Est-ce lié à l’air du temps ? Les récits de femmes ont le vont en poupe, mais aussi ceux qui interrogent le rapport au vivant et à l’environnement ; certains combinent les deux aspects. Après la publication, il y a quelques années, d’œuvres telles que Le grand jeu de Céline Minard ou Manuel de survie à l’usage des jeunes filles de Mick Kitson, voici que d’autres récits mettent en scène des femmes, seules ou en petit groupe, contre les éléments. Il y a près de quarante ans, Ursula K. Le Guin a écrit : « Celles qu’on a assimilées à la Nature, qui écoute, par opposition à l’homme, qui parle – ces personnes-là parlent désormais. […] Ce que la civilisation n’a pas inclus, ce que la culture exclut, ce que les Dominants qualifient d’animal, de bestial, de non développé, d’inauthentique – ce qui n’a pas été parlé, ou bien ce qui, parlé, n’a pas été entendu – ce pour quoi nous commençons tout juste à trouver des mots, nos mots à nous et non les leurs : le vécu des femmes. Pour les hommes comme pour les femmes identifiés dominant[e]s, c’est cela, la véritable sauvagerie. La peur qu’elle leur inspire remonte très loin dans le temps, elle est profonde et violente. La misogynie qui façonne tous les aspects de notre civilisation est la forme institutionnalisée de la peur et de la haine de tout ce qu’ils ont nié et ne peuvent donc ni connaître, ni partager : ce pays sauvage, l’être-femme. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tâcher de le parler, de le dire, de le préserver ». Que disent les auteurs et les autrices d’aujourd’hui ? L’écriture contemporaine, de fiction notamment, explore plusieurs aspects de notre relation au « sauvage ».
Pierre Chavagné, La femme paradis. Le mot et le reste, 144 p., 18 €
Clara Demierre, L’école de la forêt. Corti, 160 p., 18 €
Patricia Farazzi, Vies mêlées de Manuela Sáenz, compagne de Simón Bolívar, et de Jonatás, esclave affranchie. L’Éclat, 148 p., 8 €
Gabrielle Filteau-Chiba, Bivouac. Stock, 368 p., 22 €
Hélène Frappat, Trois femmes disparaissent. Actes Sud, 192 p., 20 €
Corinne Morel Darleux, La sauvagière. Dalva, 144 p., 17 €
Hélène Zimmer, Dans la réserve. P.O.L, 320 p., 20 €
Plusieurs auteurs francophones s’attellent à la tâche de faire résonner ces questions, dans des styles très variés. La sauvagière, de Corinne Morel Darleux, met en scène une femme qui, après un accident de la route, se retrouve avec deux autres femmes dans une « maison forestière » plutôt accueillante et propice à la survie. La tonalité dominante est onirique, fantastique, la narratrice évoquant le passage des saisons, l’absence de certitudes et ses étranges compagnes muettes : une jeune (qui s’avère être une « kitsuné », femme-renard des légendes d’Asie) et une vieille (malgracieuse mais amie des bêtes). Il y a quelque chose du Robinson de Vendredi ou la vie sauvage dans le récit de cette femme tentée par la souille, l’oubli de soi dans un environnement utérin, qui croit découvrir que la montagne est en réalité une île. Dans son rêve éveillé, elle se confond avec un environnement mouvant où la lune peut se dédoubler et la mer se déchaîner en déluge. Une part d’enfance, peut-être. Le retour à la nature est ici une chimère, avec ce qu’elle a de somptueux et d’abject, de délicat et de terrifiant. L’expérience de la narratrice dans sa « sauvagière » (lieu où l’on trouve du sauvage, des sauvages, comme on trouve des champignons dans une champignonnière et de la tourbe dans une tourbière ?) se rapproche par moments d’une expérience spirituelle. Le récit peut se lire comme une simple rêverie ou bien comme une fable sur la place de l’humain dans le monde, dans une veine proche du récent Un psaume pour les recyclés sauvages (L’Atalante, 2022) de Becky Chambers, en moins futuriste.
