« Ses découvertes sont parmi les plus importantes contributions à la théorie des systèmes complexes. Elles ont permis de comprendre et de décrire des matériaux et des phénomènes d’apparence fort différente, non seulement en physique, mais aussi dans des domaines tels que les mathématiques, la biologie, les neurosciences et l’intelligence artificielle. » En lui décernant le prix Nobel de physique en 2021, l’Académie royale des sciences de Suède a mis l’accent sur la nature pluridisciplinaire des recherches de Giorgio Parisi. Ce dernier les présente dans son dernier ouvrage traduit en français.
Giorgio Parisi, Comme un vol d’étourneaux. Trad. de l’italien par Sophie Lem. Flammarion, 208 p., 20 €
Intitulé « Équilibres multiples », le discours du Nobel de Parisi commençait par évoquer un air du temps caractérisant plusieurs disciplines, la physique, la biologie évolutive ou encore les sciences cognitives, au début des années 1970, dont un exemple paradigmatique est la théorie des équilibres ponctués proposée par Stephen Jay Gould et Niels Eldredge en 1972. Une vraie rupture épistémologique, selon ses auteurs, par rapport aux approches dominantes de l’époque.
En physique, la notion d’équilibre a suivi, historiquement, un parcours difficile. Regardant la lampe qui oscille dans la cathédrale de Pise, Galilée voit un pendule idéal, en négligeant les frottements qui, après un certain temps, ramèneraient la lampe à la position verticale. C’est un changement de point de vue radical par rapport au regard du savant aristotélicien qui aurait retenu l’amortissement de l’oscillation comme le fait essentiel, montrant que tout objet lourd se dirige spontanément vers son état naturel. En déniant au frottement la dignité d’un « fait », Galilée ouvrait la voie à l’étude de cette autre propriété des objet lourds, l’inertie, qui s’oppose à tout changement de leur quantité de mouvement, posant ainsi les bases de la mécanique classique.
Dans cette perspective, l’« équilibre » ne peut être qu’une compensation dynamique entre forces ; la notion d’une configuration vers laquelle un système physique évolue spontanément est expulsée de la physique et n’y rentrera qu’au XIXe siècle avec la thermodynamique, son deuxième principe et l’idée d’« équilibre thermique ». Le chemin pour réconcilier les phénomènes thermiques qui donnent un sens privilégié à l’écoulement du temps avec la réversibilité des lois de la mécanique sera difficile et tortueux, du théorème H de Boltzmann (1872) aux modernes théorèmes de fluctuation formulés au cours des années 1990.
S’il a été difficile de formuler des théories décrivant la façon dont un système évolue spontanément vers son état d’équilibre, on peut imaginer la difficulté d’admettre qu’il existe des systèmes, bien plus répandus que ce qu’on supposait, qui évoluent spontanément, non pas vers un équilibre, mais vers des équilibres : ceux-ci peuvent être multiples et même se reconfigurer au fur et à mesure. Ces systèmes ont un comportement qui les apparente aux fluides très visqueux, comme le verre ou la poix, avec un tendance à évoluer si lentement qu’on a parfois l’impression qu’ils ne rejoindront jamais un état d’équilibre.
On peut visualiser cette différence en renversant des pots de miel ; on sait que des miels de qualité différente, à une certaine température, peuvent être plus ou moins fluides. Deux pots, l’un contenant du miel d’acacia, l’autre de rhododendron, permettront d’apprécier la différence. Le premier va s’étendre sur la table en la recouvrant d’une subtile couche (ne le faites pas !), le second va modifier sa forme très lentement : il lui faudra des jours, voire des semaines ou des mois, pour commencer à couler depuis le pot vers la table. Parisi mentionne, à ce propos, une expérience similaire menée à l’université de Brisbane, en Australie. On a laissé couler une certaine quantité de poix au moyen d’un entonnoir. Entre 1930 et 1979, il n’était tombé que six gouttes !
Dans Comme un vol d’étourneaux, Giorgio Parisi mène le lecteur à travers son parcours scientifique et biographique. Dans le premier chapitre, l’auteur présente ses travaux récents, utilisant le savoir-faire développé dans l’étude des systèmes complexes pour décrire le comportement collectif des étourneaux qu’on peut admirer, en hiver, dans les ciels des principales villes du sud de l’Europe.
