Une charge contre le Conseil constitutionnel

Notre Constitution est mal connue des citoyens, qui n’ont le choix qu’entre des discours politiciens au sens le plus restrictif du terme et d’austères études menées par d’éminents juristes dont le souci d’être compris est le même que celui des professeurs de médecine. Le grand mérite de ce livre de Lauréline Fontaine est d’aborder une question fondamentale du fonctionnement démocratique dans des termes aisément accessibles à tout citoyen.


Lauréline Fontaine, La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel.  Amsterdam, 280 p., 20 €


Le problème se formule aisément. La Constitution du 4 octobre 1958 a instauré une sorte de cour suprême comme il en existe dans la plupart des pays qui se veulent démocratiques : fonctionne-t-elle convenablement ? Le peu que nous sachions généralement des exemples étrangers nous amène à considérer que les modes de désignation et d’exercice de ces cours sont extrêmement variés sans qu’aucun puisse être considéré comme exemplaire. Les membres de notre Conseil constitutionnel sont nommés par tiers tous les trois ans et pour un mandat unique de neuf ans, par les présidents de la République, du Sénat et de l’Assemblée nationale. Leurs collègues américains sont nommés à vie par le président des États-Unis ; en Allemagne, ce sont des juristes qualifiés comme tels et totalement indépendants du monde politique. Comment évaluer le mode français ?

La Constitution maltraitée, de Lauréline Fontaine

L’entrée du Conseil constitutionnel à Paris (2020) © CC3.0/Marc Rees/WikiCommons

La question du mode de désignation ne peut être disjointe de celle que pose la Ve République par nature. Même si l’on juge excessivement polémique la formule de François Mitterrand sur le « coup d’État permanent », on ne peut oublier que notre Constitution a été taillée sur mesure par et pour le général de Gaulle parvenu au pouvoir dans des conditions qui n’étaient pas tout à fait démocratiques. On peut toutefois ajouter que son texte a été considérablement modifié au fil du temps et que les institutions qu’elle créait ont rendu possible l’accession au pouvoir présidentiel de François Mitterrand et l’exercice du pouvoir gouvernemental par Lionel Jospin. C’est au point que le slogan appelant à une « VIe République » manque de crédibilité. Les réformes que prônent ceux qui le ressassent pourraient parfaitement s’intégrer à une révision de la Constitution actuelle, comparable à plusieurs de celles qui ont déjà eu lieu. La situation n’est plus celle de 1959, quand un président du Conseil constitutionnel ne pouvait dire au président de la République que telle mesure proposée par son gouvernement n’était pas constitutionnelle – puisque cette Constitution était son œuvre et taillée pour lui-même.

La question qui sous-tend le livre de Lauréline Fontaine est de savoir si le mode de désignation des membres du Conseil est satisfaisant. Beaucoup des critiques que formule l’ouvrage sont en effet liées à cette question. Même si les trois présidents précités ne sont pas toujours du même bord politique, il n’est pas absurde de qualifier de « politique » ce mode de désignation. Sur ce constat, il n’y a guère de divergences. Mais faut-il y voir un vice ou une vertu ? Lauréline Fontaine est juriste et elle est sensible aux effets regrettables de cette politisation, contraire au principe de stricte indépendance de toute cour de justice digne de ce nom en pays démocratique. Ses arguments sont forts, mais pas forcément dirimants.

On peut aborder les choses d’un point de vue historique. Il est clair en effet que le Conseil constitutionnel créé par la Constitution du 4 octobre 1958 n’était nullement une cour de justice digne de ce nom. Il n’était pas en position de contester l’interprétation que le président de la République faisait de la Constitution puisque celle-ci était son œuvre et que ses membres avaient été choisis pour leur absence tant de rayonnement politique que de connaissances juridiques précises. Quand le général de Gaulle a clairement violé l’article 11 de la Constitution en décidant l’organisation d’un référendum pour proposer que l’élection présidentielle ait lieu au suffrage universel, le Conseil constitutionnel s’est tu solennellement, laissant le seul président du Sénat dénoncer cette « forfaiture ».

La Constitution maltraitée, de Lauréline Fontaine

L’escalier d’honneur du Conseil constitutionnel à Paris (2018) © CC4.0/Antoine Montulé/WikiCommons

Le fondateur de la Ve République est mort, son texte constitutionnel a été amplement modifié dans un sens démocratique et accroissant les pouvoirs du Conseil. Celui-ci a accueilli en son sein des personnalités de poids, dont plusieurs anciens Premiers ministres, ainsi que d’anciens ministres au rayonnement aussi incontesté que celui de Robert Badinter. Face au général de Gaulle, le Conseil constitutionnel était pire qu’une cour suprême au rabais : il fonctionnait comme une instance de légitimation des décisions présidentielles, aussi constitutionnellement arbitraires qu’elles aient été avec la violation de l’article 11 destinée à renforcer encore les pouvoirs élyséens. On n’en est plus là, mais cela suffit-il pour que le Conseil constitutionnel mérite enfin son nom ?

