Trois traductions de Shakespeare, trois spectacles se croisent cet hiver sur le parcours d’épreuves entre le texte et la scène. Olivier Cadiot a traduit La nuit des rois, puis l’an dernier Le Roi Lear pour Thomas Ostermeier. L’Othello de Jean-Michel Déprats est dirigé à l’Odéon par Jean-François Sivadier. La tempête traduite par Éric Sarner sert de base à l’adaptation d’Emmanuel Besnault à la Huchette.
William Shakespeare, Othello. Trad. de l’anglais par Jean-Michel Déprats. Mise en scène de Jean-François Sivadier. Théâtre de l’Odéon, du 18 mars au 22 avril 2023
La tempête. Trad. de l’anglais par Éric Sarner. Mise en scène d’Emmanuel Besnault. Théâtre de la Huchette, du 27 janvier au 20 mai 2023
Le Roi Lear. Trad. de l’anglais par Olivier Cadiot. Mise en scène de Thomas Ostermeier. Comédie-Française, du 23 septembre 2022 au 26 février 2023
Il y a encore quelques décennies, on étudiait l’œuvre de Shakespeare à l’université comme tout autre texte littéraire, sans trop s’attacher à sa dimension théâtrale. Il est désormais acquis qu’une traduction ne s’adresse plus en priorité aux lecteurs. Les traductions littéraires, plus ou moins littérales, des siècles précédents ont rarement été jouées, hormis quelques adaptations de courte vie comme Le More de Venise de Vigny, celles plus tenaces de Ducis, ou celles, encore vives aujourd’hui, de François-Victor Hugo. Suzanne Bing et Jacques Copeau ont tenu les rôles de Viola et Malvolio dans La nuit des rois, lorsqu’il dirigeait à la fois la NRF et le Vieux-Colombier, près de vingt ans avant d’entreprendre ensemble une traduction des comédies. Jean-Louis Barrault joue le Hamlet d’André Gide. Lequel Gide le souligne en ouverture à la première édition de la Pléiade, « il n’est pas d’auteur qui reste plus difficile à traduire, ni qu’une traduction risque plus de défigurer » ; celui qui voudrait ne rien sacrifier « se trouve entraîné à développer en une phrase la métaphore qui dans le texte anglais tient en un mot ». Au premier festival d’Avignon, Jean Vilar donne Richard II dans une adaptation de Jean Curtis, qui s’évertue à rendre accessible cette œuvre alors pratiquement inconnue. Là où Shakespeare manque de clarté, écrit-il à Vilar, c’est à nous d’instruire le public. Il le remercie de ses observations sur le mouvement dramatique de la pièce, tout en lui rappelant ses propres efforts vains pour influer sur la mise en scène (1).
L’intrus d’outre-Manche conquiert durablement la scène française au cours des années 1970, et devance même Molière comme auteur le plus joué en France, non plus par des metteurs en scène chevronnés comme Vilar, Strehler ou Planchon, mais par des baby boomers shootés au Shakespeare contemporain de Jan Kott. Désormais, c’est la traduction modernisante qui s’impose. Certains retaillent François-Victor Hugo, ou, selon l’expression consacrée, « dépoussièrent » Shakespeare, sans toujours faire la différence entre termes grossiers, fréquents chez ses personnages, et vulgaires, ce qu’ils ne sont jamais. D’autres rêvent de reproduire le tandem idéal, Stanislavsky-Tchekhov, Jouvet-Claudel, cherchent un écrivain, lui commandent une traduction « pour la scène ». Peter Brook fait appel au romancier et scénariste Jean-Claude Carrière quand il fait jouer Shakespeare en français. Antoine Vitez impose Raymond Lepoutre sans s’arrêter à sa faible connaissance de l’anglais. Ariane Mnouchkine traduit elle-même avec l’aide d’Hélène Cixous. Pour son premier Shakespeare, le jeune Chéreau ne commande pas une traduction nouvelle de Richard II, mais l’emprunte à l’édition bilingue du Club Français du Livre, la première de son espèce, qui rassemble une équipe d’écrivains renommés. Loin de lui savoir gré d’avoir choisi son texte, le poète Pierre Leyris quitte le spectacle en pleine séance et voue publiquement l’iconoclaste aux gémonies. C’est bien plus tard, avec Yves Bonnefoy, que s’établira une relation harmonieuse, fertile de part et d’autre. Après leur étude ensemble mot à mot de la pièce, Bonnefoy révise et publie une quatrième version de son Hamlet.
