L’écriture au carré

Voici un curieux livre, rempli d’images, s’adressant aux curieux, « amoureux de cartes et d’estampes ». Les amateurs de poésie ont lu Mallarmé, Apollinaire, Queneau… voire Maurice Scève. Mais l’antique Porphyrius, le médiéval Raban Maur, le renaissant Blaise de Vigenère, la contemporaine Michèle Métail, en général absents des anthologies, qui les commente ? Beaucoup d’autres figurent dans la « table des principaux personnages » de La lettre au carré. Poésie et permutations.


Emmanuel Rubio, La lettre au carré. Poésie et permutations. Sens & Tonka, 256 p., 27,50 €


Emmanuel Rubio en aurait-il inventé quelques-uns ? Aucun, j’ai vérifié, téléchargeant au passage sur l’excellent site Gallica de la BnF quelques volumes parmi ceux qui m’étaient inconnus. C’est le premier mérite de ce livre : étendre nos lectures « à la clarté des… » écrans. Non pas un ouvrage d’érudition, plutôt un guide qui nous promène dans des espaces mal explorés de l’écriture poétique. L’itinéraire est chronologique.

Qu’est-ce qui relie les œuvres visitées ? Une approche de la poésie où la composition l’emporte sur l’expression, le jeu calculé des lettres sur le fil de la plume, l’art en bref sur la littérature. Affaire de lettrés insoucieux du social, tels le riche héritier Raymond Roussel ou le dandy Tzara. « L’amour du mineur s’accompagne d’une contestation implicite des hiérarchies », remarque d’entrée Rubio, qui poursuit : « la poésie, autant que de forger des constructions langagières, interroge l’institution de la langue elle-même, son émergence. […] Elle interroge la découpe des mots et, par la même occasion, du monde, la suspend un instant, lui fait perdre toute évidence ».

La lettre au carré. Poésie et permutations, d'Emmanuel Rubio

Optatianus Porphyrius (260-334) « Panegyricus », manuscrit du XIIe siècle © Gallica/BnF

Tout commence au début du IVe siècle sous Constantin qui réunifie provisoirement l’Empire romain et le christianise. Porphyrius, préfet de Rome, compose à sa louange des carmina quadrata : poèmes carrés comportant 35 hexamètres de 35 lettres sans espace. Certes, en latin l’ordre des mots fait moins sens que les désinences, des ellipses étaient courantes et la ponctuation absente. Mais ces vers justifiés se combinent à des versi intexti dans les diagonales d’un chrisme ou les grandes capitales de IESVS. Certaines lettres servant à deux mots entrecroisés se voient ainsi multipliées par elles-mêmes, leur lecture élevée au carré – d’où le titre choisi par Emmanuel Rubio pour son livre : La lettre au carré.

Le jeu énigmatique des carmina quadrata était trop fascinant pour rester sans suite. Autour de l’an 600, Venance Fortunat, poète de cour visant l’évêché de Poitiers, écrit des hymnes chrétiennes sur le même modèle, prétendant l’avoir inventé. D’autres le suivront. Il faut attendre Charlemagne et son nouvel empire (provisoire) pour que ces poèmes au carré atteignent leur apothéose avec le De laudibus Sanctae Crucis de Raban Maur. La différence est que l’auteur est cette fois un mystique. Formé à Tours par Alcuin, maître à penser de la renaissance carolingienne, Raban Maur devient moine puis archevêque de Mayence (la future ville de Gutenberg). « Les carmina quadrata accompagnent le quadrillage du territoire », note Rubio.

La lettre au carré. Poésie et permutations, d'Emmanuel Rubio

Raban Maur (780-856), « De laudibus Sanctae Crucis », II, manuscrit du XVIe siècle © Gallica/BnF

Les Louanges de la Sainte Croix comportent 28 poèmes en hexamètres dactyliques de 35 à 37 lettres, autant que de vers. S’y insèrent sur le mode du paragramme, texte sous le texte que pratiquaient les Latins, des paroles de foi telles que « Rex regum et dominus dominorum » dans le premier poème ou, dans le dernier, « Oro te ramus araM ara sumar et orO », palindrome signifiant dans un sens puis l’autre : « bois [de la croix], je t’implore, toi l’autel / sur lequel j’implore d’être emporté ». Ces formules s’inscrivent dans des figures – Christ, anges ou l’auteur en prière –, mais plus souvent dans des formes géométriques : croix, carrés, cercles, ou lettres bâtons comme celles de CRVX SALVS. Dans le second poème, le premier vers est repris avec des variantes en acrostiche au début des autres vers, puis en mésostiche au centre, en téléstiche à la fin, si bien que la lettre O marque d’un cercle les quatre coins du carré, les quatre extrémités de la croix et encore son centre. Les louanges circulent dans le carré.

