Combien d’épreuves faut-il affronter à quinze ans avant de savoir si l’on aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ? Combien d’avertissements faut-il déjouer, combien faut-il entendre de phrases aux arêtes acérées pour faire refluer les peurs et parvenir à trouver les chemins provisoires de sa sensualité ? Combien d’années faut-il pour que le désir cesse d’être une colère, maniant l’insulte pour un rien, que le corps « accepte les regards » introduisant un rôle public : nous sommes deux, main dans la main ? L’affrontement des sexes n’est pas une mince affaire. Que dire ? C’est une affaire très sérieuse tant elle écaille le mutisme, les règles du silence, les règles du savoir « se transformer », autant dire un tonnerre profond, fait de foudre et d’emportement. L’ouvrage d’Isabelle Clair nous emmène au creux de ces prouesses adolescentes où les garçons fanfaronnent sous des joues écarlates tandis que les filles miment les yeux cernés la disponibilité feinte.
Isabelle Clair, Les choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes. Seuil, 400 p., 21,50 €
Longuement, scrupuleusement, pour « camper » l’enquête, Isabelle Clair décrit les lieux, les collèges et les lycées, les secteurs et les territoires où elle a suscité la prise de parole. Longue approche de ces vies qui, par phrases entrecoupées de silences, de longs détours et de sauts périlleux, racontent l’entrée dans la vie amoureuse lorsqu’on a entre quatorze et dix-sept ans.
Plantons ces trois enquêtes qui se succèdent sur deux décennies, la première dans des cités d’habitat social de la banlieue parisienne entre 2002 et 2005, au sein d’une même classe d’âge, des jeunes plutôt inscrits dans l’enseignement professionnel et technique, dont les parents sont souvent nés dans les anciennes colonies françaises et occupent des emplois peu qualifiés, peu rémunérés, sont parfois au chômage. Une seconde enquête suit dans plusieurs villages de la Sarthe, entre 2008 et 2011, auprès de filles et de garçons ayant entre quinze et vingt ans, dont les parents sont employés, fonctionnaires de catégorie C, précaires ou chômeurs, peu ou pas diplômés, petits agriculteurs. Une troisième exploration dans le VIIIe, le XVIe et le XVIIe arrondissement de Paris, en 2017, s’intéresse à des adolescent.e.s qui visent les classes préparatoires, les écoles de commerce étrangères ou l’université, leurs parents occupent des emplois très qualifiés, possèdent quelques propriétés et de vastes espaces privés.
À travers ces trois terrains au long cours, l’ouvrage rend compte de l’expérience de l’amour, des enjeux de la mise en duo à la fin de l’adolescence, de l’observance des frontières de la respectabilité et des marques de dignité pour devenir une femme, devenir un homme. Autant de découvertes qui supposent une bonne dose de sérieux, de prudence ou d’audace (selon le sexe), de contrôle de soi et d’hétéro-contrôle exercé par les proches, les amis et la famille.
En effet, c’est à l’autonomie, à la maîtrise de soi, que se mesure l’honneur des deux sexes, avec la menace permanente de perdre le contrôle de soi, de subir la sexualité, de perdre la face, d’être dans un « entre-deux » flottant. Se cogner à la réalité de l’autre, affronter les injonctions concernant le corps, les sentiments et l’affectivité, éviter les intrusions et déjouer les collusions : tout au long des récits adolescents, se lève ce « je » dans lequel se glissent des forces pour parvenir à dire « MOI JE VEUX » : un vrai défi.
Dès lors, rien d’étonnant que le rire et l’insulte soient le paravent des relations qui aident à tenir à distance l’autre sexe. À la sortie des collèges ou des lycées, les mercredis après-midi ou les fins de journée dans le parc d’à côté, les transgressions langagières sur le sexe, sont un plaisir renforçant un entre-soi et permettant une critique commune du monde des proches. L’insulte est jubilatoire, elle permet de dévaluer les professeurs, les garçons haut perchés ou les filles endimanchées, les défauts physiques des adultes. Faire du bruit sur le sexe est une manière aussi de tester des rapprochements.
