Des romanciers palestiniens passés par l’hébreu

Sadia Agsous plonge dans l’histoire de la minorité palestinienne en Israël en s’intéressant à un contexte d’écriture et de production spécifique, celui de quelques romanciers palestiniens qui ont fait l’expérience de l’écriture en hébreu. Son titre évocateur suggère d’emblée la thèse qui traverse l’ensemble du livre : la production en hébreu des Palestiniens constitue un courant de la littérature palestinienne. Sadia Agsous met au jour les choix saisissants de certains auteurs qui ont développé une littérature dans la langue de l’occupant militaire et administratif, au détriment de leur langue maternelle, l’arabe palestinien de la Galilée, ou de l’arabe littéraire. Son étude met en lumière la complexité de la réalité culturelle et sociale des Palestiniens que l’actualité tend parfois à uniformiser, voire à effacer.


Sadia Agsous. Derrière l’hébreu, l’arabe. Le roman palestinien en hébreu (1966-2017). Classiques Garnier, 396 p., 45 €


Avec Derrière l’hébreu, l’arabe, issu d’une thèse soutenue à l’INALCO en 2015, Sadia Agsous propose un ouvrage original au croisement de la littérature comparée, des études littéraires palestiniennes, israéliennes, des études culturelles et de la traductologie, qui s’appuie sur un ambitieux travail de terrain mené durant une décennie à travers de multiples territoires, périodes de l’histoire, langues et genres littéraires, et qui parcourt l’espace israélo-palestinien, le Liban et les États-Unis sur un demi-siècle. Sa connaissance fine à la fois de l’arabe et de l’hébreu lui donne accès à un corpus singulier et à des sources dont la confrontation est inédite. Cela lui permet d’envisager l’étude de cette production romanesque dans son inscription dans la littérature au sens large, incluant poésie, théâtre, écrits théoriques ou encore articles de presse. En combinant étude des procédés littéraires et du contexte de production, elle donne à lire une immense histoire culturelle de la minorité palestinienne en Israël, restée en 1948, à la différence des 700 000 Palestiniens qui ont alors quitté leur territoire.

Le roman palestinien en hébreu (1966-2017), de Sadia Agsous

L’étude menée par Sadia Agsous s’appuie sur un corpus primaire composé de deux nouvelles et de six romans écrits par des Palestiniens, en hébreu donc. Publié en 1966, Sous un nouveau jour (Be-ʾor ḥadash, littéralement « Dans une nouvelle lumière ») d’Atallah Mansour (né en 1934) est le premier roman palestinien en langue hébraïque. La trajectoire d’Atallah Mansour est tout à fait unique puisque l’auteur se démarque par son passage à l’hébreu après des tentatives d’écriture en arabe (un roman, Samira, publié en 1962, des pièces de théâtre, un scénario pour le cinéma et des articles dans la presse).

Le deuxième texte est Arabesques (ʿArabesqot), le seul roman écrit par Anton Shammas (né en 1950) et publié en 1986. L’une des parties d’Arabesques a pris par la suite la forme d’une nouvelle, La défaite de Galilée (1988) que Sadia Agsous intègre à son corpus d’étude. Anton Shammas est surtout connu pour son important travail de traducteur de l’arabe vers l’hébreu. Il a notamment traduit le roman d’Émile Habibi (1922-1996) Al-Waqāʾiʿ al-ġarība fī iḫtifāʾ Saʿīd Abī al-naḥs al-mutšāʾil (1974), une œuvre majeure de la littérature palestinienne, traduite en français par Jean-Patrick Guillaume sous le titre Les aventures extraordinaires de Sa’id le peptimiste (Gallimard, 1987). L’œuvre d’Émile Habibi, traduite par Anton Shammas, a reçu le prix d’Israël, décerné pour la première fois à un auteur palestinien, en 1992. Anton Shammas a également écrit une pièce bilingue en arabe et en hébreu pour le théâtre municipal de Haïfa en 1997, des poèmes en arabe et en hébreu et un conte pour enfants en hébreu.