La lettre au carré. Poésie et permutations, d'Emmanuel Rubio

Raban Maur (780-856), « De laudibus Sanctae Crucis », III, manuscrit du XVIe siècle © Gallica/BnF

Rubio commente ces raffinements verbaux : « La poétique de Raban Maur paraît souvent relever de la révélation […]. L’apparition ne vaut qu’à l’horizon d’une recherche à travers les lettres, qui perturbe leur sens de lecture, pour faire saisir envers et contre tout de nouveaux mots, de nouvelles configurations. […] Perturber la saisie linéaire revient à y inscrire une possibilité démultipliée, une potentialité indéfinie, voire infinie ». Ajoutons que, dès la première édition – Les Louanges ont été beaucoup reproduites jusqu’au XVIe siècle –, l’emploi de la couleur fait de ces pages des tableaux qui anticipent d’un millénaire l’abstraction géométrique de Malevitch ou Mondrian, qui ont une part mystique.

La langue chinoise, rendue concise par son peu de grammaire et ses mots-caractères monosyllabiques, s’est prêtée elle aussi aux carrés de signes lisibles en plusieurs sens. Michèle Métail a fait connaître en 1989 la Carte de la sphère armillaire envoyée par Su Hui à son époux au IVe siècle. Les 840 sinogrammes sont répartis en des blocs dont le mode de lecture varie selon la couleur qui correspond à une saison, un élément (bois, feu, terre, métal, eau), une métrique. Les blocs verts aux quatre angles comportent des vers de 3 signes lisibles en deux sens qui génèrent 8 poèmes de 12 vers et 16 de 6, soit 96 au total. Les doubles blocs noirs contiennent 8 poèmes de 6 vers hexasyllabiques et 8 de 12. Le reste à l’avenant. Le livre de Michèle Métail est hélas épuisé. Elle y note qu’en Chine, « selon la tradition, le ciel est rond et la terre carrée ». Les sphères armillaires, conçues en Chine comme à Alexandrie au IIe siècle, représentent sur des anneaux concentriques le mouvement des étoiles autour de la Terre.

La lettre au carré. Poésie et permutations, d'Emmanuel Rubio

Su Hui (née vers 360) « Xuanji tu shi » (Poème de la sphère armillaire) © Gallica/BnF

En Europe, les carmina quadrata disparaîtront avec le déclin du latin en poésie. Vers 983, Gerbert d’Aurillac compose encore un poème roue : la lettre O en son centre et à l’extrémité de huit rayons que renforcent des carrés chevillés de T, en l’honneur d’OTTO, second empereur du Saint-Empire romain germanique. D’autres roues tourneront jusqu’au XIVe siècle, dont les disques mobiles de Raymond Lulle, anticipant, la drôlerie en moins, les machines de Tinguely.

Le français l’emporte avec une syntaxe ordonnée qu’on peut supprimer – en se limitant à des qualificatifs lisibles en tous sens sur un échiquier pour louer la Vierge – ou bien détourner, comme le font au XVe siècle les Grands Rhétori­queurs en des poèmes combinatoires dont le sens varie selon qu’on les lit par colonne ou linéairement :

Maudit soit il  Qui pour luy priera

Qui en rira      Il sera comme sage
 Les rimes suppléent à l’absence de pied métrique (dactyle, spondée, etc.) et détachent la syllabe du mot, suscitant, note Rubio, des combinaisons aussi variées que les caractères mobiles de l’imprimerie. Leur entrecroisement dans les strophes structure verticalement les lignes horizontales de vers.

