Du monde remplacé par un livre

Vous tenez entre les mains un chef-d’œuvre qu’il vous a été impossible de quitter avant son ultime vocable, que faites-vous ? Chez moi, la tentation est grande de renvoyer les lecteurs, que je souhaite innombrables, à la toute dernière ligne des Chants de Maldoror : « Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire », avant de prendre un repos bien gagné après avoir été bercé/ballotté, enchanté/écrasé par les longues déferlantes d’une prose enlevée loin des trivialités du quotidien par la monstrueuse puissance de l’imagination.


László Krasznahorkai, Le baron Wenckheim est de retour. Trad. du hongrois par Joëlle Dufeuilly. Cambourakis, 416 p., 25 €


Et pourtant c’est de ces trivialités, des mesquines mésaventures du quotidien d’une petite ville de Hongrie, que se nourrit ce texte à nul autre pareil, fait de pièces banales en apparence que coud entre elles une écriture d’une éloquence mirobolante, presque toujours au bord de l’extinction de la voix du narrateur, mélange étrangement détonant de bateleur de foire, de procureur glacial, de conférencier méticuleux et, planant au-dessus de ces vers de terre, de prophète d’une gaîté démente et d’un désespoir abyssal.

Le baron Wenckheim est de retour, de László Krasznahorkai

Laszlo Krasznahorkai (2018) © Jean-Luc Bertini

Le chef d’orchestre qui, dans une « Ouverture » de dix pages d’une virtuosité inouïe, impose à des musiciens invisibles, anonymes et manifestement terrorisés (nous, lecteurs) de coller sans moufter à la lettre même de leurs partitions respectives (dont le récit va combiner de mille façons les mouvements de tonalité et de rythme divers, de l’allegro au finale échevelé) est-il ce baron Wenckheim au retour annoncé ? On pourrait répondre oui et non. Le maître d’œuvre qui dicte sa loi péremptoire à l’orée de ce qu’il nomme Création a tout du Dieu modeleur puis destructeur de l’univers, le baron apeuré et chétif, mutique et hébété, débarquant en Hongrie, sa terre natale, après toute une vie d’exil et d’addiction aux jeux d’argent qui l’ont rincé, ressemblerait assez à une caricature féroce d’innocent (un Jésus vieilli et sans pouvoir) que son père courroucé renvoie au casse-pipe parmi ces crapules d’hommes.

Mais aucune clé de lecture n’ouvre cet ensemble de péripéties dont le sens final serait bien plutôt qu’il est vain de chercher à dégager un sens de l’incompréhensible réalité des faits : il n’y a ici-bas, sur une ridicule planète perdue au milieu de milliards d’autres, que des êtres menant une trajectoire insensée du berceau à la tombe, et dont la caractéristique principale est qu’ils sont indécrottables dans la méchanceté, incapables d’aucun amour pur, de toute pensée désintéressée, en somme créés pour le mal, c’est-à-dire comme les personnages d’un des premiers livres de l’auteur, Le tango de Satan, issus de la pulsion créatrice non d’une entité bienveillante mais d’un abominable dictateur inconnu.

Bon sang ! Que tout cela est sérieux, philosophique même, qu’on doit s’ennuyer ou au moins se prendre la tête, comme disent les décérébrés d’aujourd’hui, en ingurgitant ce brouet de sermons ! Or vous n’y êtes pas du tout. Bien peu de livres sont aussi drôles que celui-ci, aussi chargés de discours hilarants où nous reconnaissons sans peine, malgré le contexte hongrois de l’époque (2015, mais il n’a fait qu’empirer), un contexte encore très « démocratie populaire » encore que dévoyée en prétendue démocratie, la phraséologie inepte de nos politiciens, la vacuité de l’argumentation des édiles et autres pseudo décideurs, la stupidité satisfaite de nos propres petits chefs.

