Un journal paradoxal

Le troisième volume d’Au dos de nos images de Luc Dardenne est un journal paradoxal à partir duquel on peut réfléchir le cinéma, sa fabrique, mais aussi la place de l’image dans nos vies, la manière dont un artiste partage son intime, ses questionnements essentiels. C’est une expérience puissante et rare.


Luc Dardenne, Au dos de nos images III (2014-2022). Seuil, coll. « Bibliothèque du XXIe siècle », 496 p., 24 €


Le journal de Luc Dardenne – on le sait depuis presque vingt ans et la parution du premier volume d’Au dos de nos images – donne à penser. Il fonctionne comme une précipitation. Ainsi, le monde dans son ensemble, son actualité comme le travail quotidien des cinéastes, se cristallise au hasard de sa perception par un sujet. La réalité, le présent, sont passés au tamis, à la fois source et résultat, d’une réflexion qui s’exerce – exactement comme une force physique – sur un environnement mental et réel. On y perçoit une pensée vivante, en action. Et ce qui bouleverse, quelque page qu’on lise, c’est l’acuité d’un regard, une perspective partagée, un point de vue qui s’exerce.

Au dos de nos images, de Luc Dardenne : un journal paradoxal

Luc Dardenne (2019) © Jean-Luc Bertini

On affronte, à la lecture d’un journal dont on peut interroger le statut – relevé de la vie, réflexions politiques ou morales, notes de travail ou de lecture, manifeste esthétique… –, la relation complexe d’un homme qui partage la façon dont il invente une relation entre lui et le monde, qui se situe. On lit ainsi le journal comme par un revers, comme on déplie un papier pour découvrir un bout de texte manquant. On y piste la mécanique – formelle, intellectuelle, existentielle – d’une œuvre qui prend sa part dans le monde.

Et si l’on est ému, vraiment, par le courage d’un dévoilement ou d’un partage, par la franchise d’une écriture intime qui s’articule avec le labeur d’un créateur qui expose ce qu’il fait, ce qu’il pense, ce qui l’émeut ou ce qu’il s’emploie à essayer ou à faire sans relâche, on demeure stupéfait par l’inscription de la vie intérieure, infiniment complexe, dans la réalité, dans un rapport prosaïque avec le réel. Ce journal atypique qui fait autant penser aux Notes sur le cinématographe de Robert Bresson qu’à des textes d’Annie Ernaux, met à nu une altérité avec une pudeur paradoxale.

Luc Dardenne dit beaucoup de choses de lui dans ce qu’il appelle ses « notes latérales ». De ses rapports avec son frère, de leur travail commun rare, de ses réactions face aux évènements, sa vie, la maladie de son fils, ses activités militantes, de sa morale aussi. Mais sans jamais verser dans l’exhibition ou une quelconque indulgence facile ou démagogique. Il y a de la tenue, de la rigueur, de la distance dans son écriture. Une forme extrême de pudeur qui doit se dépasser, comme si le sujet qui écrit devait se laisser traverser par ce qui arrive. Comme s’il lui fallait, en se l’expliquant à lui-même, expliquer les relations qui s’imposent entre soi et la contingence, entre la réalité et l’idéalité, entre la projection et ce qui est.

Au dos de nos images, de Luc Dardenne : un journal paradoxal

C’est là que se loge la singularité de l’écriture diariste de Luc Dardenne. L’artiste y déploie la conception qu’il se fait de l’image, du travail du mouvement cinématographique, sur la composition d’un film, du scénario au montage, en ne le séparant jamais de ce qui advient. Ce que l’on montre, pour lui, ne se sépare pas de la vie intérieure, ni de celle des idées. Et c’est justement cette articulation qui donne une valeur à ce qu’il dit, qui lui fait éviter la complaisance et le travers de la leçon. On découvre dans ce journal très dense l’épreuve du travail de la création, les liens compliqués, inattendus, qui s’établissent entre ce que l’on voit dans une salle obscure et tout ce qui nourrit cet objet, le conditionne, le fait changer, comme tourner sur lui-même, jusqu’à trouver un équilibre qui paraît presque miraculeux.

Au dos de nos images – un titre décidément fort bien trouvé ! – raconte des séries de processus, instaure une relation. Avec soi, avec son frère Jean-Pierre, les évènements qui surviennent, les hasards de l’existence, les comédiens, les techniciens, avec l’hétéroclite de l’esprit, les livres, les films des autres, les idées qui bouleversent – d’Ozu à Rossellini, Hitchcock ou Pialat à Modiano, Eschyle, Rosset ou Soljenitsyne… Car ce que note Luc Dardenne, ce n’est pas son jour le jour. Le texte diariste ne sert pas d’exutoire ou de retrait, il partage la fabrique des films, montrant, progressivement, comment ils s’élaborent, comment, avec son frère – étrangement silencieux, en creux, absent omniprésent ! –, l’idée vient de raconter telle histoire plutôt qu’une autre, de construire une trame, des personnages qui portent le film, de saisir leur complexité, de les prendre pour ce qu’ils sont, de les regarder changer, de les aimer aussi. Il explique comment il travaille avec des comédiens (ici Adèle Haenel qui impressionne, et des jeunes comédiens inexpérimentés), décrit les échanges avec les producteurs, les techniciens, les monteurs, montrant finalement comment une idée ou un regard se biaise. C’est une sorte de laboratoire secret dans lequel on plonge en partageant une énergie ahurissante.

