste lourdement sur un point sur lequel Jankélévitch lui-même se gardait bien d’insister. Françoise Schwab reconnaît elle-même que ces colloques avaient « pour dessein d’attirer à leurs réunions, une fois par an, des Juifs éloignés du judaïsme, des Juifs déjudaïsés » [1]. Exactement ce qu’était Jankélévitch. Celui-ci a pu écouter avec intérêt les « leçons pénétrantes d’Emmanuel Levinas » mais il ne faudrait pas laisser entendre qu’il aurait été sur les mêmes positions à propos du judaïsme. N’allons pas, à l’occasion d’un tel anniversaire, donner à penser que Jankélévitch aurait été un philosophe juif, ce que justement il s’est efforcé de n’être pas. Ce sont les antisémites de Vichy qui ont fait de ce penseur laïque un juif en le radiant de l’enseignement sur une base raciste.
On pourrait juger l’affaire dénuée d’importance si elle n’était justement au cœur du propos de Jankélévitch à propos du judaïsme. S’exprimant devant un public juif, lui qui a subi le racisme antisémite ne peut feindre d’ignorer ce qui l’a conduit à Drancy. Il va donc d’efforcer de comprendre ce que peut signifier l’être juif de quelqu’un comme lui. Et c’est là que la démarche de Jankélévitch est passionnante car on y retrouve l’auteur du Presque rien, la grande subtilité d’analyse qui a fait sa réputation. Ce penseur n’est pas un religieux qui parlerait du contenu de sa religion mais un Français que l’administration a révoqué de son poste universitaire, quatre semaines après sa blessure sur le front où il était assez français pour pouvoir combattre. Il s’interroge donc sur le sens d’une telle disposition : que signifie « être juif » quand on ne ressent aucun intérêt particulier pour le judaïsme ? S’il est clair que ce n’est pas seulement le regard antisémite qui fait « être juif », c’est quoi ? Un « problème intérieur » ? D’être des « gens pas comme les autres » qui n’ont en commun que d’être encore vivants après la Libération, d’être des survivants qui sont là « par une distraction de la Gestapo sans doute. On nous a oubliés. Nous sommes arrivés après la dernière rafle ».
Avec Jankélévitch, on est souvent plus proche du Sartre des Réflexions sur la question juive que de Levinas. La ressemblance avec la démarche sartrienne tient au fait que tous deux abordent cette question en utilisant les références, les méthodes et les concepts de leurs philosophies respectives, dans toutes leurs différences, leurs antagonismes qui ne les ont pas empêchés de se retrouver du même côté en mai 1968. L’un mobilise la tradition phénoménologique, l’autre Plotin et les mystiques chrétiens. Tous deux écrivent avec gourmandise. Le premier pour jargonner en allemand, le second pour faire jouer le raffinement et les subtilités d’une langue française rendue dans toute sa musicalité possible.
Quand on écoute Jankélévitch – c’est encore possible puisque ses cours de Sorbonne ont été enregistrés pour la radio et diffusés à l’époque chaque semaine –, on est pris par une musique de la phrase qui n’est pas très aisée à définir. Il y a certes un effet de souffle, une manière de lancer la phrase avant de la laisser en suspens, la clausule étant souvent constituée par une comparaison inattendue ou une expression familière qui, d’un coup, confère une impression de réalité concrète à ce qui vient d’être dit.
L’hétérogénéité est de règle dans un recueil comme celui qui est publié ces jours-ci. Certains textes de circonstance, comme des conclusions de colloques, n’avaient pas forcément besoin d’être édités même s’ils n’ont rien d’indigne. On peut aussi découvrir de précieuses pépites. C’est le cas ici avec le texte intitulé L’espérance et la fin des temps. Une trentaine de pages magnifiques, d’une profondeur qui n’a rien à envier à celles de Heidegger. Mais l’image de Jankélévitch a pâti de l’intitulé de sa chaire : parler de « philosophie morale et politique » avait quelque chose de traditionnel, voire de provincialement français, moins fascinant que les pages absconses de Sein und Zeit.
Ce grand universitaire a formé des générations d’étudiants qui n’ont d’autre ressemblance que d’avoir reçu en partage son enseignement. Un des intérêts que présente ce Cahier de l’Herne est de réunir des signatures d’une diversité impressionnante. Devant plusieurs d’entre elles, le lecteur est tenté de se dire : « Ah, elle aussi ! lui aussi ! ». Certains l’ont entendu de son vivant et ont été captivés par ses propos ou touchés par sa générosité et son ouverture d’esprit ; d’autres l’ont seulement lu, avant ou après sa mort, et ont été marqués par la finesse de ses analyses et la séduction de son écriture ; d’autres encore pouvaient n’éprouver aucune dilection pour la philosophie mais s’être passionnés pour un des rares auteurs à savoir dire des choses intéressantes sur la musique, cet art qui se prive de mots et dont il est si difficile de parler. Ils se retrouvent dans ce Cahier et leur rencontre inattendue et surprenante en fait le prix. Elle vaut pour témoignage de ce qu’aura été ce penseur.
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Faut-il écrire « Juif » ou « juif » ? Dans ce livre, on passe d’une graphie à l’autre sans logique perceptible.