L’Ukraine, un État par étapes

Ukraine

Dans une guerre perpétrée au nom de l’Histoire, davantage encore que les stratèges ou les géopoliticiens, ce sont les historiens qui sont interpellés. L’Ukraine ne serait pas censée exister comme nation distincte ? Il faut plonger dans le temps long, affirme Serhii Plokhy. Et il nous convie à un voyage au long cours, d’Hérodote au conflit russo-ukrainien actuel, avec à bord tous les outils méthodologiques propres à rendre la traversée attrayante, enrichissante, surprenante à chaque page : anthropologie, histoire des mentalités, géographie, histoire culturelle, analyses des photos et films d’époque. Un essai d’histoire totale et de la longue durée pour retrouver comment se constitue une nation. Seule l’association de toutes ces approches est à même d’éviter les pièges et stéréotypes régulièrement véhiculés au sujet de l’Ukraine. À la stratification d’une chronologie, l’historien oppose les couches géologiques déposées par le temps, comme autant de « semences » qui parfois s’anéantissent, parfois s’entre-fructifient.


Serhii Plokhy, Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jacques Dalarun. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 560 p., 32 €


Serhii Plokhy a fait son affaire de cet État fluctuant au fil des siècles, de ces espaces qui bougent et ne trouveraient leur sens qu’à long terme, cette fameuse « identité » – un terme dont l’historien n’abuse pas. En revanche, tout est pris en compte : végétations, cultures, aspérités de terrain, fleuves, forêts, collines, avec une précision quasi militaire. Il s’agit d’une « description » (1) du pays dans ses différentes coordonnées, presque jusqu’à épuisement. Les chemins de traverse en sont exclus : l’historien fouille, multiplie les paramètres, les différents facteurs propres à restituer ce processus historique.

Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, de Serhii Plokhy

Carte d’Ukraine établie en 1648 par Guillaume Le Vasseur de Beauplan, un ingénieur français qui travailla en Pologne entre 1630 et 1647. Sur cette carte, le sud est situé en haut © Librairie du Congrès/Domaine public

Dans cette perspective, les lignes chronologiques sont tracées en termes de civilisation, d’échanges, d’interactions où mers, fleuves et ponts jouent un rôle majeur : Pont-Euxin dans l’Antiquité, puis mer Noire, pont sur le Dniepr ouvrant la voie aux Vikings, fascination pour Constantinople, la ville entre deux mers.

Les datations se font parfois à rebours. On ne connaît pas exactement la date de naissance de la Rus’ kiévienne, note ironiquement l’auteur, sinon qu’elle mourut le 7 décembre 1240. Les Mongols conquirent alors la cité de Kyiv, marquant « le retour en force de la steppe », dans un affrontement entre les nomades du sud et les sédentaires du nord.

Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, de Serhii Plokhy

Les épisodes politiques se révèlent porteurs d’enseignement, comme autant d’apprentissages : impulsion politique donnée par les Cosaques, expérience de cohabitation républicaine avec l’Union de Lublin où se retrouve la république des Deux Nations (polonaise et lituanienne) au sein de laquelle les Ukrainiens tentent de trouver leur place. Ces ébauches sont déterminantes, même si elles débouchent sur les « partages » ou le temps de la « ruine », traçant la division de l’Ukraine, le long du Dniepr, entre la Moscovie et la Pologne, début d’un quiproquo durable. Affleurent les « territoires ukrainiens », l’espace ukrainien, préfigurations précoces de l’État, comme une « invention », un « projet », une « idée » et souvent des « occasions manquées », jusqu’à l’affirmation de l’indépendance.

L’ouvrage dessine d’autres frontières que celles ordinairement prises en compte, écologiques, économiques, religieuses, linguistiques. Ce sont des frontières mouvantes et poreuses, qui laissent passer les échanges. Face au stéréotype d’un pays divisé, l’historien met au contraire en lumière la force et le rôle pérenne des régions. Chacune apporte « à la table nationale » sa propre expérience, sa tradition, créant une base pour le pluralisme politique et culturel, et au fil du temps pour la démocratie ukrainienne.

Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, de Serhii Plokhy

Manifestation du mouvement Euromaïdan le 1er décembre 2014 à Kiev © CC BY 2.0/Nessa Gnatoush/WikiCommons

Cette nouvelle mise en perspective contribue à réorienter, on peut dire géopolitiquement, le rôle de l’Ukraine. Si deux pôles s’accentuent au fil du temps, avec d’un côté la Russie et l’Empire russe, de l’autre l’Europe, seul le premier est retenu. Or l’Ukraine participe à l’élaboration européenne bien avant la création de l’Union européenne. Ce phénomène ne lui est d’ailleurs pas propre : « À la fin du XVIIIe siècle, écrit l’auteur, les intellectuels de toute l’Europe s’appliquaient à penser la nation non seulement comme une entité politique dont le peuple était souverain, mais aussi comme une entité culturelle ».

Pour cerner ce caractère culturel de l’État, l’historien convoque ceux qu’il appelle les « éveilleurs » et qui ont porté à divers titres le projet national : figures des arts et des lettres, autorités religieuses, entrepreneurs, militants, figures de la renaissance culturelle des années 1920 ou figures de la dissidence à partir des années 1960. Ce sont eux qui parviennent à se faufiler à travers les frontières, comme les kobzars, chantres de l’épopée ukrainienne, les historiens et philosophes (Nikolaï Kostomarov, Taras Chevtchenko, pour le XIXe siècle), un homme d’État historien (Mykhaïlo Hrouchevsky), ou le métropolite Andreï Cheptytsky qui cachera des centaines de Juifs galiciens dans les monastères pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’il prend part à la guerre russo-turque de 1806, le poète Ivan Kotliarevsky publie une parodie de l’Énéide de Virgile dont les personnages principaux ne sont pas les Troyens, mais des Cosaques zaporogues. Les « éveilleurs » forment à travers les siècles une sorte de « société civile » élargie, soutenant les prémices de la nation et de l’indépendance.

Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, de Serhii Plokhy

Taras Chevtchenko et Nikolay Kostomarov

Comment se font et se défont les États, les empires ? Cette tentative de retrouver l’ensemble d’un pays en gestation dépasse largement le cas ukrainien. L’historien réfute l’idée d’un chaos initial, aboutissant à terme à un État tout propre, doté de constitutions et autres lois susceptibles de réguler sa marche. C’est un chaudron en ébullition dont on ne saisit que les éclats du moment. Le prochain ouvrage de Serhii Plokhy se tourne, tout naturellement, vers la période la plus contemporaine (2) : l’auteur y applique la même méthode, croisant étude de terrain et démarche historique appliquée à l’histoire contemporaine. D’ailleurs, note-t-il en guise d’avertissement : « Nous savons historiquement que les empires s’effondrent ». De ce point de vue, Aux portes de l’Europe, ouvrage historique majeur, est à la fois une leçon d’histoire et une leçon politique.


  1. On pense à la Description d’Ukraine de Guillaume Levasseur de Beauplan, parue en 1651, « qui sont plusieurs provinces du Royaume de Pologne » depuis les confins de la Moscovie jusqu’aux limites de la Transylvanie.
  2. The Russo-Ukrainian War. The Return of History, Harvard University Press, à paraître en mai 2023.

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