Melville poète

Pendant onze ans, Herman Melville (1819-1891) écrivit des récits en prose, de plus en plus tièdement reçus après le grand succès de Taïpi, puis, pendant trente ans, de la poésie, avec un complet insuccès. Trois décennies après sa mort, le XXe siècle redécouvrit Moby Dick, et assigna à son auteur une place centrale dans le domaine romanesque, mais pas celle qu’il aurait lui-même souhaitée dans le domaine poétique malgré les efforts d’hommes de l’art (Robert Penn Warren, Allen Ginsberg…), de spécialistes et d’éditeurs (la Library of America, par exemple, lui consacra un volume de Complete Poems pour le bicentenaire de sa naissance).


Herman Melville, Poésies. Traduction de l’anglais (États-Unis), préface et notes de Thierry Gillybœuf. Unes, 592 p., 37 €


Le travail de Melville poète reste mal connu en dehors de cercles restreints et ce pour plusieurs raisons. D’abord, comme avec d’autres très grands auteurs américains du XIXe siècle (Emerson, Poe, Thoreau), l’extraordinaire qualité de son œuvre en prose a éclipsé son œuvre poétique. Ensuite, l’histoire de la poésie américaine de ce siècle est aujourd’hui entièrement dominée par deux grands génies, Walt Whitman et Emily Dickinson, dont l’aspect « moderne » en matière de sujets et de formes n’a cessé d’inspirer leurs successeurs tandis que les choix de Melville, par leur sérieux métaphysique ou leur traditionalisme esthétique (en ce qui concerne la prosodie, la versification, etc.), ont paru moins séduisants. Sa poésie souvent difficile, parfois rébarbative, est aussi de qualité inégale. Mais soit ! En faire une lecture « serrée » apportera au lecteur studieux mille enseignements et un feuilletage procurera au plus paresseux ces éblouissements littéraires qui enchantaient Ginsberg : « Ouvrez Melville n’importe où, disait-il, il n’y pas un poème où ne se trouve un tour de phrase extraordinaire. »

La poésie d'Herman Melville, complexe et fascinante

Portrait de Herman Melville par Joseph Oriel Eaton (1870) © CC0/Houghton Library, Harvard University, Modern Books and Manuscripts

Poésies, récemment publié par les éditions Unes et très bien traduit par Thierry Gillyboeuf (1), permet de le vérifier en nous livrant en 500 pages et en version unilingue l’ensemble de la poésie de Melville (hormis Clarel). Bien sûr, l’édition quasi complète, par son peu de maniabilité, exclut cette lecture ponctuelle, à l’improviste, que facilitent les recueils de poche et qui semble idéale pour affronter les grandes tempêtes et les pots au noir des textes melvilliens. Tant pis ; l’avantage de ce désavantage est que le lecteur peut bénéficier ainsi d’une longue et utile introduction.

Poésies rassemble trois des recueils parus du vivant de l’écrivain, Tableaux et aspects de la guerre (1866), John Marr (1888) et Timoleon etc. (1891) – seul le premier fut publié commercialement, les deux autres le furent à compte d’auteur et à une vingtaine d’exemplaires. Poésies comporte également une série inédite de poèmes d’inspiration pastorale que Melville écrivit pour son épouse, Mauvaises herbes et sauvageons, et d’autres rassemblés sous le titre de Parthenope ainsi qu’une petite cinquantaine de courts poèmes épars.

Tableaux et aspects de la guerre est le moins mal connu des recueils. Avec celui-ci, Melville, qui traitait d’un grand sujet national, la guerre de Sécession, espérait « percer » auprès d’un public qui l’avait délaissé. Tableaux suit les événements de 1859 à 1866 ; il part de la pendaison de John Brown dans le célèbre et énigmatique « Le présage », présente ensuite des batailles, rend hommage aux combattants (des deux bords), déplore la mécanisation de la guerre, et élabore aussi une réflexion sur l’histoire présente et à venir. Il se clôt sur une « Meditation » prudemment optimiste suivie d’un « Supplément » en prose écrit du point de vue « d’un écrivain du Nord » qui s’inquiète pour l’avenir de la nation et avertit, entre autres, des dangers du triomphalisme du camp de l’Union. Devant la confédération vaincue, Melville, quant à lui, dit refuser de jouer « en tant qu’écrivain […] le rôle du chien devant le lion mort ».