Parmi les dispositions élargissant ses pouvoirs, prenons celles concernant sa saisine. En 1962, le président du Sénat, qui aurait dû donner son aval au projet de référendum, n’a pas été consulté et il n’a pu saisir le Conseil. Depuis 1974, soixante députés ou sénateurs peuvent le faire pour toute loi et, depuis 2008, les citoyens peuvent soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). De tels changements ont une portée considérable. Lauréline Fontaine ne le conteste pas mais la Constitution lui paraît encore « maltraitée ». C’est qu’à ses yeux le fait de juger de la conformité d’un texte à la Constitution doit être tenu pour une évaluation purement juridique, fonctionnant comme un tiers pouvoir face au législatif et à l’exécutif. Ce n’est pas la lettre de la Constitution puisque celle-ci ne reconnaît qu’une « autorité » judiciaire – ce que l’on peut assurément regretter. Toutes les critiques qu’elle formule partent de ce présupposé. Sa position est tout à fait cohérente et beaucoup de ses arguments sont recevables.

On peut toutefois adopter un autre point de vue et tenir pour acceptable que le Conseil juge plus en opportunité qu’en droit pur. Cette vision ouvertement politique peut d’autant mieux se défendre qu’une large majorité parlementaire suffit pour réviser le texte constitutionnel sur des points non négligeables voire très conflictuels, comme le fit le gouvernement Balladur en 1995.

Lauréline Fontaine condamne le caractère trop politique des nominations au Conseil. Cela s’entend dans la logique de sa position qui est de vouloir une cour composée de purs juristes tout à fait indépendants des pouvoirs exécutif et législatif. Mais son propos laisse entendre que politique signifierait politicien au pire sens du terme. Le lecteur accoutumé à entendre dénoncer le « règne des copains et des coquins » imaginera un Conseil peuplé d’affidés et de complices. Or ce ne sont pas les affinités politiques qui jouent le plus en la matière. Le président Sarkozy a nommé Michel Charasse, un des plus proches amis de François Mitterrand. Certains conseillers étaient de simples parlementaires qui avaient fait preuve de leur indépendance d’esprit, comme aujourd’hui Jacques Mézard ou Jacqueline Gourault. Quant à la secrétaire générale de l’Assemblée nationale, elle était par fonction tenue à une stricte neutralité politique. D’autres nommés avaient fait carrière comme conseillers de ministres ou de l’Élysée. Tous, dit Lauréline Fontaine, sont issus du milieu politique lato sensu. Ce n’est pas faux mais on peut s’en féliciter en considérant que l’affaire n’est pas tant de respecter à la lettre un texte constitutionnel aisément modifiable que de produire des lois convenablement rédigées.

La Constitution maltraitée, de Lauréline Fontaine

Michel Debré (1967) © CC0/Eric Koch for Anefo – Archives nationales des Pays Bas/WikiCommons

On peut l’approuver quand elle déplore le manque de technicité juridique de beaucoup des membres du Conseil, dont une des conséquences est la pauvreté des exposés des motifs, voire l’arbitraire de certaines décisions. Elle a raison de contester le manque de moyens matériels et juridiques mis à la disposition de l’institution et de ses membres. Les citoyens seraient effectivement en droit d’attendre que leur juridiction suprême dispose de moyens comparables à ceux de la Cour de Karlsruhe.

Mais exiger que les lois déférées devant le Conseil constitutionnel soient soumises à la censure de juges poserait un énorme problème démocratique. Les lois sont votées par les élus du peuple, qui s’autorisent de cette élection et non de compétences juridiques que la plupart n’ont pas. Leur avis est éclairé par leurs collaborateurs propres et par les fonctionnaires parlementaires. Le bicamérisme permet en outre de rectifier les rédactions insatisfaisantes, étant entendu que les projets de loi présentés par le gouvernement doivent avoir été préalablement soumis à l’avis juridique du Conseil d’État. Et l’ajustement des lois existantes constitue une grande partie du travail parlementaire. Autant dire que le Conseil constitutionnel n’est la plupart du temps saisi que sur une base politique, c’est-à-dire en opportunité. Reste le cas des questions prioritaires de constitutionnalité créées par la révision de 2008, pour lesquelles le Conseil est effectivement saisi sur un terrain proprement juridique. Mais ces QPC ne lui sont transmises qu’après avoir été examinées par le Conseil d’État ou la Cour de cassation, juridictions dont nul ne conteste l’indépendance et la haute technicité juridique.

Ce livre de Lauréline Fontaine a le grand mérite d’ouvrir un débat politique important. Il le fait dans la clarté et la cohérence, et formule des propositions qui méritent examen. On ne peut toutefois le suivre dans sa remise en cause implicite du pouvoir reconnu aux représentants du peuple de rédiger les lois. Ils le font peut-être parfois mal, mais aucune instance ne doit être mise au-dessus du peuple souverain. Malgré ses inéluctables imperfections, notre République est véritablement démocratique et munie de contre-pouvoirs efficaces – beaucoup plus qu’en 1959.

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