La disparition de Michel Deguy (1930-2022) nous a marqués, comme en a témoigné Tiphaine Samoyault. Un an après, Martin Rueff, qui dirige aujourd’hui sa revue Po&sie, réfléchit, à partir de cette absence et de sa pensée, notre présent, la place et le rôle du poème, comme des leçons continuées avec vigueur.
Il y a un an, le 16 février, que le poète et philosophe Michel Deguy est mort, un an que beaucoup d’entre nous, penchées et penchés sur le journal, s’interrogent ce qu’il aurait dit, pensé. Quelles auraient été ses colères, ses inquiétudes et ses passions ? La guerre en Ukraine, le tremblement de terre en Turquie et en Syrie, la situation politique européenne et mondiale si peu orientée vers la recherche d’une société juste et digne, mais surtout les preuves du géocide continué (terme qu’il inventa pour dire l’assassinat perpétré de notre terre), auraient bouleversé ce témoin engagé et auraient inspiré le poète si on peut encore user d’un mot qui signifie que ces événements l’auraient traversé en pensée de mots. Or, comme la poésie, selon son expression, « fait des propositions » (au double sens, logique et érotique, de la formule), et comme la poétique les fait rentrer dans le débat, il est urgent de rappeler quelques-unes des exigences qu’il nous lègue à travers ses livres de poèmes – une trentaine, depuis Les meurtrières (1959) – et ses essais, dont un titre rassemble l’élan : La raison poétique (2000).
À quoi reconnaît-on le langage du poème ? C’est dans la réponse à cette question que se trouve la première leçon de Deguy. Le poème est en lutte intime contre toute forme de littéralisme. Soit le syllogisme didactique suivant. L’époque est au littéralisme, or le poème refuse tout littéralisme, donc l’époque se trouve face à une alternative dont elle sort toujours vainqueure autoproclamée : ou bien elle rejette le poème (elle le marginalise, le réduit tout en déplorant sa disparition), ou bien elle l’accepte en le dissolvant dans la littéralité (stratégie de la récupération). Examinons rapidement ce syllogisme.
a) Il y a aujourd’hui trois formes de littéralisme : on les croit ennemies. Elles se retrouvent dans ce qu’elles nient. Le littéralisme économique (le réel à la lettre, c’est la finance ; la condamnation de ce littéralisme est convaincante : pensée unique, realpolitik, dictature des marchés) ; le littéralisme religieux (il a pour nom fondamentalisme ; il y a plusieurs fondamentalismes) ; le littéralisme des corps (celui de la biologisation des identités sexuelles : qu’il s’agisse de les revendiquer ou de les diluer ; on veut que le corps soit, non une interprétation, mais un donné à changer littéralement plutôt qu’à comprendre : le corps de la lettre devient le modèle du corps à la lettre).
b) Or le poème défait le littéralisme même quand il défend la lettre : il est de l’ordre du comme, de la commaison, de la comparaison. C’est la thèse la plus durable de Deguy, comme l’atteste le très actuel Court traité de poétique surtitré La poésie n’est pas seule (1987) : le poème fait entrer et la langue dans la sensibilité et l’imaginaire dans la langue. Il invente les formes de l’autre langue dans la langue du même. Il est liberté de la langue quand la rhétorique (fût-elle celle des discours émancipateurs) rebat les oreilles du langage. Le roman n’est-il pas capable de cette même liberté ? C’est évident et il ne cesse de faire ses preuves. Mais si le roman du XIXe siècle avait obligé le poème à se libérer de la rhétorique de la poésie, il est temps désormais d’admettre que le poème pourrait permettre au roman d’échapper à sa propre rhétorique. Est-il étonnant qu’on puisse voir aujourd’hui fleurir des romans écrits en vers ?
c) Le rejet du poème peut prendre des formes plus ou moins brutales (de son éviction par l’économie de marché à la forme apéritive sociale du « vous reprendrez bien un petit poème » – dans le bus, sur tweet, etc.). Les formes de sa littéralisation sont aussi nombreuses qu’insupportables – qu’il s’agisse d’adhérer aux images du poète (éculées toutes et à réinventer toutes comme formes-phrases plus que comme formes de vie) ou de récupérer la poésie en la faisant rentrer dans le moule. Deguy avait inventé un terme pour décrire la manière dont le capitalisme avancé se saisit des identités pour les retourner contre elles : le culturel. Or le culturel, c’est l’époque du capitalisme qui a fait passer le même au cœur des différences vécues. Le poète plus vrai que nature n’a jamais existé – pas plus que le « yaourt à l’ancienne ». On veut faire du poète une icône, on s’accroche à des vies de poètes, on liquide la poésie. La poésie continue. Elle en a vu d’autres.
Une deuxième leçon consiste alors en ceci : la poésie doit rester l’art du langage. Comme art, elle tend à l’œuvre (et non à la pratique qu’elle n’exclut pas mais accueille comme de surcroît) ; comme art du langage, elle se meut dans le logos qu’elle meut et émeut. Le langage est le théâtre de ses opérations et rien de ce qui est langagier ne lui est étranger. Elle reste accueillante et appelle à ses propres résistances et transformations, mais elle défend la loquacité, notre capacité de parler et notre liberté d’expression. Si les poètes sont assassinés, ce n’est pas en raison de leur mode de vie ; c’est à cause de leur puissance de formulation. C’est parce qu’ils ouvrent la bouche et articulent la langue de manière inouïe et poignante.