La poésie d'Herman Melville, complexe et fascinante

Le sens de la complexité et de l’ambiguïté des causes informe le texte, tout comme l’inconscience de leurs acteurs. « La marche sur la Virginie » trouve une belle et célèbre formule pour le dire : « All wars are boyish, and fought by boys » (vers bien difficile à traduire et pour lequel Gillybœuf a choisi : « Toutes les guerres sont jeux d’enfants, livrées par des enfants »).

Quant à Dieu, dans tout cela, s’il existe, il observe une totale neutralité. « Le conflit des convictions » conclut ainsi de manière un peu grandiloquente (et en majuscules) :

OUI ET NON :

À CHACUN SON DIT :

MAIS DIEU, LUI, SE TIENT AU MILIEU. 

John Marr, qui fait suite à Tableaux, est le plus maritime des recueils, mais reste d’une tonalité sombre. Il comporte, en un mélange de vers et de prose (comme d’autres œuvres dans Poésies), des portraits de marins dans lesquels on peut reconnaître le poète, et de très beaux poèmes sur la Nature : « La harpe éolienne », « Les galets », « Le requin des Maldives »…

Les pétrels, l’iceberg, le squale, le varech, un bateau dérivant entre deux eaux évoqués par les vers sont autant d’éléments au service d’une réflexion métaphysique qui paraitra familière au lecteur des romans : le monde est dépourvu de conscience, indifférent au sort des humains, parfois beau, souvent redoutable et toujours « insondable » (un adjectif fréquent chez Melville). Ainsi le squale du « Requin des Maldives » est-il à la fois « un pâle benêt », « un morne birbe léthargique » et « le livide dévoreur d’horrible chair ». Entre frisson tragique et ressaisissement ironique, la thrénodie eschatologique de John Marr atteint de justes accents pour dire le caractère « insondable » de l’univers, tout comme celui de la créature divine qui l’aurait créé.

La poésie d'Herman Melville, complexe et fascinante

Herman Melville (vers 1860) © Library of Congress’s Prints and Photographes division/WIkiCommons

Timoleon etc. et Parthenope sont d’un abord plus complexe : le système rigide de rime et de mètre est étouffant, la structure des recueils problématique. Mais s’y dessine un intéressant portrait de Melville derrière les personnages ou les voix des poèmes. Il est Timoléon dans « Timoleon », il est Uranie dans « Après la partie de plaisir » (rare poème où la personne qui parle est une femme), il est l’ermite du « Jardin de Métrodore », l’artisan solitaire dans « Le tisserand »… Incompris de ses semblables, retiré de la société, torturé par des questions métaphysiques, stoïque, abattu, il croit ou ne croit plus en l’art, en « la lumière ». Il est et n’est pas cet enthousiaste, dans le poème qui porte ce titre, lequel

Ne recule pas si la nuit vient,

Marche dans la brume jusqu’au linceul,

Bien que la lumière [l] ait abandonné, n’abjure

Jamais [son] allégeance à la lumière.

Ensuite, en contrepoint de son exploration poétique de la noirceur et des angoisses humaines, en contraste avec sa passion pour l’espace et l’océan, Melville septuagénaire écrivit une petite quarantaine de poèmes rassemblés dans Herbes folles et sauvageons. Il s’y tourne vers la célébration de son domaine campagnard (sa propriété de Arrowhead dans les Berkshires) et du bonheur conjugal. Souhaite-t-il endosser le rôle de Philemon, ou du « cultivateur de roses » (c’est le titre de la deuxième partie de ce recueil dont la première s’intitule « Une rose ou deux ») ? Oui et non, comme d’habitude chez Melville. Surtout, derrière le bucolique et l’élégiaque de ces poèmes assez « romantiques », se perpétue le vaste combat de l’ordre cosmique et du chaos. L’idylle nostalgique est de façade et l’horrifique sublime jamais loin.

Mais, stèle moussue dans un jardin ou gouffre océanique, l’abîme toujours appelle. Avant, c’est l’existence, pour laquelle les marins du poème « John Marr » et le marin Melville s’embarquent et qu’ils célèbrent dans un de ces éclats propres à avoir enthousiasmé Ginsberg, l’admirateur béat :

« Life is Storm – let storm ! » (« La vie est une tempête : Qu’elle tempête ! »)

Et dans ce Poésies, malgré les encalminages, quelles belles bourrasques !


  1. Les œuvres présentées dans Poésies ont déjà été presque toutes publiées en français dans la traduction du même Thierry Gillybœuf.

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