La partie centrale du livre reconstruit le parcours qui, depuis la formulation d’une théorie des substances vitreuses, conduisit à l’idée des équilibres multiples. Parisi travaillait à la théorie des transitions de phases qui permet de décrire de quelle façon, à partir du comportement collectif d’un ensemble constitué par un grand nombre d’objets élémentaires (des molécules d’eau, par exemple), peuvent naître des états globaux aussi différents que les phases gazeuse (vapeur), liquide (eau) et solide (glace). En essayant d’adapter ces théories aux systèmes magnétiques désordonnés, connus sous le nom de « verres de spin », Parisi s’aperçut que, tandis que les phases jusqu’alors connues peuvent être caractérisées par la valeur d’un seul paramètre (pour reprendre le cas de l’eau, la valeur de la densité nous dit dans quelle phase, gazeuse, liquide ou solide, elle se trouve), la phase vitreuse ne peut se caractériser que par un ensemble infini de valeurs : au lieu d’une variable, avec sa valeur, on a une fonction avec un nombre infini de valeurs possibles.
Cette théorie que, dans son discours du Nobel, Parisi n’hésite pas à définir comme « une théorie folle » fonctionnait très bien du point de vue mathématique et prédictif, mais semblait totalement contre-intuitive du point de vue de son interprétation physique. Ce n’est que quelques années plus tard, grâce aux travaux menés avec ses amis et collègues Marc Mézard, Nicolas Sourlas, Gérard Toulouse et Miguel Virasoro, que la folle théorie sera traduite dans le langage de la physique statistique, et permettra de saisir cette propriété bizarre, commune à de nombreux systèmes désordonnés : ils peuvent se trouver simultanément dans un grand nombre d’états d’équilibre différents.
Dans la deuxième partie du livre, l’auteur s’interroge, à partir de son expérience relative à la formulation du concept d’équilibres multiples, sur le rôle que les métaphores et les analogies peuvent jouer en science. Parisi examine les avantages, mais aussi les risques, de leur utilisation dans l’explication scientifique. Il mentionne, entre autres, un argument en faveur de l’analogie dû à un autre théoricien italien important, Giovanni Jona-Lasinio : un de ses articles, publié en 1961 et proposant une analogie entre physique des particules et supraconductivité, compte aujourd’hui près de huit mille citations. Il s’agit sans doute d’une problématique incontournable, surtout quand il est question de système complexes. Et on peut penser à l’impact que la réflexion sur ce type de systèmes menée dans La nouvelle alliance (1978), coécrit par Ilya Prigogine (un autre Prix Nobel) et Isabelle Stengers, a eu sur la science des années 1980. Finalement, il est assez rassurant que, même après les invectives lancées, à la suite de l’affaire Sokal, contre tous ceux qui s’écartent d’un culte un peu simpliste des « faits », il y ait des scientifiques du niveau de Parisi qui mettent en cause leur rôle de producteurs de connaissance et de culture.
Les pages autobiographiques du livre en rendent la lecture très agréable. Mais leur rôle n’est pas seulement anecdotique. Dans une section qui, dans la belle traduction en français de Sophie Lem, porte le titre de « Le sessantotto » (écrire « soixante-huit » risquait de transporter le lecteur de Rome au Quartier latin), Parisi se souvient de l’importance qu’ont eue dans sa formation les discussion entre étudiants et professeurs, favorisées par le climat politique de l’époque et par une différence d’âge entre enseignants et étudiants moins importante qu’aujourd’hui : le professeur le plus âgé, Edoardo Amaldi, appelé « papa », avait soixante ans ; les autres, Giorgio Salvini, Marcello Conversi, Giorgio Careri, Marcello Cini, avaient moins de cinquante ans.
L’évocation du climat effervescent et tendu de l’assemblée où les étudiant votèrent l’occupation de la faculté de physique de l’université La Sapienza de Rome, suivie de l’irruption d’escouades de jeunes néofascistes armés de bâtons décidés à expulser les étudiants de l’université occupée, fait réfléchir. Aujourd’hui, Giorgio Parisi a reçu le prix Nobel de physique. Par ailleurs, l’un des militants historiques de la jeunesse néofasciste a été récemment nommé président du Sénat de la République italienne. L’histoire aussi a ses équilibres multiples, pas toujours dans le sens qu’on souhaiterait.