Un codex au conditionnel

On croit toujours que les images parlent d’elles-mêmes. Le Codex Casanatense que publient les éditions Chandeigne, dans leur collection « Magellane », est là pour montrer combien la question du discours de l’image est complexe.


Sanjay Subramahmaniam (dir.), Les peuples d’Orient au milieu du XVIe siècle. Le Codex Casanatense. Chandeigne, coll. « Magellane », 320 p., 32 €


Le Codex, daté du XVIe siècle et conservé à la bibliothèque Casanatense de Rome, offre 154 peintures à l’aquarelle, représentant « en général deux personnages de la même région ou caste, d’un côté un homme, de l’autre une femme ; il y a quelques scènes avec plusieurs figures », ainsi que l’indique dans sa description le jésuite Georg Schurhammer. Peintes sur des feuilles doubles de 31 sur 44 cm, les planches comprennent des annotations marginales, peut-être de deux mains différentes. L’édition proposée par Chandeigne comporte en outre, pour éclairer le sens de ces images, une sélection de commentaires savants réalisée en 1986 par Xavier de Castro, par ailleurs éditeur du Voyage de Magellan chez le même éditeur.

Le Codex Casanatense, un album au conditionnel

« Des “maynatos” kanarais lavent des vêtements pour de l’argent ». Illustration du Codex Casanatense © Chandeigne

La production de cet album illustré, mais dépourvu de texte explicatif d’époque, constitue donc une énigme qui s’inscrit dans le cadre de l’expansion territoriale du Portugal au temps de la chasse aux épices et des missions d’évangélisation en Asie du jésuite espagnol François Xavier (1506-1552). Les Portugais sont alors déjà installés à Goa, sur la côte ouest de l’Inde, définitivement conquise en 1510, et Afonso de Albuquerque, nouveau gouverneur, guerroie dans les eaux qui bordent le continent indien et le golfe Persique.

Un des problèmes qui se posent à son élan expansionniste violent est l’impossibilité, pour le petit pays qu’est le Portugal, d’investir de manière pérenne des territoires toujours plus vastes et nombreux. Albuquerque mène donc une politique de mariages, plus ou moins forcés, entre des soldats lusitaniens et des femmes provenant de divers territoires conquis. Aurait ainsi été créé un vaste groupe métis appelé « cassados » (les mariés), éduqué et riche, bien implanté et souvent turbulent, qui pourrait avoir été le destinataire du Codex Casanatense. Comme un repérage en couleur du monde qu’ils tentaient de se soumettre !

Le Codex Casanatense, un album au conditionnel

« Juifs de Malabar ». Illustration du Codex Casanatense © Chandeigne

Le conditionnel est de mise dans cette affaire, comme en atteste la préface bien documentée de l’ouvrage, due à l’historien indien Sanjay Subramahmaniam. Celui-ci, en effet, y passe en revue les nombreuses hypothèses concernant l’origine géographique et culturelle, la date de fabrication, le commanditaire et le destinataire, de l’intrigant album. Impossibles à résumer, ces hypothèses examinent les magnifiques aquarelles du manuscrit sous leurs aspects historiques, ethniques et esthétiques. Le lecteur a le sentiment de voir défiler devant ses yeux une sorte de revue des diverses populations de l’Empire portugais naissant, des côtes de l’Afrique à la Chine en passant par le golfe persique, l’Inde, les Moluques et Java, entre autres singularités exotiques. Une cartographie humaine en images pour un peuple conquérant.

Mais qui sont vraiment ces personnages vêtus selon les codes de diverses cultures et portant les insignes de leurs conditions respectives ? Les indications qui figurent sur l’image, sans doute postérieures à leur confection, ne donnent que des renseignements vagues et peu fiables. Les gestes que font les corps sont si fortement stéréotypés qu’on a l’impression que l’artiste – ou les artistes – ne disposait pas des compétences nécessaires pour saisir les mouvements de ces figures occupées à des activités diverses. D’autres scènes, peuplées de nombreuses figures, représentent des groupes engagés dans des actions de guerre, des travaux des champs ou des moments de la vie quotidienne.

Le Codex Casanatense, un album au conditionnel

« Mascate qui est sur la côte d’Arabie, assujetie au roi d’Ormuz. » Illustration du Codex Casanatense © Chandeigne

Ce qui caractérise pour nous cet étonnant ouvrage, c’est précisément le mystère qui entoure cette galerie d’images des populations asiatiques, naïves dans leur dessin et pour cela empreintes d’un charme profond. Qu’elles aient été influencées par les traditions pré-mongoles du Deccan et du Gujarat ou qu’on y voie plutôt l’influence des Portugais de Goa, qu’on insiste sur la nudité indienne des corps féminins ou qu’on soit sensible aux marques laissées par la tradition musulmane, ces images sont le reflet d’un âge où tout était émerveillement. L’Occident chrétien découvrait alors des terres et des peuples inconnus, on s’étonnait de plantes et d’animaux inouïs.

Devant tant d’incertitudes, Sanjay Subramahmaniam ne cherche pas, dans sa préface, à résoudre toutes les énigmes. Il préfère nous laisser sous le charme de ces images étranges et, s’il penche pour une date de fabrication autour de 1540 dans l’orbite de Goa, il ne nous dissimule pas la possibilité de choix alternatifs. C’est l’avantage pour nous d’avoir cet excellent historien comme cicerone dans un monde que caractérise la diversité. Cela nous permet, comme Magellan, de voyager d’un continent à l’autre avec le seul souci de nous laisser bercer par ces images aux couleurs chatoyantes, à la découverte de l’infinie variété des parfums épicés.

Jacques Leenhardt est directeur d’études à l’EHESS.

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