Des mots comme des épines

S’il fallait comparer le livre de Florence Delay à un être vivant, ce serait à une rose, mais une rose à peine ouverte, aux pétales encore serrés, au parfum aussi bien gardé qu’un secret, et aux épines géantes et irrésistiblement attirantes – oubliez le rose si vous l’associez à la mièvrerie. Zigzag est en effet un essai qui pique et repique, une réflexion dense, magistrale, sur la forme brève en littérature. 192 pages au petit format qui concentrent une compréhension intime de ce que sous-entend et induit la pensée éclair et la phrase ramassée.


Florence Delay, Zigzag. Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 192 p., 18 €


Précisons que Zigzag est une version modifiée et augmentée d’un ouvrage déjà publié par Maurice Olender en 1987, repris ici dans sa collection « La Librairie du XXIe siècle ». L’éditeur ayant disparu il y a peu, c’est une nouvelle occasion d’apprécier sa sagacité. À l’origine, l’essai de Florence Delay était intitulé Petites formes en prose après Edison. Aujourd’hui, il se nomme Zigzag. Ce nouveau titre est rieur, concis, il a un accent enfantin et a suffi à nous allécher parce qu’il promettait une méditation dépourvue de lourdeurs et semée de surprises. Il a tenu sa promesse.

Zigzag, de Florence Delay : des mots comme des épines

Florence Delay © Jean-Luc Bertini

La figure du zigzag est le comble du trait : insolent, jeté sur une page, à la fois échu de nulle part et contrôlé, arrêté, brusque. Sous la plume allègre de Florence Delay, le zigzag est un tremplin qui nous propulse d’emblée dans le ciel et le temps : au croisement de la décharge électrique et de la mythologie grecque. L’éclair, Zeus, la Genèse et les habitants foudroyés de Sodome, Baudelaire et ses fusées dont le poète a trouvé le nom en lisant Edgar Poe commentant le mot allemand Schwärmerei… Une série de correspondances et d’emprunts se défait sous l’œil du lecteur qui soudain prend conscience de la puissance réelle et figurée de cette torsion qui contredit la ligne claire et la continuité.

La lectrice (féminin/parité) est frappée par la réactivité de Florence Delay, par l’aisance, doublée de connaissance, avec laquelle elle nuance entre les claviers germain, anglais, français, italien et espagnol. L’espagnol, surtout. L’écrivaine est une éminente experte de la langue castillane et n’hésite pas à parler du « génie » de l’espagnol pour le distinguer délicatement de ses sœurs romanes, non sans préciser le sens exact du genio qui flirte avec ingénieux. À l’heure de l’illusion d’une traductibilité intégrale et globale que promettent les machines, il est réjouissant pour l’oreille et l’esprit de l’entendre et de la voir louvoyer avec tant de grâce et de subtilité d’un mot à l’autre, son cousin. Et que dire de acutum, acuité, acutezza et agudeza, en espagnol, la pointe, qui fut « l’enjeu et le grand jeu du jésuite le plus coupant du monde : Baltasar Gracián ».

Le traité de Delay suit en fait une ligne chronologique, mais celle-ci n’apparaît pas à l’œil nu. Car l’auteure se permet de nombreux allers-retours dans le temps, comparant des mots et des sens qui nécessitent de tourner le regard en arrière ou en avant. Elle fait zigzaguer Chronos. Opposant un fragment d’Héraclite à un autre, de René Char, elle rappelle que vingt-six siècles ont passé tout en le niant « puisque le temps ne vieillit pas », dit-elle. Plus loin, elle rappelle que la pensée, elle, vieillit, mais « moins vite que les humains qui la pensent ».

Zigzag, de Florence Delay : des mots comme des épines

Portrait de Baltasar Gracián (entre 1650 et 1750)

Il y a donc bien du temps qui passe, à travers nous, roseaux humains, ce que nous pensons et comment nous le pensons. La forme brève a évolué. Pensez au XVIIe siècle français qui fut l’écrin d’un Pascal ou d’un La Rochefoucauld. La condensation des pensées et des maximes n’est pas tombée du néant mais d’une Renaissance qui prisait les bouquets, les florilèges, les colliers de sentences, d’apophtegmes, de proverbes… Le Grand Siècle marqua néanmoins la séparation entre culture/sagesse populaire et culture/sagesse savante. Auparavant, il était beaucoup question d’ornements, certaines associations de mots étaient considérées comme des gemmes, ou alors des lapidaires. Et voilà que la joliesse se fane et que la forme brève penche vers la flèche et revêt un vernis subversif. Gracián, La Rochefoucauld, Chamfort : « ces maîtres du genre aigu ont souffert politiquement », écrit sobrement Florence Delay. C’est Chamfort, rappelle-t-elle, qui souffla à Sieyès : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? – Tout – Qu’a-t-il été ? […] Rien ».

