François Jacqmin est sans conteste l’un des poètes majeurs de la poésie belge de langue française. Les AML éditions publient le premier volume d’une édition critique et génétique de ses Œuvres complètes sous-titré L’amour la terre : 1946-1956. Cette vaste édition est en cours d’établissement par Gérald Purnelle, professeur à l’université de Liège, à partir du fonds Jacqmin conservé aux Archives & Musée de la Littérature de Bruxelles. Par l’ampleur et la richesse des poèmes rassemblés et donnés à voir dans leurs états successifs ainsi que pour les nombreux inédits qu’elle révèle, cette édition constitue un événement. EaN s’est entretenu avec son responsable.
François Jacqmin, L’amour la terre : 1946-1956. Œuvres complètes I. Édition de Gérald Purnelle. AML éditions, coll. « Archives du futur », 342 p., 28 €
Vous êtes l’un des principaux responsables de l’édition du poète François Jacqmin et établissez, à partir du fonds Jacqmin des Archives & Musée de la Littérature de Bruxelles, une édition critique et génétique de ses Œuvres complètes dont vient de paraître le premier tome. Si la reconnaissance critique, universitaire et institutionnelle a bien eu lieu pour ce poète en Belgique, ce n’est pas encore tout à fait le cas en France. Pouvez-vous le présenter au public français ?
François Jacqmin est un poète belge, né en 1929 et mort en 1992. Sans que sa poésie appartienne en aucune manière à la mouvance surréaliste, il fut toutefois étroitement lié à ce que l’on appelle la « Belgique sauvage », puisqu’il a fait partie du groupe post-surréaliste Phantomas, fondé par Joseph Noiret et Marcel Havrenne en 1953 sur les cendres de Cobra. Phantomas a publié une revue homonyme jusqu’en 1980. D’esprit plutôt néo-dadaïste, elle n’avait d’autre ligne que la pratique du poème, l’humour, l’expérimentation et le rejet de tout dogmatisme. Jacqmin s’est dit lui-même « le membre le plus tranquille de la Belgique sauvage » : hormis la pratique de l’aphorisme, sa poésie tranche sur celle de ses amis.
Elle procède de la fusion de plusieurs composantes : tout d’abord, un versant phénoménologique, où le spectacle de la nature lors de ses promenades constitue l’expérience première et intense du poète ; puis la constante et vaine tentative de rendre cette expérience par la parole du poème – le recueil Les saisons illustre le mieux cette double veine ; partant, une critique des pouvoirs de la pensée, du langage et de la poésie ; ensuite, une voie plus cérébrale et abstraite, voire ontologique, où le poème interroge la notion d’Être pour mieux en dire inlassablement l’inaccessibilité ; enfin, plus fondamentalement encore, un scepticisme quasi absolu à l’égard du l’existence humaine – en témoigne son recueil ultime et posthume, Manuel des agonisants.
En dépit de la radicalité souvent extrême de ces dimensions généralement aporétiques, et d’un ascétisme avéré où la sensualité se fait discrète, la poésie de François Jacqmin touche et séduit par sa prise directe sur l’expérience humaine la plus profonde, par la constante recherche de l’expression juste, par sa façon de contenir l’émotion sous la sobriété de l’aphorisme ou du raisonnement, par son humour subtil, entre dérision et désabusement, par ses contradictions aussi. Et tout cet ethos poétique est empreint d’une grande exigence morale, traduite en valeurs telles que le doute, l’ignorance, le renoncement. Nombreux sont aujourd’hui les lecteurs qui viennent à cette œuvre tout à la fois intemporelle et contemporaine.
Une chose frappe d’emblée lorsqu’on ouvre ce premier volume qui couvre les années 1946-1956, c’est l’écart abyssal qui existe entre, d’une part, la discrétion et la rareté du poète, la minceur de son œuvre publiée (3 recueils majeurs seulement ont vu le jour de son vivant : Les saisons (Phantomas, 1979), Le domino gris (Daily-Bul, 1986), Le livre de la neige (La Différence, 1990)), et, d’autre part, ce qu’on découvre avec ce premier tome des Œuvres complètes, ou du moins ce qu’on subodore de la masse des inédits (vous parlez de 35 000 pages archivées). Comment expliquer un tel contraste ?