Chacune des trois traductions jouées ces derniers mois est au départ une commande, de metteurs en scène pour Jean-Michel Déprats et Olivier Cadiot, d’un éditeur pour Éric Sarner. Dans chacun des extraits qui suivent, le personnage principal affronte sa part d’ombre. Lear : « Je suis en train de perdre la tête. (Au fou) Allez mon petit, on y va… comment tu te sens ? Hein, mon petit, tu as froid ? J’ai froid aussi. (À Kent) Elle est où ma paillasse, camarade ? Le manque… quel artiste ! Il transforme trois fois rien en trésor. » Prospero : « Ces trois-là m’ont volé et cette moitié de diable – / Car c’est un bâtard –, a comploté avec eux / Pour m’ôter la vie. Deux de ces drôles sont à vous, / Vous les reconnaîtrez pour tels, cette créature des ténèbres, / Elle, est à moi. » Othello : « Peut-être parce que je suis noir, / Et n’ai pas les manières doucereuses / Des courtisans, ou parce que je décline / Dans la vallée des ans (si peu pourtant) / Elle est perdue, je suis trahi, et mon seul réconfort / Est de la détester. »
Le propos ici n’est pas de distribuer les bons points, plutôt d’examiner les partis pris des traducteurs, face aux enjeux de la mise en scène. Déprats, qui offrait la double garantie d’un universitaire et d’un praticien, s’est fait connaître du milieu théâtral dès ses débuts grâce au succès de Peines d’amour perdues montée par Jean-Pierre Vincent. Pour lui, pas question de destinations différentes, lecture, scène ou étude, il faut tenir ensemble le geste dramatique, la précision du sens, la luxuriance poétique. Le texte d’Othello choisi aujourd’hui par Sivadier était une commande de Christian Colin, repris par Dominique Pitoiset, puis Hans Peter Cloos, et republié dans l’édition complète de la Pléiade, où Déprats signe deux tiers des traductions. Chaque fois, son Othello a fait l’objet de relectures avec le metteur en scène. En cas de dysfonctionnement scénique, mieux vaut être prêt à proposer des alternatives, conseille-t-il. Selon la longueur de la pièce, le maître d’œuvre demande souvent des coupes, ou les opère lui-même. Ainsi, la scène du Clown au service d’Othello, jugée incomplète, a chaque fois disparu. Sivadier n’a pas consulté le traducteur sur les modifications opérées, mais lui a envoyé un mois avant la première la version finale, que Déprats s’est abstenu de lire, préférant découvrir le spectacle dans sa totalité. Ce texte fortement imprégné d’ironie comique comporte des additions et des réécritures. Dans un prologue inédit, Othello demande sa main à Desdemona en wolof, la langue parlée au Sénégal, pays natal de son interprète, Adama Diop. À Chypre, Iago ne badine plus, il tient un discours violemment misogyne sur les femmes au volant emprunté à Thomas Bernhard. Quand elle découvre sa perfidie, trop tard, Emilia révoltée cite Montaigne sur le thème de la jalousie et réclame avec véhémence l’émancipation des femmes. La rixe se déroule au son de « We will rock you », le chant du saule est remplacé par « Déshabillez-moi ». Les surtitrages offrent une retraduction en anglais, inédite elle aussi, des dialogues. La notice du programme résume le défi qu’a relevé Sivadier : « Ce qui est difficile, c’est de savoir qu’en France, tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son conjoint. Ce qui est difficile, c’est de trouver quelle forme théâtrale donner à ce meurtre. »
Olivier Cadiot se partage entre Marcial di Fonzo Bo et Ostemeier, pour qui il a déjà traduit Ibsen et Tchekhov. Ostermeier, après sept mises en scène à son actif, annonce qu’il est arrivé « aux limites » de sa relation avec Shakespeare (2). Comme cette relation n’a cessé de se dégrader après ses superbes Hamlet et Richard III, c’est plutôt une bonne nouvelle. L’entrée du Roi Lear au répertoire de la Comédie-Française devait être un événement. Une fausse entrée, soulignait Monique Le Roux en rappelant le rôle de conservatoire des œuvres de la maison, et ses trois piliers : le répertoire, l’alternance, la troupe. Le spectacle a été plutôt bien accueilli par un public qui a beaucoup ri, plutôt mal par les critiques et les spécialistes qui n’y retrouvaient pas leur Lear. Trouvant la fin trop mélodramatique, Ostermeier a rendu sa couronne à Lear et fait survivre Cordelia, précédé en cela par Nahum Tate qui la mariait à Edgar, à une époque où il semblait légitime de gommer les outrances d’un génie barbare. La société d’aujourd’hui n’a plus besoin des vieux, mais ils s’accrochent au pouvoir, c’est l’éminent Stephen Greenblatt qui le lui a soufflé, déclare Ostermeier. En fait Lear le dit déjà dans la pièce : « Age is unnecessary », et Deborah Warner avait déjà assis Lear, interprété par Brian Cox, dans une chaise roulante.