Tout autre est la tentative de Pierre Chavagné, qui a voulu écrire un Into the Wild dont la protagoniste est une femme : « Au départ il n’y avait pas d’idée, seulement une intuition et un mot : “sauvage”. J’ai écrit la première phrase et tout est venu : la femme, la forêt, la brutalité, l’oubli… » Grâce à la discipline de fer qu’elle s’impose, c’est une survivante, mais ce n’est pas la survie qui l’a rendue misanthrope : « J’ai toujours éprouvé une grande difficulté à me mêler aux gens. » Cette femme, ancienne infirmière, a survécu à un accident de la route (comme la protagoniste de La sauvagière) puis, devant la débâcle générale de la civilisation, elle a fui l’hôpital et ladite civilisation. Après un interminable face-à-face avec son mari revenu d’entre les morts, qui est, lui, du côté de la compassion (bon, après l’avoir solidement ligotée tout de même), elle le tue par accident et, cerise sur le gâteau, découvre dans ses affaires une photo qui lui remet en mémoire l’existence de leur fille, morte dans l’accident. Au-delà des questions de vraisemblance, tout cela sonne comme un règlement de comptes : elle fait partie de ce que l’autrice et illustratrice espagnole María Hesse appelle Ces mauvaises femmes (Presque Lune, 2022) qu’on trouve dans tant de récits, objets de fantasmes autant que de méfiance. « On dit que la femme nue célèbre le soleil chaque matin, qu’elle est née d’un arbre et d’une fleur, qu’elle est la gardienne et la protectrice du village, que c’est une sorcière, qu’elle punira les humains de leurs méfaits. On la surnomme “Valkyrie”, “Ève” ou “La femme paradis”. »
L’auteur dit s’être mis à la place d’une femme, il « en est venu à épouser pendant plusieurs semaines des pensées féminines » ; en réalité, il ne fait que réutiliser les poncifs d’usage sur proie et prédateur (la femme étant tantôt l’une, tantôt l’autre) et les clichés les plus éculés sur la femme qui serait plus animale qu’humaine, à la merci de ses instincts. Elle ne rencontre que des hommes, qu’elle voit fugacement comme des partenaires sexuels possibles mais surtout comme des menaces à abattre. La forêt ou la nature n’est pas envisagée différemment : belle mais hostile. « La forêt est un piège à ciel ouvert et si la leçon est mal apprise, elle se referme sur vous, tel un tombeau. Voilà le paradis de Rousseau. L’apprentissage est long pour que cette masse de végétation devienne un éden primitif. La forêt est une dévoreuse d’espoir ; elle vous autorise à passer, rarement à rester. Même la forêt du Paradis. » Femme, forêt, même combat. Enfin, dans les dernières pages, le récit (qui n’a jamais tranché entre première et troisième personne) passe de « Elle n’est le paradis de personne » à « Je ne suis le paradis de personne ». Farouche Amazone ou femme dépressive ? La lecture (sur une liseuse volée, alimentée par une batterie solaire) de Belle du Seigneur a-t-elle contribué à son effondrement ? À certaines époques, faut-il le rappeler, la lecture de romans était jugée franchement néfaste pour les femmes. S’il existe un mythe de la belle sauvage, il est clair que Pierre Chavagné entend lui tordre le cou.
Cette figure de la femme indomptable plus ou moins confondue avec la nature est devenue un cliché, battu en brèche par Hélène Zimmer dans son roman Dans la réserve. Il y est question d’une zone à réensauvager, la Wild French Reserve (WFR pour les intimes), farouchement protégée par une organisation aux techniques militaires et dont la présence et les activités sont dénoncées par des activistes qui pratiquent le « tree-sitting ». Dès lors que la présence d’un intrus est décelée et la nouvelle de sa mort révélée, les hypothèses vont bon train, dont celle-ci : « Une femme, c’est sûr. Une femme puissante, instinctive. […] Une sauvage mais une vraie. Tu vois ? Du genre lasse des cercles de femmes et de tout le flan sur le féminin sacré. Une qui veut réellement laisser s’exprimer sa sauvagerie. Une qui s’est complètement libérée de ses entraves. Une femme pas domestiquée. Une femme venue faire corps avec les ressources capturées par la WFR. Une femme libre, qu’on a tuée, évidemment ». En réalité, l’intrus n’est ni mort ni une femme. Ce jeu avec les représentations est le point fort du roman.
Certains aspects sont moins convaincants, notamment autour des questions de parentalité. Inclure dans le même roman ZAD, PMA et IVG tient du défi et rend l’intrigue parfois acrobatique. Ce qui arrive aux personnages de Solveig et d’Eva-Lou, grossesse non désirée ou maternité choisie, met en tout cas un terme à leur action militante. Notons que, si le style du roman n’a rien de charmeur, le réalisme de la langue de chacun est saisissant, particulièrement dans le cas d’Eva-Lou, qui parle et pense comme elle texte. Hélène Zimmer emploie aussi l’expression « haute valeur ajoutée à l’environnement » dans le vocabulaire utilisé dans l’argumentaire des partisans de la Réserve, comme un écho au label HVE (Haute Valeur Environnementale) au cœur des débats actuels sur les pratiques agricoles et l’environnement.