La vie sociale et littéraire de François Jacqmin fut discrète, effacée. Rejetant radicalement toute idée d’ambition littéraire, il a peu publié de son vivant. Hormis les trois recueils que vous citez, piliers visibles de l’œuvre, il a fait paraître des poèmes dans des revues (longtemps, ce fut surtout dans Phantomas) et produit, dans les années 1980, plusieurs ouvrages bibliophiliques avec des artistes. Mais, sous cette partie émergée, on trouve de très nombreux ensembles restés inédits, souvent inachevés, recueils entiers, projets thématiques, ébauches, brouillons, etc. Manifestement, Jacqmin ne cessait d’écrire, de reprendre et de corriger ses poèmes. C’était chez lui un besoin viscéral, que cachait sa discrétion éditoriale. Il en allait déjà de la sorte à ses débuts : des 340 textes rassemblés dans le premier tome des Œuvres complètes, seuls onze ont été publiés à l’époque (dont ceux de sa première plaquette, L’amour la terre, 1954) ; le reste est inédit.
Deux explications, ainsi, à ce contraste entre les parties émergée et immergée du massif : pendant longtemps, une réticence à publier, à « lâcher » les textes ; un besoin constant de les corriger, une seconde réticence à achever le texte. Sur une vie d’écriture de quarante-cinq ans, le total des manuscrits finals, intermédiaires et des brouillons atteint en effet 35 000 pages, dont la richesse justifie l’entreprise d’une édition critique et génétique.
Une chose est émouvante dans ce volume (et j’allais dire rassurante !), c’est que le grand poète que deviendra Jacqmin n’y est pas encore. On a affaire à des poèmes de jeunesse, des textes de formation où le poète a l’air de se chercher, de tâtonner. On a le sentiment qu’il y pétrit tout juste la matière brute dont il tirera, plus tard, son œuvre. Parmi toutes ces esquisses, ces ébauches, ces « improvisations », percevez-vous tout de même une évolution ? Je veux dire une tendance de fond qui prendrait peu à peu le pas sur d’autres voies explorées puis finalement abandonnées ?
Tout cela est vrai : sur une décennie, il y a pas mal de tâtonnements dans ces poèmes de jeunesse. Notons par exemple le bref moment (1951-1952) où Jacqmin reconnaît lui-même une influence surréaliste (due à son entourage, le groupe Phantomas) sur son écriture (dans un recueil inédit, et dans un long poème en hommage à Éluard) ; par la suite, avant et après le réel avènement de sa poétique vers 1958-1959, cette veine, d’ailleurs assez typique de la prégnance du surréalisme sur la poésie des années 1950, disparaîtra totalement, du moins dans les recueils (même si, en revue, Jacqmin fera régulièrement preuve d’un humour typiquement belge et post-surréaliste).
Ces quelque 340 textes de jeunesse, dans leur diversité, sont traversés par des tensions multiples. S’il y a évolution, c’est par à-coups : les (rares) moments de naïveté et de maladresse dans l’écriture ne sont pas forcément les tout premiers ; certains textes, hermétiques, sont tout à fait surprenants ; le retour récurrent de la prose comme forme alternative ne cache pas la prédominance du vers, et donc de l’intention poétique ; diverses formes métriques sont successivement forgées puis pratiquées dans maints ensembles courts de poèmes ; le travail de ciselure, proche (déjà) du haïku, alterne avec de longues improvisations manuscrites où la pensée du sujet court au fil de la plume, presque sans contrôle, en une démarche qui n’est pas très éloignée de l’écriture automatique, à ceci près que le texte improvisé a toujours un objet fixe, et que l’inconscient ne s’y exprime qu’en surcroît ou en dépit de l’acte d’écriture « orienté » vers son objet obsessionnel. Dans leur imperfection brute, ces improvisations, qui généralement n’ont pas eu de suite (un texte plus maîtrisé qui en fût issu), figurent parmi les révélations les plus précieuses pour la compréhension du poète, de sa pensée, de son affectivité et de son œuvre visible – au moins autant, voire davantage, que les poèmes plus courts et plus achevés. De ce mode de pensée et d’écriture, apparu en 1956, il usera souvent par la suite, pour produire la matière brute dans laquelle il puisera celle de ses recueils.
Pour le reste, la tendance globale de l’écriture de Jacqmin dans ces dix années repose assez sainement sur la recherche constante d’une forme et d’une maîtrise, mais aussi sur l’épuration de la voix lyrique.
Ces années de jeunesse me semblent travaillées par une confiance dans la communication avec la nature et un lyrisme quelque peu naïfs et exaltés. Et le poète trouvera sa maturité seulement lorsque le négatif, le doute, l’humour dont vous parliez, le pessimisme même, trouveront leur place dans l’économie de l’écriture. En même temps, on sent bien que François Jacqmin ne serait pas devenu le poète accompli que l’on connaît s’il n’y avait pas toujours eu présente en lui cette propension à l’exaltation ou à l’extase devant le spectacle de la nature. Ce fut sans doute pour lui une ressource constante, et l’intellectualité plus tardive n’effacera jamais tout à fait ce fonds-là, me semble-t-il.