Cadiot a traduit intégralement, Ostermeier « a adapté le texte que je lui ai donné, le coupant, l’allongeant par endroits, insérant des improvisations. Pour ma part, je me suis exclusivement concentré sur la traduction, rien d’autre, sans la pression d’un objectif de mise en scène ». Ils travaillent ensemble « avec beaucoup de souplesse, c’est un rapport très léger, plutôt intuitif, qui n’a pas besoin de longues explications ». Le choix de la prose est une des premières décisions qu’ils ont prises ensemble. Pour La nuit des rois, Ostermeier avait rejeté en totalité l’usage du vers, qui aurait entraîné une perte de sens, et supprimé toutes les chansons de l’original. Chéreau, lui, avait choisi le Hamlet de Bonnefoy pour sa qualité littéraire, « la seule qui affronte le problème de traduire en vers » : elle offrait aux oreilles françaises la rythmique, la chanson, quant à la force du jeu, l’énergie vocale, les ponctuations, il entendait s’en charger lui-même (3). Cadiot s’appuie lui aussi sur la ponctuation, « les fameux “grands tirets” » (une innovation de François-Victor Hugo), et la musculature de la syntaxe : « Shakespeare pourrait être dit par un très grand chanteur de rap » (4). Les archives de la radio permettent de comparer texte et jeu : le passage cité plus haut est entrecoupé de réparties improvisées du Fou, qui font rire les spectateurs (5). Ce qui inspire le même doute que l’Othello de Sivadier : est-il encore possible de représenter une tragédie, sommes-nous encore prêts à l’entendre ?
Éric Sarner, le plus jeune dans l’entreprise, connaît Shakespeare de longue date, depuis sa jeunesse où il est allé quatre fois applaudir Laurence Olivier dans le rôle d’Othello. Il a répondu au printemps 2022 à une demande de Florient Azoulay, comédien, professeur d’art dramatique, et directeur d’une nouvelle collection aux Belles Lettres. Cette série de traductions, œuvre de romanciers, de dramaturges ou de poètes, « s’adresse d’abord à la scène, au jeu, aux comédiens d’aujourd’hui ». Elle est offerte « à une nouvelle génération d’artistes de théâtre aventureux », mais « destinée également aux amoureux de littérature » (6). Yan Brailowsky, universitaire spécialiste de Shakespeare, a relu la version de Sarner, apporté quelques éclaircissements sur les complexités de la pièce, et fait quelques suggestions que Sarner n’a pas toutes suivies, en maintenant par exemple le « Direction Naples ! » de la fin, jugé trop familier, qu’il voulait faire sonner comme une injonction plutôt qu’une invite aimable à prendre la mer.
C’est par un heureux hasard, semble-t-il, que son texte s’est retrouvé sur la scène. En septembre, alors qu’il terminait son ouvrage, Azoulay a été contacté par un de ses anciens élèves, Emmanuel Besnault, qui cherchait un conseil pour monter justement La tempête, et l’adapter aux dimensions de la Huchette, une gageure. « Emmanuel et moi nous sommes vus et j’ai accepté les détails du projet : Emmanuel respecterait mon texte tout en réduisant la pièce pour trois comédiens (après une centaine d’auditions ! », explique Sarner en réponse à mes questions. « Son travail a été à la fois respectueux et inventif. Je l’ai laissé avancer sans intervenir. » Sage décision. Il n’a pas non plus souhaité relire la version scénique, préférant attendre comme Déprats de voir le spectacle, dont il se dit enchanté. La distribution est réduite à six personnages. Comme les traîtres qui l’ont dépouillé de son duché n’apparaissent jamais, la fureur de Prospero tonne en solo ou se déverse sur un Caliban qui l’égale à peine en force d’invective. Son pardon final se déroule dos à un grand miroir qui réfléchit le public.
