L’œuvre de Lion Feuchtwanger, grand écrivain allemand du siècle dernier, n’a sans doute pas la place qu’elle mériterait en France. D’abord parce qu’elle est loin d’être entièrement accessible en français, ensuite parce que la plupart des traductions sont de toute façon trop anciennes pour être maintenant disponibles en librairie, à quelques exceptions près. On saura donc gré à la traductrice Dominique Petit et à Nicole Bary, directrice de la « Bibliothèque allemande » des éditions Métailié, d’avoir aujourd’hui ressuscité Les enfants Oppermann, publié tout d’abord en 1933 à Amsterdam et dont la première traduction française (par Maurice Rémon, aux éditions Albin Michel) remonte à… 1934 !
Lion Feuchtwanger, Les enfants Oppermann. Trad. de l’allemand par Dominique Petit. Métailié, coll. « Bibliothèque allemande », 400 p., 23 €
Le nom de Lion Feuchtwanger (1884-1958) reste attaché à un roman, Le Juif Süss, publié en 1925, traduit assez rapidement en français, mais demeuré tristement célèbre par l’adaptation cinématographique purement antisémite qu’en firent les nazis sous l’autorité de Joseph Goebbels. Un comble pour un auteur issu d’une famille juive ! Mais cet écrivain prolifique a écrit beaucoup d’autres romans. Avant même le début des années 1930, il s’attaqua à une vaste trilogie intitulée Wartesaal (« La salle d’attente ») dans laquelle il décrivait l’ascension de Hitler, sa prise de pouvoir et les réactions de la société allemande. Les enfants Oppermann constitue le deuxième volet de cette trilogie ; le dernier, Exil (1930), a déjà été traduit (aux éditions du Félin, en 2000), mais il semble qu’il n’y ait pas encore de version française du premier, Erfolg (« Le succès », 1939).
Lion Feuchtwanger écrit dans une langue alerte un roman de facture classique qui, dans l’actualité sordide des années 1930, vise à informer et à faire réfléchir. Il met en scène des personnages fictifs, mais parfaitement crédibles, des archétypes comme il le dit lui-même, directement issus de l’observation et de la collecte d’informations qui assurent la vérité historique. Sous sa forme d’œuvre littéraire fidèle à la réalité des faits, le roman est donc conçu comme une arme contre la dictature nazie qui s’installe. Il comprend trois parties qui, suivant un plan chronologique, s’intitulent sobrement « Hier », « Aujourd’hui », « Demain », ouvrant un vaste champ à l’analyse du passé et à l’observation du présent pour anticiper un avenir peu radieux. Le cadre historique est dominé par l’année 1933, celle où se met en place le régime brutal qui, après l’incendie du Reichstag, ne va pas tarder à livrer aux flammes toute la culture allemande et à multiplier les camps de concentration, avant de s’en prendre aussi à ses voisins européens.
Novembre 1932. L’auteur décrit une réunion de famille à Berlin à l’occasion du cinquantième anniversaire de Gustav Oppermann, à laquelle répondra quelques mois plus tard une seconde réunion, en Suisse cette fois, quand la famille aura compris que les juifs n’ont plus rien à espérer de l’Allemagne nazie. Les cadeaux offerts à Gustav prennent une signification symbolique, ils rappelleront quand ce sera nécessaire que non seulement la marche du temps est inéluctable mais qu’elle risque d’être fatale aux personnages de l’histoire : Gustav reçoit de son amie Sybil une pendule ancienne dont le cadran animé représente « l’Œil de la Providence » – mais jusqu’où celle-ci veillera-t-elle sur lui ? Son frère Martin a de son côté décroché de son bureau pour l’offrir à son aîné le portrait de leur grand-père Immanuel, qui fut à l’origine de l’ascension sociale de la famille et eut l’honneur d’être distingué pour services rendus durant la guerre de 1870. Sous le regard bienveillant de l’aïeul, les Oppermann établis en Allemagne « depuis des temps immémoriaux » se croient donc toujours à l’abri. Mais combien de temps leur pays restera-t-il encore, comme l’avait dit le grand-père, « une vraie patrie pour les juifs » ? Une phrase que Gustav a relevée dans le Talmud : « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre pour autant de t’y soustraire » sonne comme une invitation à méditer sur le sens de la vie, même (ou surtout) dans le chaos qui s’annonce. Et la pendule rappelle que le temps presse.