C’est en effet le lyrisme, perçu par Jacqmin comme définitoire de la poésie, qui habite principalement cette période. Et ce lyrisme s’exprime souvent par l’invocation, l’exaltation (un poème commence par « Ô mon âme ! »), toute une rhétorique à la fois empruntée et en recherche. On est encore loin de la critique fondamentale du lyrisme qui sous-tendra radicalement la poésie de Jacqmin à partir des années 1960. Mais bien des textes de cette première période paraissent précisément tendre à contrebalancer ce lyrisme par l’humour ou par la recherche d’une certaine neutralité de l’expression : ce n’est plus tant l’affect qui doit primer, mais la représentation objective de l’expérience. En cela, on observe que ce qui occupera, parfois jusqu’à l’obsession, le Jacqmin que nous connaissons trouve son origine à l’orée de son parcours poétique. Car c’est bien déjà l’extase devant le spectacle de la nature, qu’il a très bien évoquée dans Le poème exacerbé, qui constitue pour une grande part l’arkhè et l’objet de l’écriture : déjà le poème vise à en rendre compte ; les motifs métonymiques de la nature sont présents – fleur, arbre, oiseau, neige. Nombre de poèmes se prêteront, ici, à de fructueux et passionnants parallèles avec les grands textes connus.
On ne peut évidemment chercher à tout prix dans les inédits de 1946-1956 les prémices de l’œuvre future, mais on est frappé de confronter ce qui surgit déjà et ce qui sera abandonné pour d’autres poétiques. Or, même l’exaltation, très présente ici, ne disparaîtra pas totalement du poème (je songe par exemple à L’attente des neiges, un bref ensemble inédit des années 1960, qui paraîtra en 2023 aux éditions Isolato), à la différence près que son retour sporadique dans l’œuvre future sera toujours modalisé par l’humour, la distance, le second degré, le contrôle. Elle constitue un des axes cardinaux de la psyché du poète, et l’on pourrait voir toute cette œuvre comme le produit d’une constante obsession : conserver la trace de l’extase sans céder à l’exaltation – pour une telle relecture, il fallait connaître les débuts du poète.
On a, en effet, l’impression, comme vous le dites, que Jacqmin corrigera sa première manière foisonnante et exaltée par un effort de recentrement thématique sur certains objets élus (fussent-ils aussi vastes et évanescents que les saisons, la neige ou l’être) et parallèlement par la quête d’une certaine objectivité – au sens de l’évacuation d’un subjectivisme lyrique, donc, mais aussi au sens d’une précision, d’une rigueur, voire d’un tranchant, recherchés dans l’expression. On est certes très loin d’un objectivisme à l’américaine, ou même à la française façon Ponge, mais néanmoins cette quête, cette dimension et cette tension vers l’objectivité me semblent en germe dans les débuts du poète et importants dans la suite de son œuvre. Est-ce que le goût pour l’aphorisme, pour la formulation percutante, lapidaire, ne sera pas le signe de cette évolution ?
Pour Jacqmin, l’aphorisme est effectivement aux antipodes du lyrisme. Il a dit : « L’aphorisme me plaît assez parce que c’est la formule, si je puis dire, la plus légère, la plus transportable. C’est aussi la formule où l’erreur apparaît le plus clairement. J’essaie de donner un sens, une signification dans la formule parce que si je me livre au lyrisme, personne ne pourra jamais me dire que je me trompe. Parce que le lyrisme est au-dessus de l’erreur. Exactement comme une chanson… on ne se trompe jamais en chantant. La modulation de la voix, la beauté du son, de la musique font en sorte que l’on n’aura jamais l’idée de vous contredire. Tandis que dans un aphorisme l’erreur apparaît très vite. Si vous écrivez simplement, ce qui est mauvais vous saute aux yeux. C’est très torturant d’écrire clairement. Le danger qu’il y a à écrire clairement est évident parce qu’on voit de suite sa propre médiocrité. » (Parole gelée, entretien avec Pascal Goffaux)
Dans son idéal, l’aphorisme est la quintessence de l’équilibre entre précision de l’expression et mise à distance du moi, c’est-à-dire, finalement, l’objectivité de la pensée et de la poésie. L’aphorisme est dès lors, pour Jacqmin (même si cela ne se vérifie pas totalement), le fondement de son écriture : « J’ai toujours eu un culte : le culte de la simplicité, de la clarté, de la communication directe. En fait, mes poèmes sont des accumulations d’aphorismes, des aphorismes qui sont mis à la suite les uns des autres », dit-il dans Parole gelée.