Plus largement, les filles ou très jeunes femmes aptes à la survie sont en passe de devenir des archétypes. Le duo d’adolescentes dans L’école de la forêt de l’autrice suisse Clara Demierre est assez caricatural dans sa rébellion mais dit quelque chose de l’asservissement des femmes dans certains groupuscules qui se veulent proches de la nature : « 1. Le groupe est composé d’une poignée de membres, au mieux quelques dizaines de guides (gourous ou maîtres) et d’idiotes (mauvaises élèves). 2. La majorité des guides sont des hommes et la plupart des idiotes sont des femmes. » Les femmes sont chargées de toutes les tâches domestiques. Elles ont toutes des noms de plantes ou de minéraux (Violette, Jade, Ambre, Bleuet…) alors que les hommes s’appellent Cosme (le monde) ou Marco (Mars, la planète ou le dieu guerrier, au choix). On pense aux analyses de Carolyn Merchant sur l’exploitation du « ventre de la terre » (à lire dans l’anthologie Reclaim, recueil de textes écoféministes, Cambourakis, 2016) ainsi qu’à son ouvrage Earthcare (Women and the Environment), qui suggère que la perception de la nature comme une figure maternelle a contribué à faire endosser aux femmes la responsabilité de l’impact écologique, notamment dans la sphère domestique.
L’autre intérêt du roman est la question des ressources technologiques : les héroïnes Arole et Bleuet sont loin de baigner dans un environnement numérique (elles utilisent en cachette leur téléphone, mais uniquement comme enregistreur, et trouvent des indications sur le passé du groupe à travers des carnets écrits à la main et des photos bien tangibles, de celles qu’on peut épingler au mur), mais, tout comme Sal dans le roman de Mick Kitson, elles savent utiliser les vidéos et autres tutoriels de YouTube pour mener à bien leurs projets. C’est aussi l’un des rares romans dans cette veine qui donne un peu à voir des relations parent-enfant, même s’il est beaucoup moins abouti que Dans l’État Sauvage de Diane Cook (Gaïa, 2021), qui montre une relation mère-fille dans toute sa complexité, en plus de soulever des questions sur un éventuel retour à la terre et sur l’assignation politique des territoires à telle ou telle activité.
Une œuvre qui permet de voir l’évolution de ce qu’on pourrait appeler la fiction écoféministe est celle de Gabrielle Filteau-Chiba, qui a vécu plusieurs années dans la région du Kamouraska, au Canada. Dans le premier roman, Encabanée, une femme s’isole par choix dans cette région, mais sans s’impliquer dans la protection de celle-ci, même si elle offre l’asile à un militant écologiste. On retrouve ce personnage dans Sauvagines, aux côtés de Raphaëlle, garde forestière qui tâche de protéger la vie sauvage, y compris la faune traquée par les braconniers ; rappelons que le mot « sauvagines » désigne des fourrures d’animaux sauvages. C’est le récit d’une vendetta et aussi d’une histoire d’amour entre femmes, servi par une belle écriture qui met en valeur le caractère expressif du français québécois. Dommage qu’il laisse le sentiment d’un monde assez manichéen dans lequel les femmes seraient les seules alliées de la planète contre des hommes prédateurs ; le méchant braconnier est aussi un voyeur et un violeur.
Le dernier opus, Bivouac, élargit et nuance les perspectives : on retrouve les deux femmes, impliquées dans une communauté plus large, ainsi que le militant du premier roman. Tous les trois se mobilisent pour sauver une forêt ; sans tout dévoiler, on peut dire que personne n’en sort indemne. Des questions autour de la parentalité apparaissent, l’évolution se poursuit : on est passé d’une femme dans sa bulle individuelle à une phase de lune de miel, puis à des questionnements plus larges sur la place de l’individu dans la société comme dans l’environnement. Problèmes agricoles (dans l’élevage, particulièrement), organisation d’actions de défense d’une zone en péril, liens avec les médias (comme dans Dans la réserve), on trouve tout cela et plus encore dans Bivouac. Les femmes sont particulièrement exposées dans ces trois romans : l’une s’entaille le visage en coupant du bois, l’autre est filmée à son insu par un braconnier, l’une et l’autre se mettent en première ligne pour défendre la forêt du Kamouraska.