Feuchtwanger présente l’ensemble des personnages dans la première partie du roman, et noue les différents fils de l’intrigue qui se développe ensuite inexorablement. Le lecteur d’aujourd’hui, avec quatre-vingt-dix ans de recul, devine qu’il n’y aura pas de happy end. Mais, à l’époque, comme le rappelle Marc Lebiez à propos du livre d’Uwe Wittstock, Février 33, beaucoup veulent encore croire que le danger comme le mal seront passagers. L’intérêt du roman reste ici focalisé sur la manière dont les uns et les autres, touchés par une actualité qui s’emballe, réagissent face aux changements de plus en plus brutaux imposés par les nouveaux maîtres à la société allemande, et d’abord aux citoyens juifs, ou simplement mariés à des juifs. On ne peut qu’être frappé par la justesse anticipatrice du regard de Lion Feuchtwanger, comme on l’avait été par exemple par celle de Charlie Chaplin dans Le Dictateur, ou par l’aspect visionnaire du roman de Vicki Baum Hotel Berlin 43.
Gustav, qu’on peut considérer comme le personnage principal, est l’aîné de la fratrie Oppermann. Un peu dandy, un peu dilettante, il est bien installé dans sa belle villa berlinoise, et préfère se consacrer à la littérature du XVIIIe siècle et à la poésie plutôt qu’à la gestion du magasin de meubles fondé par son grand-père, qu’il délègue volontiers à son frère Martin et à son beau-frère, Jacques Lavendel, époux de sa sœur Klara. Gustav travaille inlassablement à une biographie de Lessing : un excellent choix quand la question de la tolérance devient cruciale ! Edgar, le quatrième de la fratrie, est un médecin hospitalier renommé qui se gausse des nouvelles théories raciales et, comme beaucoup d’autres, mésestime le péril. Et toute la famille semble ainsi parfaitement intégrée à la bourgeoisie berlinoise, comme si l’antisémitisme avait disparu pour toujours. Martin n’est-il pas marié depuis des années à Liselotte, une Allemande non juive, tout comme Sybil Rauch dont Gustav s’est récemment entiché malgré leur différence d’âge ? Quant au beau-frère, Jacques Lavendel, qui est effectivement juif, il reste protégé pour le moment par sa nationalité américaine.
Il y a aussi les enfants, Berthold, Heinrich, Ruth, et autour d’eux leurs camarades de lycée, leurs professeurs. Et si l’on ajoute les employés de la société Oppermann, le novelliste Gutwetter, les amis, le concierge, et tout un ensemble de personnages secondaires parfois amenés à jouer un rôle important dans le cours des événements, c’est un tableau des différentes couches sociales berlinoises qui apparaît. En décrivant leur comportement face au bouleversement historique qui se révèle pour certains une calamité et pour d’autres une opportunité de revanche ou un tremplin, Lion Feuchtwanger tend à la société un miroir implacable.