Le roman palestinien en hébreu (1966-2017), de Sadia Agsous

Sans titre (1961) de Jorge Pinheiro © CC BY 2.0/
Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Cette étude diachronique se termine avec l’œuvre de Sayyed Kashua (né en 1975), composée de plusieurs romans : Les Arabes dansent aussi (ʿAravim roqdim, 2002), Et il y eut un matin (Va-yehi ʾor, 2006), La deuxième personne (Gof shani yaḥid, 2010) et Herzel disparaît à minuit (Gan Hertzel, 2015). Cette série s’achève avec la publication de Modifications (ʾAkov ʾaḥar shinoyim, 2017) qui rompt avec les autres œuvres du corpus par l’intégration de l’arabe dans le chapitre final laissé tel quel dans sa version originale, interdisant ainsi au lecteur hébréophone de le comprendre.

Ces auteurs incarnent trois générations de Palestiniens en Israël que Sadia Agsous associe chacune à une période spécifique. La première s’étend de 1967 à 1987. L’auteure la nomme « Beginning », catégorie qu’elle emprunte à Edward Saïd pour désigner les débuts du courant littéraire envisagé comme un processus dynamique constitué d’un point de départ et d’un aboutissement. La deuxième période, intitulée « Littérature d’exil intérieur et bilinguisme » entre 1967 et 1987, est celle de l’émergence du sentiment d’exil intérieur, ce sentiment d’être étranger sur sa propre terre. La troisième période commence en 1988 et s’achève en 2017, date de la publication du dernier roman de Sayyed Kashua, alors en exil aux États-Unis. Les trajectoires de ces auteurs incarnent la complexité des histoires individuelles des Palestiniens, leurs différences et leur entremêlement.

Le roman palestinien en hébreu (1966-2017), de Sadia Agsous

Les écrivains et les œuvres que Sadia Agsous étudie ne représentent qu’une faible minorité à l’intérieur même de la minorité palestinienne en Israël. Celle-ci utilise majoritairement l’arabe comme langue de production dans toutes les formes de l’expression artistique (roman, poésie, théâtre, cinéma, chant et musique). L’immensité du corpus secondaire auquel l’auteure a recours, élaboré à partir de différents types d’écriture et issu de lieux et de périodes variées, tend parfois à éclipser la rareté du phénomène qu’elle étudie. La fugacité de cette expérience est seulement relevée à la fin de l’ouvrage, en conclusion. L’auteure présente ce point comme l’un des résultats de son travail alors qu’il s’agit d’une donnée empirique. L’intégration de la langue arabe dans le chapitre final de la dernière œuvre étudiée, Modifications de Sayed Kashua, semble annoncer une rupture dans l’histoire de l’écriture des Palestiniens en hébreu, si ce n’est sa fin. Ce qui relève alors davantage de l’expérience isolée que du courant littéraire à proprement parler s’inscrit dans un mouvement plus global que l’on observe dans la création palestinienne depuis le début des années 2010. En effet, les artistes palestiniens en Israël, à Jérusalem, dans les Territoires occupés, la bande de Gaza et la diaspora mettent en place des stratégies esthétiques pour se retrouver, dans la création et par la création. Ces procédés de rassemblement, au-delà des contraintes et des frontières imposées par l’Histoire et la géographie, s’opèrent notamment par l’emploi de leur langue commune, l’arabe.

L’ouvrage est complété par une série d’annexes. Il s’agit de traductions diverses réalisées par Sadia Agsous de textes de l’hébreu et de l’arabe écrits par des auteurs : des extraits emblématiques du roman Sous un nouveau jour ; un poème de Rashid Hussein (1936-1977) ; un extrait d’une des six nouvelles écrites par Émile Habibi à l’occasion de la première célébration de l’annexion de la ville de Jérusalem suite à la guerre des Six Jours en juin 1967 ; un extrait du récit de vie de Salman Natour intitulé Pérégrinations (Safar ʿalā Safar) ; une conférence donnée par Anton Shammas à l’université Yale en mai 2019 en hommage à Émile Habibi.

En révélant la production artistique, littéraire et intellectuelle palestinienne en Israël, l’ouvrage contribue, avec raison, à réfuter l’expression communément admise d’« Arabes israéliens » pour désigner les membres de cette communauté – une formule qui nie la composante palestinienne de leur identité au profit d’une identité floue (et imaginaire), celle des « Arabes ». Derrière l’hébreu, l’arabe permet ainsi d’affirmer qu’en Israël une Palestine existe ; et montre comment les études littéraires peuvent participer à la construction d’une vision plus fine des réalités sociales, culturelles et politiques.


Najla Nakhlé-Cerruti est chercheuse au CNRS. Dernier ouvrage paru : La Palestine sur scène. Une expérience théâtrale palestinienne (2006-2016), Presses universitaires de Rennes, 2022.

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