L’uniforme, le fouet et le chien

Longtemps, sans être totalement ignoré, le rôle des femmes dans la machine exterminatrice nazie a été réduit à quelques cas. Depuis la fin des années 1990, des travaux universitaires ont exploité des archives nouvelles et des témoignages. En Allemagne et aux États-Unis, ils mettent en valeur l’implication directe d’un nombre significatif d’Allemandes dans les crimes commis et infirment la croyance d’une attitude réservée des femmes, seulement complices ou témoins d’une activité essentiellement masculine. Parmi ces recherches, celles de Wendy Lower, une historienne américaine, ont été exposées dans un livre marquant paru en français il y a quelques années (Les furies de Hitler, Tallandier, 2015), qui se consacrait principalement aux infirmières, secrétaires ou épouses de SS, et montrait la diversité de ces collaborations féminines. La diffusion sur Arte d’un documentaire de Christiane Ratiney inspiré de ces recherches et la parution du livre de Barbara Necek, en apportant d’autres sources et une investigation approfondie, confirment cette importance. Un film et un livre absolument terribles qui précisent le propos en se concentrant sur le personnel exécutant, les femmes bourreaux du Troisième Reich.


Barbara Necek, Femmes bourreaux. Grasset, 304 p., 20,90 €

Christiane Ratiney, Des femmes au service du Reich. Film documentaire présenté sur Arte. Jusqu’au 31 mars 2023


En effet, si la femme est réduite dans l’idéologie nazie à sa fonction ménagère – pondeuse de petits Aryens et boniche des grands –, ces auteures évaluent à près d’un demi-million le nombre des mobilisées durant la Seconde Guerre mondiale en tant qu’auxiliaires de l’armée allemande. Les données chiffrées demeurent approximatives, tout en indiquant un ordre de grandeur. Pour Wendy Lower, 500 000 ont été envoyées à l’Est en accompagnement de l’occupation, tandis que Barbara Necek compte près de 600 000 infirmières formées spécialement par le régime, mais elle limite à « environ 4 000 recrues » le nombre de gardiennes.

Femmes bourreaux, de Barbara Necek

Ces dernières constituent un corps particulier, un groupe dont la fonction inventée par l’idéologie nazie (seules des femmes pouvaient garder des femmes) les place au cœur du système d’extermination. « Ces gardiennes, écrit Necek, incarnent mieux que quiconque le caractère raciste, haineux et destructeur du nazisme. » Elles sont présentes partout où il y a des déportées. « Elles ont surveillé des prisonnières qu’elles ont parfois traitées avec une cruauté inouïe. Elles ont participé aux sélections, elles ont torturé, envoyé des enfants aux chambres à gaz. Toutes les déportées ont croisé le chemin de ces gardiennes. » Ce sont généralement des femmes jeunes (vingt-cinq ans en moyenne), issues de milieux populaires, « anciennes ouvrières, bonnes, postières, auxiliaires agricoles » ; peu éduquées, elles ont été « nourries à la propagande nationaliste et raciste », elles ont « choisi librement de travailler dans les camps pour surveiller et “éduquer’’ les soi-disant ennemis du peuple allemand ». D’où l’intérêt d’interroger ce groupe. Barbara Necek tente de comprendre leurs motivations et ce qui a pu les transformer en « tortionnaires impitoyables », en « instruments volontaires de la machine à tuer nazie ». C’est l’objectif de son livre.

Dans la continuité de ses prédécesseurs, elle met d’emblée l’accent sur ce qui attirerait ces femmes : la possibilité de sortir d’une condition jugée insupportable (l’environnement social, le travail, la famille) et l’obtention d’un minimum de reconnaissance. Nicolaus Wachsmann, le grand historien des camps de concentration nazis, avait déjà noté cette particularité. Contrairement à leurs homologues masculins, signalait-il, « ce qui attirait la plupart de ces femmes recrutées dans les KL n’était pas une mission idéologique, mais la perspective d’une ascension sociale ». En étudiant en détail plusieurs cas, Necek décrit ces quêtes personnelles de réussite : comment et pourquoi ces jeunes filles se portent volontaires, comment et où sont-elles formées, et leur manière de se mettre au service du Führer.

Elle raconte par exemple la transformation de Maria Mandl, une adolescente « joyeuse, polie, selon une de ses camarades de classe. Nous la respections. Elle était très belle, elle avait belle allure ». L’entrée dans la vie active de celle qui sera la surveillante en chef du camp des femmes à Auschwitz-Birkenau a été difficile. Autrichienne, fille d’un cordonnier fermement antinazi et d’une mère au foyer, elle accumule les petits boulots incertains. Lors de l’Anschluss, elle perd tout, y compris son amoureux. Désespérée, elle est tentée, sur le conseil d’un oncle policier, par un emploi de gardienne dans un nouveau camp de concentration à Lichtenburg. Attirée, semble-t-il, par le salaire, l’assurance maladie et le logement, elle commence d’y travailler en octobre 1938. Quelques semaines lui suffisent pour assimiler les règles du lieu, pour apprendre la brutalité envers les prisonnières. Elle prête serment à Hitler et dit s’y tenir quoi qu’il en coûte. « Fanatique et convaincue », elle devient une fervente nazie.

Femmes bourreaux, de Barbara Necek

Maria Mandl en 1945 © CC0/US Army/WikiCommons

Le seul centre de formation de ces gardiennes est organisé à Ravensbrück où se retrouvent Mandl et quelques autres. Les volontaires sont instruites sur le terrain, au contact de la vie du camp de femmes. Ça dure six semaines avec pour objectif l’apprentissage de la violence. Sur les 3 500 apprenties gardiennes envoyées dans ce camp, seulement trois ont refusé de continuer et sont rentrées chez elles au bout de quelques jours, apprend-on dans le film. Ce qui montre que l’on pouvait refuser, que l’acceptation est devenue un engagement conscient. Ce qui, au-delà des avantages matériels dont bénéficient ces personnels, traduit une ambition, celle du pouvoir.