Car certains signes déjà ne trompent pas. Martin, qui gère en fait seul la fabrique de meubles héritée du grand-père, comprend vite que le mouvement nationaliste völkisch ne va plus tolérer longtemps la présence de juifs dans le commerce, et il entame une négociation difficile avec son rival Heinrich Wels pour que le nom Oppermann, trop visible, disparaisse en douceur de l’enseigne. Mais la catastrophe commence là où on ne l’attendait pas, quand Berthold, fils de Martin et Liselotte, entre en conflit avec son professeur, Bernd Vogelsang, partisan exalté du national-socialisme qui exulte à la lecture de La bataille d’Arminius de Grabbe, ou du poème de Kleist « Germania à ses enfants » qui s’acharne contre les Français qui occupaient l’Allemagne en 1809. Le jeune Berthold se voit alors imposer un sujet d’exposé des plus scabreux : « Que représente pour nous aujourd’hui Arminius l’Allemand ? »
Pour les nazis, il est hors de doute qu’Arminius (ou Hermann), en écrasant trois légions romaines à la bataille de Teutoburg, a fait entrer les Allemands dans l’Histoire. Mais un point de vue plus circonstancié voit dans cet épisode un soulèvement certes courageux mais sans lendemain, qui n’a fait reculer Rome que pour un temps. Mythe nationaliste fondateur, ou révolte aussi respectable et prometteuse que celle des Macchabées, ou de tout autre peuple qui se dresse contre un oppresseur au nom de la liberté et de la dignité humaine ? Le jeune Berthold est tout prêt à porter la victoire d’Arminius le Chérusque (plutôt que Hermann l’Allemand) au crédit de l’humanité entière, mais il déclenche la fureur du professeur Vogelsang : « Vous osez qualifier d’inutile, de vain, l’acte de bravoure qui marque le début de l’histoire allemande ? » Et le professeur exige des excuses publiques. Le tragique dilemme de Berthold devient ainsi un des axes de ce roman où l’humanisme affronte la barbarie, nouvel avatar du combat du bien contre le mal.
Un autre drame se joue entre les élèves eux-mêmes, quand l’arrivée du professeur Vogelsang et les succès du mouvement national-socialiste font éclater la bonne entente qui régnait jusque-là dans la classe. Berthold et son cousin Heinrich vont se confronter au « Grand Godichon », Werner Rittersteg, qui a rejoint le groupe nazi, soutenu comme on peut s’y attendre par le professeur Vogelsang. Conscient de ce qui se joue dans son établissement, le directeur du lycée, M. François, s’indigne, hésite et tergiverse, mais le roman gagne grâce à lui une nouvelle dimension qui témoigne que son auteur a très tôt identifié un autre danger, celui que les nazis faisaient courir à la langue allemande elle-même. Assis dans son bureau entre le buste de Voltaire et celui de Frédéric le Grand, ce vieil humaniste s’inquiète de voir monter l’étoile d’individus comme le professeur Vogelsang, tandis que la langue allemande sombre dans les affabulations des Protocoles des Sages de Sion et se déshonore dans « ce ramassis d’inepties » qu’est Mein Kampf : « L’allemand des jeunes sera-t-il assez solide pour résister à ce jargon factice et contraint ? » À travers le directeur François, Lion Feuchtwanger a donc très tôt dénoncé la perversion de la langue que Victor Klemperer qualifiera de Lingua Tertii Imperii.
Tous les personnages du roman qui ont à craindre le nouveau pouvoir devront faire un choix douloureux : rester et résister activement, ou passivement (ce qu’on appellera plus tard « l’émigration intérieure »), ou bien partir – et pour combien de temps ? Choisir la Suisse, l’Autriche, l’Angleterre, la France, la Tchécoslovaquie ou l’Italie (car on ne parle pas encore d’Amérique) ? Ou encore émigrer définitivement en Palestine ? Ces créatures de fiction qui n’en sont pas vraiment ne vont pas tarder à rejoindre la cohorte des vrais exilés, de tous les intellectuels, acteurs, artistes ou écrivains allemands, juifs ou non, qui, à partir de janvier 1933, quittèrent leur pays tant qu’ils le pouvaient encore. S’ils ont souvent vécu chichement et difficilement leurs années d’exil, ils ont pourtant représenté la meilleure part de l’Allemagne en gardant vivantes la langue et la culture que les nazis étaient en train de détruire.
Lion Feuchtwanger se trouvait en Amérique lors de l’accession de Hitler à la chancellerie. Il opta ensuite comme nombre de ses compatriotes pour Sanary-sur-Mer, séjourna un temps à Moscou, revint en France, et, comme tous les Allemands qui s’y trouvaient encore à la déclaration de guerre, juifs ou pas, il fut interné au camp des Milles. Pour les plus chanceux, dont il fit partie, il restait à franchir tant bien que mal les Pyrénées et, muni du précieux visa tant espéré, à mettre un océan entre soi et une Europe passée à l’heure allemande. Lion Feuchtwanger ne devint jamais américain en raison de ses sympathies communistes, mais il demeura aux États-Unis jusqu’à sa mort, en 1958.