On suit les films se faire, comment ils jouent les uns avec les autres, de quelles situations ils proviennent, de ce qu’ils bouleversent à chaque fois. Car le journal n’est assurément pas un résultat mais figure une provenance, une étincelle. Luc Dardenne l’explique enfin clairement : « J’ai écrit pour essayer de comprendre ce que nous avions fait et essayer de sortir de l’ornière dans laquelle nous et notre cinéma étions embourbés. » Ajoutant : « Ce sont ces échanges que je notais sans trop bien savoir pourquoi, sans doute pour nous donner du courage, me donner du courage. » C’était avant La promesse. Et on perçoit comment l’écriture préfigure tout, comment un cinéma qui semble naturel, presque improvisé, est extrêmement écrit, relevant d’une forme d’épaisseur de texte. L’écriture s’impose comme une nécessité et un geste, le terme est fort juste, courageux.

Au dos de nos images, de Luc Dardenne : un journal paradoxal

Mais surtout on est frappé par la présence d’un autre dans l’écriture archétypique de l’intime. Le frère, le complice, le cocréateur, est toujours là, en creux (on est frappé par les résumés de leurs échanges téléphoniques), spectre, double, on ne sait jamais vraiment, mais qui déplace toujours le regard, invente une création polyphonique. Ainsi, il confie que son « journal est donc devenu une sorte de mémoire commune pouvant nous aider à inventer un nouveau récit », qu’il « en a besoin pour sentir le foyer du film », que c’est sa « façon d’être à deux pour faire des films ». Voilà qui donne à ce journal une tonalité étrange, inhabituelle, comme habitée par un sursaut permanent. Au dos de nos images constitue un corpus paradoxal, un journal non pas écrit pour soi, mais pour, ou plutôt avec, quelqu’un d’autre. C’est un texte intérieur, privé, intime, qui admet l’altérité avec une puissance qui bouleverse presque malgré lui.

On est tout près du travail de l’artiste. Et on comprend la multitude d’échos, de résonances, d’influences qui nourrissent une œuvre elle aussi paradoxale. Car le journal apparaît comme un lieu de l’élaboration de l’œuvre dans lequel le lecteur l’interprète, comme si l’écriture intérieure en rendait possible la lecture juste. Le livre s’apparente ainsi tout autant à un laboratoire des films qu’à un espace réflexif, critique. On comprend ainsi, comme dans les volumes précédents, que le cinéma des Dardenne est beaucoup plus complexe qu’un cinéma strictement réaliste et moral, qu’il est au contraire métaphysique. Si les films sont nourris d’un environnement – ce volume de ce point de vue est beaucoup plus sombre car hanté par les attentats, l’épidémie de covid, la montée des radicalismes de tous poils, par une certaine incompréhension aussi –, ils répondent à une nécessité de défaire les certitudes ou les évidences par un mouvement, par une énergie, par une épreuve.

Luc Dardenne écrit ainsi : « Un film c’est quelqu’un qui marche. Durant l’écriture, les répétitions, le tournage, le montage j’ai toujours peur qu’il s’essouffle et s’effondre en chemin. » Le journal accompagne cette angoisse et y répond. Il aide à trouver la forme d’un film, son tempo, son identité. Dardenne note ainsi : « La respiration avant la composition, la composition trouvée par la respiration, générée par la respiration, naissant de la respiration », il faut « trouver le rythme des plans, du film, voilà notre première obsession. Pourquoi ? Pourquoi cette obsession ? D’où vient-elle ? Que cherche-t-elle ? Je n’en sais rien ». Et le film se conçoit ainsi comme un ensemble d’« autant de plans, d’images-sons qui ouvrent des surfaces ou des flux de pure sensibilité, de pure tendresse en y manifestant une présence unique, précieuse à laquelle nous accédons en même temps que nous accédons à notre capacité de pure sensibilité, de pure tendresse humaine ».

Au dos de nos images, de Luc Dardenne : un journal paradoxal

Et pour parvenir à ce résultat, il faut l’épaisseur d’un texte. C’est-à-dire une distance prise avec soi qui se partage, s’expose. Au dos de nos images revient à prendre un risque, à faire voir le tâtonnement de la création, à faire percevoir la complexité des images, de les transmuer en « fable ». Lire ce journal n’est donc nullement une affaire de passionnés de cinéma. C’est faire l’expérience d’une écriture instable, c’est s’abîmer dans une recherche, partager le mouvement même de la création. Et si l’on y pense mieux assurément et le récit et les formes qu’il adopte, si l’on questionne l’inévidence des images, si on y entend un discours complexe et nuancé sur le monde, on l’inscrit, vraiment, dans la vie. Rien ne le résume mieux que ces vers de Pouchkine que cite Luc Dardenne :

Et je veux vivre, et vivre, et qu’une image chère

Se cache, vibre et brûle en mon âme éphémère.

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