Nous ne savons pas ce que nous devons attendre de la poésie. Cette leçon, la troisième, est d’espoir. Une lecture paresseuse de Benjamin voudrait que la prose soit la sobriété du poème et son avenir. C’est une vieille rengaine de matrice hégélienne. Fin du poème comme fin de l’art ? C’est en poème qu’il faut répondre à la fin du poème. Trois anciens noms du poème servent à indiquer des issues pratiquées aujourd’hui (la lectrice et le lecteur s’amuseront à coller des noms propres comme dans un exercice à trous). L’hymne, ou le poème continué d’avant la fin du poème. L’hymne se maintient contre la fin du poème. Il assure la grandeur du ton, la hauteur de la poésie, sa prodigalité spacieuse. L’élégie s’inscrit comme le poème de l’impossibilité du poème. Poésie comme haine ou comme déception de la poésie, exilée, raréfiée rendue « impossible ». Le poème réflexif ou critique. Il prend en compte le diagnostic de l’époque, mais il refuse la thérapie. Pourquoi donc l’idée de poème ne passerait-elle pas par le poème ? Le poème se fera porteur d’opération critique sur la fin du poème : il prendra en charge les opérations de la pensée sous une forme poétique. Ou, pour le dire avec Mallarmé, la poésie est comme le sonnet : elle se passe de son explicitation en prose puisqu’elle se réfléchit elle-même de toutes les façons. Deguy aura pratiqué l’hymne et l’élégie en les croisant dans le poème critique pour voir s’échanger leurs prérogatives. Il aura donné à la poésie française une des poésies critiques les plus intenses de la seconde moitié du vingtième siècle. On le rapprocherait volontiers (avec toutes les précautions d’usage) de deux autres poètes critiques de l’Europe de l’après-guerre : l’Italien Franco Fortini et l’Allemand Hans Magnus Enzensberger.
La quatrième leçon que nous lègue sa réflexion est que si la poésie est au cœur de ce que nous traversons et de ce qui nous traverse, c’est que le géocide exige que nous prenions le langage au sérieux. Deguy a consacré trois livres à ce problème : La fin dans le monde (2009) ; Écologiques (2012) ; L’envergure des comparses. Écologie et poétique (2017). Prendre le langage au sérieux ? Nulle grandiloquence ici : la poésie ne sauvera pas le monde, et si jamais elle permettait « d’habiter poétiquement le monde », ce ne serait qu’au prix d’un travail continu sur ce cliché qui maltraite Hölderlin en galvaudant son mot d’ordre. Ce que Deguy nous rappelle (et d’autres poètes avec lui), c’est que la poésie entretient un rapport d’essence scellé par le langage avec notre compréhension du monde (milieu ? environnement ? nature ? terre ?).
Ce rapport s’énonce de la manière suivante : la poésie éprouve le langage comme l’expérience du monde en tant qu’il va disparaître. « Le monde va finir » ? L’émotion qui naît du langage poétique n’est pas liée à un contenu particulier (le poème fait flèche de tous les bois de l’affect) mais à sa forme qui affecte autant ses énoncés (ce qu’il dit) que son énonciation (comment il prend en charge ce qu’il dit). L’émotion qui naît du poème est spécifique : elle est liée à l’appréhension du temps qui passe au sein même de l’appréhension des phénomènes. Si les hommes voient le sol de la terre se dérober sous leurs pieds (cette formule devenant aujourd’hui littérale), et si les hommes regardent la terre avec le langage (la formule est du poète Jean-Patrice Courtois commentant Deguy), alors il n’est pas étonnant qu’ils se tournent vers le langage qui se rapporte au monde « en le portant disparaissant ». Le poème porte le monde – il le rend présent, il le fait passer, le translate, le reconduit, mais aussi le sauve, le repêche, le rappelle, le restitue. S’il le portait « apparaissant », le poème serait hymne à la célébration de sa présence : c’est dans le poème que le monde pourrait « rejaillir vivant ». S’il le portait « disparu », le poème serait élégie pour un monde défunt. Or le poème critique ne porte ni « apparaissant », ni « disparu », mais « disparaissant » : la modalité même de la constitution du monde lyrique est précisément celle d’un « porter disparaissant » – d’un faire apparaître dans la disparition en acte. En portant le monde, il en garantit la phénoménalisation, en le portant « disparaissant », il assure et la présence et son retrait, et le phénomène et sa défection – il le fait défaillir dans un frémissement de langage. Il le décontenance.
Parce qu’il dit la sortie de route et la perte des repères, « désarroi » est un beau mot. Et puisque desarreier a existé, nous pourrions, toutes et tous, nous dire désarroyés. Plus que jamais ? Le sentiment d’être arrachés à l’histoire est historique et à des millénarismes sans science ont succédé les catastrophismes éclairés d’aujourd’hui. Il était inévitable sans doute qu’une telle situation fît lever des prières et, avec elles, de nouvelles spiritualités. Que ces dernières entraînassent un désir de poésie était sans doute prévisible. Mais le désir de poésie ne fait pas le poète et les poètes ne seront ni les saints ni les gourous de demain. Ils regardent ailleurs et devant eux. On ne leur fera pas dire la messe. On espérera leurs poèmes inouïs. Quand les mots viennent à manquer, il n’est ni facile ni inutile de se tourner vers celles et ceux qui font de ce manque une force et qui tentent d’éviter les effets de manche et le retour confortable des rhétoriques les plus plates. Les poètes font preuve d’une opiniâtreté bizarre. Une vieille comparaison rapproche le mot de la monnaie et du jeton. Le poète ne veut pas qu’on se refile les vieux jetons de la fausse monnaie. Il veut remonétiser le langage. Qu’il y échoue n’est ni signe de son échec ni synonyme de sa grandeur. Deguy aura essayé pendant près de soixante-dix ans. Sa vigueur est de rigueur. Et l’inverse n’est pas moins vrai.