Il y a tout juste trente ans, les presses universitaires d’Oxford opéraient une révolution des pratiques éditoriales en donnant la préférence aux textes passés par l’épreuve de la scène, qui ont à la fois souffert et bénéficié de leur contact direct avec le théâtre, annonçait le maître d’ouvrage Gary Taylor, remodelés par les interventions des comédiens que l’auteur eut la sagesse d’accepter. Lois Potter dans sa recension pour le TLS résumait ainsi le produit de la nouvelle édition : « Hamlet by Dogberry », le gendarme verbeux de Beaucoup de bruit pour rien. Un collectif est-il plus créatif, plus talentueux, qu’un auteur solitaire ? La question a fait rage à l’époque, et elle continue de diviser les praticiens. Peter Brook faisait jouer la tirade des comédiens d’Elseneur en orghast, la langue qu’il a inventée avec le poète Ted Hugues. Un effet de distanciation efficace, mais imaginez un peu, si le texte original de la pièce disparaissait dans une catastrophe, si cette version-là passait seule à la postérité ?
La grande question, à chaque spectacle, c’est l’engagement au présent, l’anachronisme ou l’uchronie dont Shakespeare usait avec adresse comme d’un télescope, disait Northrop Frye, fondant le passé dans le présent, reliant l’événement et l’auditoire dans une même communauté. L’enjeu majeur, pour qui veut parler au public d’aujourd’hui, c’est de lui donner à entendre un texte ancien issu d’un monde disparu, le rendre intelligible sans notes explicatives, sans autre secours que la voix et la gestuelle de l’acteur. Pour Sarner, il ne faut pas chercher la virtuosité mais le rythme, les différents rythmes, car « la pièce est une théorie de secousses, l’île, comme en séisme permanent ». De préférence à la dominante poétique de ses prédécesseurs, il a tenu à privilégier « l’oralité du théâtre sur la littérature écrite, la pulsation et le souffle sur la littérature en papier » (7). Ce faisant, il ne recule pas devant les néologismes, mais réserve l’argot actuel aux personnages populaires. Cadiot, en quête d’une langue qui exprime le va-et-vient entre avant et maintenant, distribue néologismes et familiarités sans distinction hiérarchique. Irréparable, histoire d’un amour enfui qu’il vient de publier (P.O.L, mars 2023), est comme hanté par ce Roi Lear : la narratrice cite Cordelia – « Mon cœur est trop loin de ma bouche. Moi c’est le contraire : mon cœur est trop près », et se souvient que l’absent « parlait tout le temps de Shakespeare », d’un « malheureux article : Était-il un homme ou une femme ? » – trace peut-être d’une innovation d’Ostermeier, le transgenre Kent –, des papillons dorés dont rêve Lear en prison. Déprats observe la concordance lexicale, le « tissu des mots » qui fait l’organicité du texte, afin de « préserver la théâtralité et le rythme inscrits dans le texte original ». La traduction participe à l’évolution positive de la langue, par avancées et coups de boutoir donnés à la logique cartésienne, même si, reconnaît-il dans son introduction à la Pléiade, « en traduction, il n’y a pas de miracle, il y a des réussites relatives mais jamais totalement satisfaisantes ».
Shakespeare prête la voix souveraine du poète à la multiplicité des voix, il embrasse la dissonance. Son infinie variété, l’impossibilité d’en rendre la polysémie et toute la lyre des émotions, entretient chez ses interprètes un désir jamais satisfait de le faire entendre encore plus neuf, plus pertinent, plus fort. Le metteur en scène a les pleins pouvoirs sur son œuvre le temps du spectacle, dont il peut faire un moment magique, lumineux, inoubliable, ou un fiasco. Nos trois traducteurs ont dû faire le deuil de la langue de Shakespeare, de son ampleur lexicale, de sa fluidité, de sa concision, avant de se plier peu ou prou aux contraintes du théâtre. Aucun ne dira ce qu’il a dû souffrir, au double sens du mot, lors du passage à la scène. Mais ils ont le dernier mot, grâce au livre. C’est leur texte original qui est imprimé, et peut espérer une survie plus longue, une nouvelle adaptation au goût, à la mode et aux inquiétudes du temps, qui passent.
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Fonds Vilar, carton « Richard II, Festival d’Avignon 1947 », chemise n° 3 « Textes et Correspondance Curtis ».
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Entretien avec Olivier Ubertalli, Le Point, 14 oct. 2022.
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Conférence de presse à Avignon, 9 juillet 1988.
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Propos recueillis par Brigitte Hernandez, L’œil d’Olivier, 10 octobre 2022.
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Extrait cité au cours de l’entretien d’Olivier Cadiot avec Marie Richeux, France Culture, 13 oct. 2022.
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Note de l’éditeur, p. VII.
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« Un déluge d’énigmes », Préface, p. X.