Le roman Saison de la migration vers le Nord, du Soudanais Tayeb Salih, est très vite devenu un classique de la littérature arabophone. Il n’est cependant que le deuxième volet d’un polyptique précédé d’un recueil de nouvelles, Les noces de Zeyn, et suivi de deux récits, Daw el-Beyt et Meryoud, réunis sous le titre de Bandarchâh. Tous ont pour décor le même village, Wad Hâmid, niché dans une courbe du Nil, entre fleuve et désert, et habité par les mêmes personnages. Mais les temporalités et le choix du genre littéraire ne sont pas les mêmes. Le roman suit le temps de la confrontation avec le Nord britannique. Les nouvelles disent la continuité et la truculence de la vie villageoise à la lisière du merveilleux. Bandarchâh rompt avec toutes les linéarités possibles du récit et se déploie dans des temps multiples qui rejoignent ceux du mythe.
Tayeb Salih, Bandarchâh. Trad. de l’arabe (Soudan) par Anne Wade Minkowski. Actes Sud, coll. « Sindbad », 224 p., 22,80 €
Il faut se laisser porter par Bandarchâh comme par un conte ou un très long poème, avec ces histoires, enroulées les unes autour des autres, que s’échangent des hommes vieillissants réunis aux abords de la mosquée à l’heure du couchant. Le fil narratif est ténu. Après des années d’absence, Moheymîd, ancien instituteur mis prématurément à la retraite, est revenu au village où il avait passé une jeunesse heureuse, et qu’il n’aurait jamais souhaité quitter. À la ville, il a laissé ses enfants qui ont choisi d’entrer « dans le monde des voitures, des frigos, de la hiérarchie ». Il retrouve son ami Mahjoub le Tigre, l’ancien omdeh qui lui aussi a perdu de sa superbe. Les plus jeunes, y compris ses propres fils, ont élu un autre chef. Un âge a pris fin et un âge nouveau a commencé dans la fureur comme si passé et présent ne faisaient qu’un. Car cette même histoire s’était peut-être déjà déroulée dans un autre temps, lorsque, un matin, les vents se sont échappés de leurs cavernes lointaines et que les éfrits ont jailli de sous les sabots des vaches.
Le vacarme et la terreur se réduisent à un seul nom, Bandarchâh, qui ce jour-là est apparu, ou peut-être était-ce son petit-fils Meryoud, « tel un rayon éblouissant et destructeur ». « Le passé et l’avenir étaient en ce matin deux cadavres assassinés qui ne trouvaient personne ni pour les enterrer ni pour les pleurer », se souvient Moheymid.
Qui est donc ce Bandarchâh dont le nom terrible surgit, auréolé de tristesse, au détour des conversations des villageois ? Souvenir, rêve et imagination se brouillent dans l’évocation, non pas d’un personnage, mais d’un « être » hors du temps, « comme suspendu entre hier et demain », et qui tient à la main un long fouet « sur lequel on voit des traces de sang ». De quelle cérémonie mystérieuse Moheymid a-t-il été le témoin, quand, en d’autres temps, il s’est trouvé transporté à la porte d’une forteresse dont il ne sait si elle se trouvait en Inde, dans le Sind, à Omdourman ou à Ispahan ? Il y a vu, assis sur un trône, un homme aux yeux bleus et au visage d’un noir lisse et doux comme le velours, l’appelant de la voix de son grand-père et prenant plaisir à faire fouetter ses fils jusqu’à l’évanouissement, pour ensuite se délasser en contemplant des danseuses aux seins nus tout en vidant une coupe de vin.
Et lorsque Saïd le Hibou, le muezzin, l’appelle à la prière de l’aube, c’est cette même voix que Moheymid entend, vivant à la fois le présent de la prière, le souvenir de la douleur intolérable de sa circoncision, et l’effroi de la présence de Bandarchâh qu’il croit apercevoir dans un coin de la mosquée. Saïd le Hibou a vu lui aussi cet homme étrange qui ne cessait d’apparaître et de disparaître, avant de s’évanouir sans laisser de traces. La nuit précédente, il avait marché jusqu’aux ruines d’une forteresse aux alentours du village, et l’avait trouvée « éclairée comme un paquebot », transformée en superbe palais, le palais de Bandarchâh, « un sultan des temps d’autrefois », demeure des démons de la tentation. En sueur, tremblant de froid, « pleurant comme la chamelle au moment du sevrage », il était revenu à la mosquée, et avait lancé l’appel à la prière d’une voix qui n’était pas la sienne et avec une telle intensité que tous en avaient été bouleversés et avaient fini par pleurer à chaudes larmes.
Tayeb Salih ne laisse entrevoir aucun indice qui aiderait à se repérer dans cet enchevêtrement de récits énigmatiques où les poissons sont aussi des femmes qui cherchent à entraîner les pêcheurs au cœur des eaux, et où il arrive qu’un cheikh défunt revienne diriger la prière. Les frontières qui permettent de délimiter l’empire du réel sont abolies. Certes, ici ou là surgissent des possibilités de généalogie. Bandarchâh serait alors le fils que Daw el-Beyt, ce grand homme blanc aux yeux verts surgi du Nil, hagard et blessé, aurait eu avec une femme du village. Mais peut-être était-il un prince éthiopien ou un roi chrétien de Nubie. Quant à Meyryoud, petit-fils chéri de Bandarchah et compagnon de jeu de la belle Maryam mariée contre son gré et morte trop tôt, peut-être, dans cette confusion des temps, est-il aussi Moheymid, inconsolable de la perte de Maryam.
La tentation serait grande de proposer des interprétations quasi psychanalytiques de cette plongée dans l’imaginaire qui s’apparente à une quête mystique. Mieux vaut se laisser porter par la magie du verbe et ne pas résister à l’envoûtement.