Il serait tentant de filer cette quenouille politique jusqu’au slogan, aussi bref, et plus proche de nous, mais ce serait tordre le propos de Florence Delay qui se concentre plutôt sur la déraison et le paradoxe, les explosifs conceptuels, les retournements, les lapsus et les ready-made langagiers. « Un couteau sans lame auquel il manque le manche » : cette anti-définition ne provient pas d’un glossaire surréaliste, l’aphorisme est de Lichtenberg, génie du XVIIIe siècle qu’André Breton remit au goût du jour – il est aisé de comprendre pourquoi [1].

Florence Delay n’élude pas la dimension sarcastique de la forme brève. Toujours à propos de Lichtenberg, elle suggère un lien entre son dos bossu et les flèches qu’il décochait, contre un critique, par exemple, qui, chaque fois qu’il dégaine, écrit Lichtenberg, « a la plus violente des érections ». Car le coup, l’acte sexuel, est aussi une forme brève. En toute logique, on la retrouve donc chez de grands esprits masculins qui n’hésitent pas à coucher la femme en un claquement de doigt, par écrit ou en chair. « Vite au but, droit au viol ! », écrit Florence Delay que son intelligence héritière de celle des grandes dames libres et érudites arme d’humour. Il lui suffit de quelques lignes et de quelques citations pour rabattre le caquet de ces messieurs misogynes.

Pour nous, c’est l’occasion de souligner son art de la citation. Il est des écrivains qui citent pour combler le vide. Florence Delay cite non seulement pour étayer son propos, mais parce qu’en citant elle applique elle-même cet art du prélèvement dont elle explique que c’est aussi une forme brève. Il y a eu des époques, en effet, où l’on eut l’idée lumineuse de retirer des phrases d’épais ouvrages pour les jeter dans le vide.

Zigzag, de Florence Delay : des mots comme des épines

© CC BY 2.0/Les Chatfield/Flickr

Il y eut aussi des temps où les faits divers étaient l’occasion de « nouvelles en trois lignes », celle de l’anarchiste Félix Fénéon, par exemple, dont Delay donne quelques exemples diaboliques et savoureux jusqu’à l’angoisse. Après tout, n’est-ce pas ainsi qu’ont procédé des poètes qui avaient peu à voir avec Fénéon, les objectivistes américains ? Des morceaux de réalité prélevés dans une prose terne et agencés en poèmes ?

La forme littéraire brève est un suc que Florence Delay ne dilue jamais mais dont elle extrait d’autres sucs, suscitant la curiosité, excitant l’esprit et le goût des mots de chacun. Pour autant, elle n’est ni fascinée ni aveuglée par l’éclair. Elle en sait les limites et la douleur. Elle rappelle que certains maîtres de la compacité regrettaient de ne pouvoir/savoir relier. La pensée leur échoit ainsi, comme une pierre qui tombe. Elle cite un Lobo Antunes mélancolique mettant en balance, d’un côté un roman de 500 pages, de l’autre autant d’émotion surgissant d’une phrase. « Faux, assène-t-elle. Jamais une phrase ne vaincra Les Misérables. » Fermeté, donc.

Elle zigue et elle zague, Florence Delay, mais elle sait très bien où elle va et jusqu’où elle peut aller. Elle frôle la métaphysique, le tragique, connaît la foi, et fait du silence un comble de forme brève. Sa maîtrise de la langue française est telle que vous relisez certaines phrases pour être sûre d’en saisir la substance et la beauté – j’aime quand elle évoque un livre « longuement beau et bref » ou un verbe accordé avec un sujet « consonamment ».

Alors, pourquoi attendre ? Le livre fait 11 x 18 cm, je l’ai mesuré pour vous. Il rentre dans la poche d’un jean ou celle d’une veste. Et comme il mérite d’être lu, relu et médité comme un bréviaire, offrez-le-vous, empochez-le et sortez-le n’importe quand, sur le quai d’un métro en grève, au hasard. 11 x 18 contre 49.3.


  1. Signalons la publication prochaine, en 2024, aux éditions Noir sur Blanc, d’une édition française complète des aphorismes de Lichtenberg, chose qui n’existait pas.

Tous les articles du numéro 171 d’En attendant Nadeau