Alice Becker-Ho se souvient de son amour naissant pour une enseignante de français originaire d’Alexandrie. Un petit livre intense et poétique placé sous le signe du hasard objectif, où s’aperçoit la silhouette de Guy Debord.
Alice Becker-Ho, En un ciel ignoré des étoiles nouvelles. Le Temps qu’il fait, 64 p., 15 €
Il y a des livres qui épousent si bien les contours de l’histoire qu’ils racontent qu’on pourrait lever les yeux et s’arrêter de les lire ; ils continueraient néanmoins de produire leur effet sur la rétine du lecteur, comme l’ombre persistante de cette « jeune femme, brune, en robe d’été, un collier autour du cou, sac au bras, ses lunettes à la main » qui « pose face à l’objectif, au milieu d’une cour déserte » et qui semble planer sur tout le reste du texte à venir.
En un ciel ignoré des étoiles nouvelles d’Alice Becker-Ho est de ces livres-là, relation magnétique d’une histoire d’amour ancienne de la narratrice pour sa professeur de français dans un lycée parisien alors qu’elle a quatorze ans, histoire qui ne prit pas, se délita même dans une forme de déception-trahison, avant de bifurquer vers une autre histoire d’amour, avec un certain Guy Debord, puis de renaître dans le souvenir d’un homme, Hervé Falcou, lequel fut ami de jeunesse du précédent et aussi, par la grâce d’un hasard que l’on doit bien qualifier d’objectif, amant de la jeune femme premièrement aimée. Elle s’appelait donc Wanda Messeri, Alice la surnomma aussitôt Chimène : « J’étais Rodrigue, elle était Chimène, et parfois l’inverse, selon que les vers pouvaient se prêter à ce que j’estimais être une “déclaration” ; le tout dans un enchevêtrement de sentiments… plutôt cornéliens ! »
On ne sait ce qui compte le plus dans ce petit livre aussi court qu’intense : la « qualité » de souvenirs qui pourtant s’en sont allés ? celle d’un amour qui s’est cristallisé en un autre au point de paraître aujourd’hui encore incandescent ? celle d’un style qui emprunte autant à la poésie vécue qu’à la vie rêvée ? À moins que toutes ces qualités n’en soient qu’une…
Car cet amour de jeunesse, fût-il le plus imaginaire des amours, condense peut-être tous les amours à venir, et, en premier lieu, l’amour qui permettra à l’amour de se souvenir : celui de l’Écriture, dans son écrin majuscule. Cette Écriture qui s’incarne dans les tirades du Cid apprises par cœur, « afin d’être en mesure de les lui déclamer à elle seule, sur l’estrade ». Cette Écriture qui se retrouve dans la promesse faite par Alice à l’homme de sa vie de rassembler et d’éditer toutes les « lettres dont il avait conservé soit les doubles, soit les brouillons ». Cette Écriture qui se continue et se termine en un poème bref et élégant qui narre le « rendez-vous des amants » à « la pointe du Vert-Galant » et accomplit, en un sens, le destin de la jeune Alice que l’enseignante avait commencé de tracer : « C’est elle qui m’a ouvert les portes de la Poésie, avec à sa tête le premier voyant, pour une inoubliable invitation au voyage : “Emporte-moi wagon ! Enlève-moi frégate ! Loin ! Loin !” »
Que reste-t-il, à la fin, de cet amour, de ces amours passées ? Des souvenirs d’air et de feu, un poème d’Apollinaire (« Passons passons puisque tout passe… »), le « bruit des choses réveillées » dont parlait Verlaine, un geste de Chimène saisi à la dérobée, « en train de se refaire une beauté, un bâton de rouge à lèvres à la main », l’entaille faite sur le tronc d’un arbre à la demande de Guy Debord, quelques heures avant son suicide, entaille « depuis estompée, écartelée au fur et à mesure que l’arbre a poursuivi son développement ». Comme des impressions d’impressions, l’ombre persistante d’un amour penché sur un autre amour.