Notre chronique consacrée à la poésie contemporaine aborde les Soliloques du peintre Georges Rouault, les ardoises de Franck André Jamme, une traduction du grand poète iranien Khosrow Golesorkhi, un texte poignant de Nicolas Grégoire, un poème-album de Francis Combes et Bruno Heitz et un site internet de grande qualité, celui de Pierre Campion.
Pierre Campion, « À la littérature »
Parmi les sites qui s’intéressent de près à la littérature, celui de Pierre Campion (« À la littérature »), créé en 2000, est incontournable. Ce lieu, qui a publié des études approfondies sur les liens entre la littérature, les sciences humaines et la philosophie, dédie de nombreuses pages à la poésie, qu’elle soit classique (Homère, Virgile, Nerval, Hugo, Mallarmé…) ou contemporaine (Maulpoix, Pfister, Albarracin, Chambon, Ancet…). Le catalogue des auteurs ayant fait l’objet d’une note ou d’une chronique est des plus riches et ne peut que séduire les amoureux des lettres et alimenter la réflexion des étudiants. Par ailleurs, Pierre Campion a mené, sous la forme d’un livre numérique publié sur son site, une importante réflexion, très documentée, « La littérature aux défis de la Révolution française », en interrogeant l’œuvre de quelques écrivains ayant écrit sur cet événement majeur : Chateaubriand, Hugo, Büchner, Tocqueville, Michelet, Jaurès, Furet, Gauchet, Domecq, Michon et Bergounioux. Rappelons aussi que Pierre Campion est l’auteur de nombreux livres, notamment aux Presses universitaires, de France ou de Rennes. Alain Roussel
Nicolas Pesquès, Les ardoises de Franck André Jamme. Isabelle Sauvage, 88 p., 25 €
Où le lecteur redécouvrira, voire découvrira, les ardoises de Franck André Jamme, fort joliment éditées et non moins intelligemment préfacées, il faudrait dire élucidées, par Nicolas Pesquès. Les ardoises de Jamme, poète et spécialiste de l’art tantrique, c’est une manière sans pareille de faire lire, entendre, voir les mots à l’état brut, dans leur intime friction, effet et rendu évidemment impossibles à restituer dans l’espace d’une page « normale ». Le premier verbe passé, toujours à l’infinitif, les lettres se touchent, la phrase se coagule, se fige en une sorte d’image à décomposer/recomposer sur une surface le plus souvent quadrillée, comme le sont encore (?) les ardoises des écoliers. La lecture devient exercice de déchiffrement, et le sens du texte n’advient qu’après une période plus ou moins longue d’incubation. Alors jaillit la formule dans toute son étendue cathartique, réparatrice. Un peu de poésie à l’état pur : « Parier que nous ne sommes certainement que des copeaux de nuit, avec des reflets ». Roger-Yves Roche
Georges Rouault, Soliloques d’un peintre. L’Atelier contemporain, 1 104 p., 30 €
Imposante et précieuse somme, très illustrée, due à Christine Gouzi (et Anne-Marie Agulhon), cet ensemble nous initie à l’abondante œuvre littéraire de Georges Rouault (1871-1958), nettement plus connu comme peintre, graveur (la fameuse série Miserere) et verrier. Lié à Huysmans, Bloy, Suarès, Jarry, Apollinaire ou encore Jehan Rictus – ces trois derniers auteurs l’influenceront grandement, ainsi que Villon –, Rouault est pleinement intégré aux courants littéraires de son temps. Il écrira sur maints sujets, dont la peinture n’est pas le moindre (notamment sur son maître Gustave Moreau), souvent sous la forme de souvenirs, de textes théoriques, voire politiques : ainsi Le Cirque de L’Étoile filante (1938), long et puissant délire métaphorique, au souffle épique, sur la condition des artistes, où alternent proses et poèmes qui accompagnent une suite de fortes gravures. C’est en Suisse, pour cause de guerre, que paraissent les Soliloques d’un peintre (1944), qui donnent son titre au présent volume. Cette vaste et nouvelle Ballade des pendus, où l’on retrouve – vers et proses mêlés à nouveau dans cette langue toujours élocutoire et simple – à la fois sa passion pour le cirque (voir « Parade »), la satire des mœurs politiques, la compassion pour les plus démunis et les persécutés, et le salut aux grands inspirateurs (Villon, donc ; Verlaine, Cézanne, Corot…), est comme le compendium de sa vie et des épreuves qu’il a traversées. François Boddaert