Lapidaires, ses poèmes le sont souvent (songeons notamment à plusieurs ensembles que nous avons réunis dans L’œuvre du regard, ou au grand chantier abandonné de L’Être, ou encore au recueil inédit précisément intitulé… Stèles). Or, ces deux formes qui convergent, l’aphorisme et la formule lapidaire, on les trouve déjà, parmi maints ensembles plus « lyriques », dans les débuts de sa première décennie : dès 1947, il compile de nombreux aphorismes dans un cahier (que je n’ai pas repris dans ce tome I, mais qui paraîtront dans les Cahiers François Jacqmin), et les poèmes de 1951-1956 où se marque le plus la recherche d’une expression à la fois objective et poétique sont souvent très concis.
Mais la face « lyrique » de l’œuvre n’est pas à négliger. Tout chez Jacqmin paraît résider dans la tension permanente entre ses deux pôles, et le moi semble en lutte permanente avec sa propre censure. C’est un des multiples aspects qui rendent son œuvre passionnante et éminemment touchante pour le lecteur.
Il me semble qu’il y a une figure de style qui est fondamentale et problématique à la fois dans la poétique de Jacqmin, c’est la métaphore, et ceci dès les commencements. Mais on observe ensuite bien des complications sinon des revirements théoriques, comme si elle était l’objet d’un amour et d’un désamour continus. La métaphore semble être le ressort principal de son écriture, très tôt donc, mais elle sera honnie pour être finalement tordue dans ce qui serait son contraire, ou peut-être son exacerbation, à savoir la tautologie. La tautologie chez Jacqmin serait une sorte de déplacement du transport métaphorique (du trope) à l’intérieur de l’objet lui-même. L’objet métaphorisé en lui-même ou tautologisé s’adonnerait alors à une sorte de sur-place ironique aussi bien qu’ontologique. Qu’en pensez-vous ?
Clément Rosset, dans Le démon de la tautologie, a bien établi le lien paradoxal qui existe entre métaphore et tautologie. Pour mesurer la place et le sens profond de celle-ci chez Jacqmin, il n’est besoin que de le lire dans ses propres mots : « Outre le déroulement du récit que je m’applique à donner à mon poème, il est une circonstance beaucoup plus profonde qui me guide vers cette disposition : c’est ma volonté de donner un caractère tautologique à ce que j’écris. La tautologie, c’est-à-dire l’affirmation répétitive, la confirmation insécable, le retour du même au même, l’infatigable évidence qui provoque à la fois l’espoir et le désespoir de l’intelligence, la tautologie, dis-je, est un des ressorts les plus puissants de ma poésie. Chaque poème est guetté par la tentation tautologique. Le but ultime d’Ulysse est de rentrer chez lui, tout simplement. J’ai le sentiment que la tautologie élève le texte à la hauteur de ce qui est : elle n’invente rien et ne dissout rien. La tautologie revient à sa première donnée, qui est effectivement une donnée, et non une création. » (Le poème exacerbé)
Tout est dit. Le lien conflictuel entre tautologie et métaphore me paraît de plus en plus, à lire Jacqmin, résider dans la question des limites du sens. Pour lui, tout énoncé « honnête » ne peut être que tautologique, et à cet égard la métaphore est inacceptable : « La métaphore et l’inconduite partagent la même racine », mais, dans le même temps, la métaphore serait le seul moyen, par ailleurs inefficace, de produire le surcroît de sens dont la poésie moderne fait son horizon, et dont le moi a besoin pour exister, fût-ce en le refusant par aporie. Écartèlement, à nouveau, chez Jacqmin, et paradoxe : il honnit la métaphore, mais ne cesse de la pratiquer, sous une forme très contrôlée, certes, et totalement « anti-surréaliste ». J’y vois de plus en plus la trace d’un irréductible attachement au surcroît de sens au-delà de « l’être qui est l’être », d’un désir régressif auquel, précisément, la tautologie comme principe à la fois ontologique, philosophique, poétique, esthétique et éthique tend à opposer le barrage de sa rigueur absolue. Ne serait-ce pas, en dernière analyse, la trace d’un conflit entre le moi et l’être ? En tout cas, cela me paraît être un des enjeux majeurs de la perception et de l’étude de l’œuvre de François Jacqmin. Il y a bien un homme présent sous chaque phrase.
Propos recueillis par Laurent Albarracin