Chahuter pour faire monter les enchères entre les « putes », les « chiennes » et les « filles bien » et entre les « pédés », les « immatures » et les « cow-boys ». Les palmarès sont quotidiens et cette « interlangue » manifeste une façon de « dire des maux », de tordre la langue dans tous les sens pour qu’elle devienne « leur langue ». En faisant la preuve qu’ils ne sont ni homosexuels ni efféminés, les garçons confirment la norme dominante. Du coté des filles, elles doivent montrer qu’elles sont des filles « bien », sans faiblesse morale, ne cherchant pas à entrer en sexualité « trop tôt », tractant les mots d’amour.
C’est ainsi que les premiers émois amoureux sont soumis à de nombreuses prescriptions de genre. « Faire couple », afin non seulement de prouver qu’on désire bien « l’autre sexe » mais aussi qu’on « n’est pas homo ». Une sorte de pré-statut avant le statut, de pacte avant le contrat, d’affichage au risque d’être obligé autrement de se déclarer « célibataire » à quatorze ans, un bien mauvais rôle dans les sociétés puissamment conjugalisées. On découvre alors que la valeur de la conjugalité, opposée au célibat, est de plus en plus tôt dressée en étendard. Même si les perceptions sociales de l’homosexualité ont bougé, l’hétérosexualité demeure le cap.
Et c’est là que les écarts entre les trois enquêtes apparaissent nettement. Dans la bourgeoisie parisienne progressiste, les garçons peuvent s’afficher ouvertement gays, autant au sein de l’espace scolaire que dans des fêtes en soirée tandis que les filles restent plus discrètes et l’homosexualité présentée comme une expérimentation. Car c’est bien le rapport au temps qui sépare les groupes sociaux : plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus essayer-voir, goûter le temps, se hasarder à des amours, plus tout cela est possible. « Pas de mec en vue, personne qui me corresponde, faut attendre un peu… et les hommes mûrissent à 40 ans, y’a de l’espoir ! », dit en souriant Mathilde. Maturité, c’est le mot qui installe la relation amoureuse. Prendre son temps, jouer sur les identités sexuelles n’est pas permis en milieu rural où il convient de ne pas changer de mec « comme de chemise », où les filles prennent en charge l’essentiel du lien, expertes en travail affectif. Tandis qu’en bas des tours, il faut faire avec la tchatche, l’injure, l’explosion, la force qu’il faut déployer pour défendre son terrain personnel. Le stéréotype de la racaille indisciplinée et indisciplinable qui kiffe la première venue fait partie de la fabrique du garçon devenant homme.
Dans chaque espace, faire un garçon ou faire une femme ne passe pas par le même façonnage et la même monstration. Alors que dans les deux premiers terrains, le regard des parents et la bonne entente avec eux surplombent les choix, dans la bourgeoisie, le jeu exotique et la performance distanciée dominent dans une stylisation de la déviance.
Chaque morceau d’histoire adolescente le confirme. Sur chaque lieu d’enquête, les paroles du dehors et du dedans, les mots qui touchent à l’honneur et à la honte n’ont pas les mêmes conséquences. En milieu populaire, le dévoilé et le caché peuvent avoir des conséquences redoutables autant sur les filles que sur les garçons. De sorte que, par exemple, le football et le scooter pour les garçons viennent maintenir un entre-soi loin, bien loin, des filles qui attendent à la sortie du stade « les confidences », cherchant à déjouer la météo des réputations sexuelles.
L’enquête sur l’éveil clandestin à la sexualité ne va pas de soi, tant l’éveil justement ne se donne pas à voir aisément ; silence, parole, nommé, innommé, soupçon, accusation, vont et viennent, en des lieux et des temps retranchés à la vue. Et il reste difficile de décider comment l’appropriation, comment les prises et les emprises, se réalisent, sachant que la rétention de la parole joue à plein. Silence et parole ne sont jamais neutres – ils ne sont pas plus sauvages qu’il n’y a de femmes et d’hommes sauvages.