S’exposer, c’est ce qu’on fait aussi au cinéma. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces questions sur les femmes en milieu hostile trouvent un écho dans un livre qui articule fiction et réalité autour d’une dynastie d’actrices : Trois femmes disparaissent d’Hélène Frappat. La dynastie en question (qui ne saute pas aux yeux, faute de patronyme commun) est celle qui lie Tippi Hedren, Melanie Griffith et Dakota Johnson. La narratrice mène son enquête sur ces trois survivantes du monde du cinéma : de génération en génération, les femmes sont-elles mieux traitées ? La prédation masculine est évidente dans le cas de Tippi Heddren, malmenée à maintes reprises par le réalisateur Alfred Hitchcock. Ce que l’on sait moins, c’est que l’actrice attaquée par une horde de volatiles dans Les oiseaux a ensuite mené un projet fou : filmer les grands fauves dans le ranch qu’elle a créé pour eux. « Pour survivre, la proie doit-elle devenir le prédateur qu’elle a fui ? » Tippi Hedren a failli avoir un œil crevé par un corbeau, sa fille par un lion. « La détective décide de repartir du mot sauvage, littéralement. Avant de dériver du latin silva, forêt, sauvage désigne un animal qui vit dans la nature, qui n’est pas domestiqué, qui ne s’apprivoise pas facilement. »
Hélène Frappat cite le récent Croire aux fauves de l’anthropologue Nastassja Martin pour parler d’hybridation ; Melanie Griffith, dans Something Wild (Dangereuse sous tous rapports, en traduction française, Sauvage et dangereuse dans la version québécoise), joue un personnage imprévisible à la sexualité débridée, dominatrice, jusqu’à ce qu’un plus gros prédateur fasse son apparition sous la forme de son ancien mari, un criminel très violent. En anglais « wild » (sauvage) a aussi le sens d’imprévisible, anarchique, voire fou. Dakota Johnson, sa fille, incarne à l’écran l’ingénue de Cinquante nuances de gris, mais, selon Hélène Frappat, le tournant arrive avec le film Suspiria (où beaucoup de choses tournent autour de la vision et de l’aveuglement) qui aurait permis à la petite-fille de Tippi Hedren d’exorciser la malédiction familiale. (L’autrice notera sans doute avec un sourire que Dakota Johnson aura prochainement le rôle de Madame Web, une super-héroïne aveugle qui est la quatrième de sa lignée…) Ce livre peut se lire comme une histoire des représentations et des violences envers les femmes au cinéma (et plus largement dans la fiction, avec un chapitre consacré à La mouette de Tchekhov), mais aussi comme une enquête où, ainsi que dans les meilleurs polars, le cheminement, le repérage des motifs (au sens de schémas) importe plus que l’identification du/de la/des coupable(s).
C’est précisément la démarche de quelqu’un comme Tzvetan Todorov, dont l’ouvrage La conquête de l’Amérique. La question de l’autre (Seuil, 1982) reste d’actualité. Au moment de la rencontre entre les Espagnols et les peuples de la Mésoamérique, au XVIe siècle, les « Indiens favorisent l’échange avec le monde, les Européens celui avec les hommes ; aucun des deux n’est intrinsèquement supérieur à l’autre, et on a toujours besoin des deux à la fois ». Telle est l’équation insoluble du rapport à l’altérité, qu’il s’agisse du monde naturel non humain ou de l’autre au sens d’autrui. Le livre est dédié à la mémoire d’une femme qui refuse d’avoir des rapports sexuels avec un autre que son mari, même après la mort de celui-ci. « Une femme maya est morte déchirée par les chiens. Son histoire, réduite à quelques lignes, concentre l’une des versions extrêmes de la relation à autrui. […] on la jette aux chiens, parce qu’elle est femme non consentante et Indienne à la fois. Jamais destin d’autrui ne fut plus tragique. J’écris ce livre pour essayer de faire en sorte qu’on n’oublie pas ce récit, et mille autres pareils. »
Ce livre a pu contribuer à l’intérêt que suscitent non seulement l’histoire mais également les récits de ceux et celles qui ont été considérés comme « sauvages ». On pense à l’autrice innue An Antane Kapesh : « Je suis une maudite Sauvagesse. Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de Sauvagesse. Quand j’entends le Blanc prononcer ce mot, je comprends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie Indienne et que c’est moi la première à avoir vécu dans la forêt. » On lit aujourd’hui les récits autobiographiques de femmes « autochtones », comme la romancière du Nunavik Mitiarjuk Nappaaluk, mais aussi leurs œuvres de fiction. Et de nombreux auteurs de pays occidentaux s’en inspirent : Diane Cook s’est documentée de façon détaillée auprès des Paiutes et d’autres peuples amérindiens pour l’écriture de son roman Dans l’État sauvage, Gabrielle Filteau-Chiba cite Mourning Dove (une des toutes premières autrices amérindiennes publiées) dans Bivouac.
