L’analyste face aux limites

Regroupées sous le nom d’« états limites », les pathologies identitaires narcissiques questionnent la manière de théoriser et de pratiquer la psychanalyse. En s’appuyant sur de nombreux cas cliniques, Bérangère de Senarclens donne une vision claire et nuancée des différentes approches possibles face à des patients parfois réputés inanalysables.


Bérangère de Senarclens, Le défi des états limites. Campagne Première, 248 p., 23 €


Depuis quelques décennies, les personnes qui viennent en thérapie mettent de plus en plus au défi la psychanalyse par leur structure apparemment ni névrotique ni psychotique, ou tantôt névrotique et tantôt psychotique. Elles témoignent d’une fragilité du moi, d’une labilité émotionnelle, d’un faible contrôle pulsionnel, d’angoisses diffuses, de craintes d’intrusion alternant avec des angoisses d’abandon, en lien avec des vécus de discontinuité. Inertie et violence alternent ; elles peinent à établir une relation à l’autre, perçu comme absent ou bien dangereux, et à s’inscrire dans le rapport au temps. Pour le dire avec les mots de tous les jours, on a affaire à un « rien que moi » et à un « tout, tout de suite ». Répandues dans notre société, ces attitudes semblent y attester d’une transformation profonde de la vie psychique et des modes relationnels, qui a déjà fait l’objet de multiples travaux.

Le défi des états limites, de Bérangère de Senarclens

Pour certains courants psychanalytiques, ces « nouveaux » patients ressortissent toujours, sous des apparences nouvelles, aux catégories cliniques dégagées par Freud et Lacan. De son côté, André Green a nommé « états limites » ces pathologies identitaires narcissiques, qui ont obligé nombre de psychanalystes à repenser aussi bien les fondements théoriques que la pratique des cures – certains jugeant même de tels patients inanalysables.

Bérangère de Senarclens, que sa qualité de Genevoise aide sans doute à se situer en dehors des féroces débats théoriques parisiens, reprend sous différents angles la question du travail analytique avec de tels patients. Elle s’appuie sur les apports de Ferenczi, Winnicott, Bion, Anzieu, Botella, Ogden, entre autres, et de René Roussillon qui a rédigé sa préface, pour en donner une vision cohérente et convaincante. J’ai été un peu surprise par son fréquent recours à l’expression : « la psychanalyse contemporaine », qui passe par pertes et profits les désaccords entre les divers courants théoriques ; mais je salue l’ouverture et la sensibilité avec lesquelles elle a su se saisir de concepts et d’outils provenant d’univers différents, pour construire sa propre approche vivante et efficiente.

Certains chapitres de son ouvrage reprennent, en les remaniant profondément, des articles qu’elle a publiés depuis 1998, principalement dans la Revue française de psychanalyse, et des contributions à deux ouvrages collectifs dirigés par Jacques Press, avec qui elle a créé le Groupe européen de psychosomatique. Sa maison d’édition, Campagne Première, est une émanation de la Société de psychanalyse freudienne.

Freudienne, Senarclens l’est en effet pleinement, et elle revisite l’évolution des écrits de Freud pour fonder la cohérence de son approche des états limites sur la seconde topique, qui reconnaît une part d’inconscient dans le moi, et sur certains textes résultant de la confrontation de Freud avec des pathologies aux limites de l’inanalysable, depuis «Pour introduire le narcissisme » (1914) jusqu’à « Construction dans l’analyse » (1937), en passant par la mise au jour de la « compulsion de répétition » qui met en échec le travail analytique.

Le défi des états limites, de Bérangère de Senarclens

© CC2.0/7C0/Flickr

« Ainsi, après 1920, le but de la psychanalyse va au-delà de la facilitation d’une prise de conscience mais vise un travail d’appropriation subjective », explique Bérangère de Senarclens. Elle reprend les termes de René Roussillon pour qui le patient souffre, non de réminiscences comme l’écrivait Freud, mais de certains vécus de son histoire qu’il ne s’est pas appropriés. Elle s’appuie sur la théorie du trauma de Freud : le trauma est un vécu précoce du corps qui, en raison de son caractère quantitatif, n’a pu être contenu par le parexcitation. Antérieure au langage, cette intrusion traumatique, débordant les capacités du moi, laisse une trace qui n’a pu être ni symbolisée ni refoulée. Le trauma, qui n’est pas seulement sexuel mais aussi narcissique, ne peut être remémoré puisqu’il n’a pas même été représenté.