La lettre au carré. Poésie et permutations, d'Emmanuel Rubio

Maurice Scève, « Délie object de plus haulte vertu », Lyon, 1544 © Gallica/BnF

Scève choisit le dizain de décasyllabes, soit un carré parfait de 100 syllabes. Mieux, « le livre est rythmé de quatre en quatre pages par des suites équivalentes : un emblème suivi de neuf dizains. L’emblème occupant sur la page un espace égal à celui d’un dizain, on dirait presque des suites de dix poèmes, dont un resté muet… Le dizain lui-même au carré ? Le décasyllabe au cube ? Au moins est-ce là une tentation, tant il reste difficile à l’époque d’assimiler un emblème à un poème ».

Si l’on inclut toutefois ces emblèmes, poursuit Rubio, le livre compte 499 poèmes et non 500. « Au deuxième regard, peut apparaître comme consubstantiel à Délie une certaine poétique du manque. L’amour pour Délie, s’il apparaît partagé à la différence du modèle pétrarquiste, ne saurait trouver d’accomplissement ici-bas. Le passage de Délie à l’Idée ne saurait non plus aboutir : le monde parfait des Essences ne peut briller que comme un horizon inaccessible. »

Les signes régis par des nombres n’ont pas attendu les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, l’Є et le Trente et un au cube de Roubaud (abordés plus loin par Rubio) pour susciter des recherches combinatoires qui se teintent volontiers d’ésotérisme au XVIe siècle. Blaise de Vigenère – traducteur des Psaumes dans une prose mesurée anticipant Claudel – propose en 1586, dans son Traicté des chiffres, des grilles de lettres latines ou dérivées de l’hébreu pour déchiffrer le ciel étoilé, car « les lettres sont plus spirituelles de soy que n’est la parole des hommes, plus approchantes du parler des Anges ». Entendez : des signes arbitraires pour donner voix au silence infini, déjà effrayant avant Pascal. Jacques Gaffarel suit la même voie dans ses Curiositéz inouyes de 1627.

La lettre au carré. Poésie et permutations, d'Emmanuel Rubio

Jacques Gaffarel, « Curiositéz inouyies », Paris, 1629 © Gallica/BnF

« Sous la poésie des lettres, écrit Rubio, bruisse souvent le songe d’une langue autre qui trouve à se refléter dans l’approche des langues étrangères magnifiées : le latin, l’hébreu, le chinois… Ce songe est profondément poésie. C’est le rêve d’une langue qui bougerait si vite, si constamment, qu’elle continuerait à parler mais sans figer la moindre découpe. »

Tous ces auteurs ont un point commun qui découle de leur attention aux lettres et à leurs combinaisons : ils composent graphiquement des pages en même temps que des textes, aidés par des copistes au Moyen Âge, ensuite par des imprimeurs. C’est le même souci de la page ou double page, de ses « constellations » de lignes « Sur le vide papier que la blancheur défend », qu’on retrouve bien sûr, plus près de nous, dans Un coup de dés de Mallarmé, puis dans les calligrammes d’Apollinaire. Reverdy et Albert-Birot ont commencé par être leur propre imprimeur pour les revues qu’ils ont dirigées. Les futuristes et les dadaïstes ont exploité les ressources de la typographie à leur époque. Raymond Roussel a pensé comme Raban Maur utiliser des couleurs pour ses Nouvelles impressions d’Afrique dont les plates descriptions initiales se surélèvent ou creusent en un emboîtement de cinq (ou huit avec les notes) niveaux de parenthèses. Denis Roche empile des lignes cadrées. Lucien Suel et Ivar Ch’vavar écrivent des vers comportant le même nombre de signes, espaces compris. En 2020, Pierre Vinclair a réuni dans La Sauvagerie exactement 499 dizains, comme dans La Délie.

Il est des traditions perdues qui anticipent la modernité, comme l’Antiquité a préparé la Renaissance. La promenade dans le temps que propose La lettre au carré nous entraîne dans des lointains où finir par se reconnaître, et avoir envie d’aller toujours plus loin : « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau. »


Jacques Demarcq est écrivain et traducteur. Dernier livre publié : La vie volatile, Nous, 2020

Tous les articles du numéro 170 d’En attendant Nadeau