Khosrow Golesorkhi, Poèmes et écrits littéraires. Trad. du persan par Jalal Alavinia. Postface d’Atefeh Gorgin. L’Harmattan, coll. « L’Iran en transition », 150 p., 16 €
Khosrow Golesorkhi (1944-1974) fut un farouche combattant dont les yeux furent « une salutation printanière / dans l’aridité de l’injustice » ; un homme dont l’amour pour son peuple n’eut d’égal que sa défense des « déshérités » et sa passion sans concession pour la poésie, inextinguible « beauté dans la texture violente de la vie ». Golesorkhi a ouvert la voie aux puissances révolutionnaires de l’Iran d’aujourd’hui, tant par sa vaillance que par sa révolte. Son exécution par la police politique du Shah a été prémonitoire : si d’autres exactions l’ont suivie (et la suivent encore, hélas), sa brutalité semble justifier par anticipation les soulèvements d’un pays en marche vers sa liberté. Dans la « noirceur sans éclaircie » des temps, la voix inoubliable de Golesorkhi retentit et réclame pour tout son peuple que « ce pays de ruine se vide de hiboux / et devienne une roseraie, un golestan ». Louis Pailloux
Nicolas Grégoire, désastre ravalé ravaler désastre. Dessins de Pauline Emond. Æncrages & co, 72 p., 21 €
Quelques mots posés dans la marge, comme en aparté, restituent la tonalité d’un texte poignant, sinon désespéré : « geste répété », « on échoue », « la main », « mal dire ». Quel geste ? mal dire quoi ? à qui ? serait-on tenté de demander, dans le plus pur style beckettien. Réponse : au père qui va mourir, sa figure impossible, qui va d’avoir à être : « je me lie à son effondrement / je porte à moi seul / la bouche de cadavre de mon père ». Mais on retourne vite en rond. Le phrasé de même qui ramasse par petits bouts les restes d’une vie ou plutôt ce qui reste d’une vie : « Mon père ne me laissera rien / que de vieux livres et quelque vaisselle boueuse. » La mort, quant à elle, ne fera pas dans le détail. Désastre ravalé ravaler désastre est un petit livre fragmenté et fragmentaire, entre le mi-dit et le mi-tu : « Je suis face à un nœud qui résiste alors ». L’auteur sauve ce qui peut l’être, se sauve peut-être : « gribouille », « décrit », « rature », tous gestes que les dessins de Pauline Emond accompagnent délicatement, précieusement. Roger-Yves Roche
Francis Combes, Comment faire la paix. Dessins de Bruno Heitz. Rue du monde, 48 p., 14 €
De la délicatesse, pour traiter un sujet délicat. Aborder la guerre, sans jamais écrire le mot. Dans ce poème-album de Francis Combes et Bruno Heitz, on parle de paix. On en parle concrètement. Chacun d’entre nous se voit capable d’agir. On rencontre des humains à l’assaut des chars, sans violence. Des canons-chewing-gums deviennent doux. La paix et l’humour triomphent. La Paix, une idée de dingues ! Ce texte joue le rôle d’un « extraordinaire accélérateur de conscience », comme dirait Roberto Juarroz. Combes et Heitz nous meuvent, montrent une voie sans faire la morale. On converse avec la gravité, la fureur, avec l’espoir, la joie aussi. Ils nous émeuvent délicatement. Tous deux utilisent leurs poésies comme des actes de résistance, et nous invitent à les rejoindre quel que soit notre réel, notre langage. Le livre refermé, son message traduit en plusieurs langues résonne. Et l’on voudrait carrément le transmettre aux jeunes, « un peu plus près de l’avenir des hommes ». Marie-Pierre Stevant-Lautier