Pour se protéger de la douleur terrifiante qu’induirait une confrontation, les personnes se clivent de ces traces qui emportent avec elles toute une part de leur énergie et les laissent dans une économie, non de vie, mais de survie. Celle-ci peut cependant coexister avec un comportement socialement « normal ». L’analyste ne peut dès lors se limiter à écouter et à interpréter, mais il doit s’engager dans la construction pour donner sens à l’informe. L’autrice conteste ainsi vigoureusement le dogme du silence de l’analyste, qui peut répéter un trauma ou le vide de l’objet primaire.

Les traces traumatiques archaïques resurgissent notamment lors de moments critiques tels que deuils ou séparations, mais aussi dans l’analyse, quand les défenses se déconstruisent peu à peu : le caractère désorganisant de l’expérience première se reproduit alors dans la situation de transfert. Les traces traumatiques se manifesteront, non par des mots, mais par des émergences de symptômes corporels, des hallucinations transitoires ou des « actings ».

Tout au long de l’ouvrage, l’autrice insiste sur l’importance du corps dans l’analyse : celui du patient avec ses diverses manifestations, mais aussi celui de l’analyste avec ses sensations contre-transférentielles, outil majeur dans les cures des patients dits limites, et qui requièrent d’eux une attention particulièrement sensible. Ces patients, qui peuvent garder longtemps une grande méfiance vis-à-vis du lien, mettent parfois l’analyste à rude épreuve en alternant élan fusionnel et violent rejet.

Le défi des états limites, de Bérangère de Senarclens

K5 (3-Step Attractor) de Michael Biberstein (1991) © CC2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Bérangère de Senarclens procède à un va-et-vient constant entre clinique et théorie, ce qui permet de garder celle-ci vivante. Elle nous raconte la fureur d’une patiente, découvrant un nouveau coussin rouge sur « son » divan. Aussitôt, la voici prise d’un violent mal de tête. Le coussin condensait la panique face à toute espèce de changement, métaphore à la fois de la rage et de la perte, symbole de l’imprévisibilité de l’objet-analyste : « Si pour Freud le chaos est pulsionnel, pour Winnicott il résulte d’une brisure dans la continuité de l’être », résume-t-elle. Comme face à la rage adolescente, le plus important sera alors de « survivre » au déferlement de haine, en démontrant qu’il ne s’ensuivra pas de représailles, d’où un apaisement progressif. Il faudra un long chemin pour que la patiente se libère de la peur de détruire l’analyste et d’être détruite en retour, jusqu’à devenir capable d’un jeu avec ses fantasmes.

Bérangère de Senarclens nous fait ainsi assister aux tâtonnements de la réalité de sa pratique, avec la belle humilité qui sied au métier d’un bon artisan. L’hétérogénéité des patients limites conduit l’analyste à jouer sur plusieurs tableaux d’intervention. L’interprétation porte sur le refoulement, le contenu et la pulsionnalité, tandis que la construction porte sur le clivage, la contenance et l’histoire. Face à des patients qui n’ont pas encore bien différencié moi et non-moi par une analité intégrée, il lui paraît aujourd’hui indispensable d’articuler la théorie des pulsions et de la sexualité infantile avec la théorie des relations d’objet.

Quelle transformation peut-on espérer d’une cure ? Bérangère de Senarclens répond prudemment : « Je souhaite me situer entre un optimisme relatif et un pessimisme vivant. » Parmi ses raisons d’espérer, elle note : « Une force pousse le patient à trouver la source de ses peurs ». Cette « compulsion à l’intégration », qui rappelle ce qu’écrivait Ferenczi à propos des rêves traumatiques, n’est pas éloignée de ce que Jung nomme la « fonction transcendante », qui pousse chacun de l’intérieur vers son « individuation ». Deviendrait-il concevable, dans la lignée de ce beau travail tout en nuances, que s’établissent des ponts entre des théories qui parfois se honnissent, alors même que les façons de travailler au jour le jour en clinique se rejoignent plus souvent qu’on ne s’y attendrait ?


Delphine Renard est psychologue clinicienne et psychanalyste.

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