L’uniforme, le fouet et le chien en sont les trois principaux attributs, les symboles et les outils de l’autorité. Bien des gardiennes aiment à se faire photographier avec eux, ainsi cette Herta Lutz qui se pavane en couverture du livre de Necek. « Je voulais juste porter un uniforme », avoue lors de son procès une ancienne gardienne de Ravensbrück. « Cousus par les détenues dans les ateliers de textiles SS, les uniformes transforment ces jeunes filles en femme d’autorité et de pouvoir. » Les bottes notamment, identiques à celles des SS. Certaines gardiennes en font « même une arme, car elles servent à donner des coups de pied et à piétiner certaines femmes jusqu’à la mort ». Quant aux chiens spécialement dressés pour empêcher, par exemple, deux prisonnières de s’adresser la parole, ils peuvent être lâchés contre elles. Et mordre férocement. Plusieurs figures restées célèbres dans la mémoire des prisonnières d’Auschwitz ou de Majdanek en ont fait leur spécialité, tout comme Maria Mandl qui, selon des témoins, frappait « les prisonnières avec son fouet à chiens jusqu’à ce qu’elles perdent connaissance ».

En fait, les multiples exemples cités par Barbara Necek et dans le film de Christiane Ratiney convergent. L’éducation SS est efficace, et part d’un principe : « la vie des détenues ne vaut rien ». Dès lors, cet excellent personnel se rend utile dans tous les rouages de la machine de terreur. Il ne se limite pas à « surveiller » des prisonnières. Certaines sont utilisées dans des opérations d’extermination comme celle des handicapés (Aktion T4), ou bien sûr contre les Juifs. Barbara Necek décrit plusieurs exemples de participation à la sélection des Juifs fusillés ; que ce soit lors de leur arrivée en train dans des camps de concentration ou directement dans des ghettos, certaines « ont escorté entre 5 000 et 6 000 femmes raflées dans les ghettos sur leurs lieux d’exécution ».

Femmes bourreaux, de Barbara Necek

Des femmes au service du Reich » (Hauteville Productions) © Bundesarchiv

Plus généralement, l’ascension sociale peut aller bien au-delà de la seule reconnaissance de « Madame la surveillante » (Frau Aufseherin). Plusieurs grimpent jusqu’au plus haut niveau de la hiérarchie, comme cette Mandl déjà citée qui assurera, de fait, la responsabilité de Birkenau, centre de mise à mort. Il y a aussi Johanna Langefeld, affectée au camp des femmes d’Auschwitz qu’elle organise à sa manière, puis elle retourne à Ravensbrück où elle reste jusqu’en 1943, ou encore Gertrud Slotke, d’abord secrétaire, qui devient une des chevilles ouvrières de l’administration des déportations aux Pays-Bas ; elle va et vient dans le camp de Westerbork, nous dit Christiane Ratiney. Son film nous fait d’ailleurs entendre le témoignage exceptionnel d’une autre gardienne, dont la fille a trouvé les archives après sa mort à 90 ans (une malle avec son journal, des correspondances et des documents), une documentation unique qui nous apprend, avec les impressions de l’intéressée (« la meilleure période de ma vie »), comment elle a été placée au « centre de la terreur » puisqu’elle délivrait les permis de travail, c’est-à-dire sélectionnait celles et ceux qui seraient tués. En 1942-1943, elle est également présente dans les réunions d’organisation des tueries de masse et assiste à plusieurs fusillades.

Barbara Necek analyse les mouvements de personnel dans les treize camps de femmes, les allées et venues, promotions et dégradations, comme dans n’importe quelle administration. Il faut y ajouter les 350 camps annexes attachés aux principaux. Ces surveillantes avaient, par exemple, la charge d’encadrer les commandos de travail à l’extérieur des camps. Une administration qui fonctionne bien, remarque une ancienne gardienne lors de son procès, une administration qui ouvre beaucoup de possibilités aux ambitieuses. En racontant par le menu les progressions et les exploits de ces femmes devenues aussi cruelles que le moindre SS, Necek et Ratiney brossent un tableau extraordinaire du quotidien des crimes nazis. Pas seulement de la Shoah. Le quotidien des « collègues de travail », d’un « milieu professionnel », et donc comment la participation à l’industrie du meurtre s’articulait avec la vie privée, les rêves de midinette voire le désir d’enfant. À Auschwitz, elles bénéficieront d’ailleurs d’une maternelle et d’un jardin d’enfants pour leur progéniture.

Necek raconte une histoire révélatrice de la manière dont cette vie privée et le confort personnel faisaient plus ou moins bon ménage avec l’aveuglement fanatique. Mandl, devenue à Auschwitz « l’un des pires bourreaux de l’univers concentrationnaire », avait ses faiblesses. Un jour, « elle repère un petit garçon blond de 2, 3 ans dans la foule. Sans se soucier de la mère gazée dans les jours suivants, [elle] prend ce garçon sous sa protection. Pendant huit jours, elle joue avec lui à la poupée, lui choisit les plus beaux vêtements au “Canada’’, avec une préférence pour le bleu, le montre fièrement […], le nourrit de chocolat ». Une vraie passion, se souviendra une rescapée. Sauf qu’au bout de huit jours on voit arriver « une Mandl déconfite », la « bouche serrée, le visage fermé, elle semble lointaine ». Peu après, « les femmes apprennent la raison de son comportement étrange : Mandl venait d’envoyer le petit garçon avec d’autres dans une chambre à gaz ».

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