Patricia Farazzi choisit pour sa part d’écrire un récit biographique avec Vies mêlées de Manuela Sáenz, compagne de Simón Bolívar, et de Jonatás, esclave affranchie. Moins connue peut-être en France que la Malinche qui fut la maîtresse et l’interprète de Cortés, Manuela Sáenz est à la fois la narratrice et le sujet de ce livre admirable. De bribes de lettres et d’archives, la narration tire un patchwork pour habiller la mémoire de cette figure étonnante du XIXe siècle : « Admirez ce tissu ! Chaque lambeau cousu à un autre lambeau est un morceau de ma vie. Vestiges de robes, d’uniformes, des draps où j’ai dormi, aimé, et puis des morceaux de métal, de cuir, la matière de presque soixante ans de vie. » Elle se joue des représentations féminines de la nature, retourne les accusations de cannibalisme contre les Européens friands de femmes : « Goûter la chair née de ces volcans magnifiques, de ces forêts luxuriantes, de ces hauts plateaux grandioses, une chair nourrie des fruits les plus délicieux et dont la peau soyeuse se teintait un peu sous le soleil. Quelle bénédiction ! […] Peut-être même rêvent-ils encore de ces femmes comestibles ». Elle décrit les erreurs, celles de Bolivar comme celles de Sáenz, et se méfie des représentations folkloriques, des détails posthumes.
Nourrie par la lecture de Mémoire de feu d’Eduardo Galeano, Patricia Farazzi revient sur les épisodes sanglants de la conquête espagnole mais n’oublie pas les atrocités qui ont suivi, l’esclavage endémique par exemple. La présence de Jonatás, compagne de toujours de Manuela Sáenz, permet d’élargir encore la perspective ; si le sort de la compagne de Bolivar (rejetée et exilée après la mort de ce dernier) n’est pas enviable, que dire de celui d’une esclave et de tant d’autres comme elle ? L’environnement et les ressources qu’on en tire ne sont pas oubliés : « Un va-et-vient ininterrompu de navires battant tous les pavillons de l’Europe et des États-Unis, et chargés de café, sucre, cacao, fruits, bœufs, argent, cuivre, étain, bois précieux, cuir… remplaça les galions de la Couronne d’Espagne. » Mais Manuela Sáenz elle-même a joué un rôle dans la guerre et dans l’exploitation de la planète ; n’a-t-elle pas écrit des lettres pour des baleiniers, à une époque où le pétrole ne faisait pas encore loi ? Le récit ne verse pas dans une opposition binaire, personne n’est irréprochable.
La question de savoir à qui les terres non exploitées appartiennent, qui a le droit d’y vivre et/ou d’y chasser est loin d’être résolue ; elle résonne ici et ailleurs, dans l’actualité et les mémoires. Les défenseurs des espaces naturels se mobilisent partout, parfois au péril de leur vie. La mémoire des peuples premiers est importante pour repenser notre rapport au monde, mais aussi celle des Européens, des Occidentaux : « Ce n’est pas faire l’éloge des conquistadores que de reconnaître, ici ou là, leur supériorité ; il est nécessaire d’analyser les armes de la conquête si l’on veut pouvoir l’arrêter un jour. Car les conquêtes n’appartiennent pas qu’au passé », pour citer à nouveau Todorov. Enfin, il ne faut pas négliger les questions soulevées par le recours à des formes nouvelles de communication et d’évaluation des ressources : les fictions d’aujourd’hui montrent différents groupes qui agissent sur l’environnement en toute conscience, mais sans avoir les mêmes convictions ni les mêmes moyens d’action. Tantôt il leur faut s’organiser grâce à Internet, tantôt agir « hors connexion », tantôt installer des caméras de surveillance, tantôt les fuir. On ne peut pas éluder ces questions, comme l’écrit Virginie Maris dans La part sauvage du monde (Seuil, 2018) : « le champ de la conservation, qui se donne pour mission de protéger la nature, développe en son sein même des processus d’absorption de la nature et de sa dissolution dans les sphères technique, économique et informationnelle ». Il ne fait aucun doute que de nouvelles œuvres vont continuer à interroger les actions des groupes humains envers leur environnement et l’utilisation des technologies souvent perçues comme invasives, à l’instar du tout récent Birnam Wood d’Eleanor Catton qui donne à voir un collectif de défenseurs de l’environnement en Nouvelle-Zélande aux prises avec un milliardaire qui fabrique des drones.