Mais il y a plus : la structure du livre, tout entier composé de feuillets, chacun porteur d’une histoire ou au moins d’une anecdote différente, qui ne cessent de se mélanger et surtout de s’empiler en de vertigineuses pièces montées, fait irrésistiblement songer au cinéma burlesque de l’âge d’or américain, à Groucho Marx invitant à entrer dans sa cabine exiguë d’Une nuit à l’Opéra (1935) une foule de gens qui s’y entassent, se bousculent, se marchent les uns sur les autres en vociférant, ou à ce projectionniste fou d’Hellzapoppin’ (1941) qui se trompe de bobines et installe la pagaille dans les récits les plus simples.

Le baron Wenckheim est de retour, de László Krasznahorkai

« Une nuit à l’opéra » (1935)

Le principe de fonctionnement de cette merveilleuse fantasmagorie où tout est d’autant plus vrai – de la vérité supérieure de l’art –, voyage en train, scènes de bistro, délibérations du conseil municipal, que tout est inventé, c’est l’articulation des logorrhées, qui contrastent si plaisamment avec le silence quasi permanent du pauvre baron Wenckheim, personne sauvagement déplacée dans un zoo auquel elle ne comprend goutte.

Presque tous les livres de Krasznahorkai sont placés sous le signe de la logorrhée, le plus souvent en forme de vocifération. Celui qui parle, même s’il ne s’adresse qu’à lui-même – on a affaire alors à l’épanchement, audible ou non au dehors, d’une incoercible rumination intérieure –, produit des phrases, ou plutôt une immense phrase sinueuse, toujours claire malgré ses méandres, qui investit le lecteur, l’entortille, est parfois tout près de le submerger, mais enfin le recrache, éreinté et ravi, étonné, subjugué car c’est tout de même « la mort [qui] triomph[e] en cette voix étrange », comme le dit Mallarmé d’Edgar Poe.

Vociférateurs, imprécateurs qui tous plus ou moins annoncent l’Apocalypse. Qu’espérer d’autre de ce monde où un honorable professeur, spécialiste mondial des mousses (est-il vraiment honorable, il semble parfois être le porte-parole de l’auteur ?), a abandonné sa fille en refusant de la reconnaître et manie sans remords le fusil-mitrailleur pour abattre, il est vrai en légitime défense, l’un des Hell Angels que la gendarmerie utilise pour pacifier le canton ? Où la corruption règne en maîtresse, où tout ce qui manque (et tout manque dans ces contrées que l’incurie des autorités locales, qui dépendent de l’autorité centrale maffieuse, a laissées en déshérence) peut s’acheter à la frontière roumaine au marché noir ? Où les orphelins sont parqués dans un bâtiment en ruines et couchés sur des draps pourris ou bien, pour ceux qui s’évadent, n’ont d’autre avenir que de s’affilier à un gang de motards violeurs, tueurs à l’occasion ?

Ne reste-t-il donc aucun juste dans ce pandémonium ? Le lecteur, qui sent au fil des pages qu’aucune des existences ponctuelles dont il a l’occasion d’entrevoir un temps le visage et la misère particulière à travers la succession de lucarnes encrassées qu’ouvre et referme le texte sur cette foule de personnages – pas un qui soit schématisé abusivement –, qu’aucune des ces infimes traces humaines n’échappera au coup de serpillière final, espère vaguement que cette ultime « bonne âme du Se-Tchouan » pourrait bien être Wenckheim. Il s’est ruiné mais seul (sa famille, riche à crever, n’en a pas souffert outre mesure). Son esprit est candide, presque simplet. Son plaisir, sincère, en reprenant le chemin boueux de la puszta, est étroitement corrélé au bonheur qu’il s’est attendu à éprouver en revoyant sa bien-aimée, mais malheureusement il ne la reconnaît pas dans la scène, magnifiquement proche de l’épilogue de L’éducation sentimentale de Flaubert, où une dame encore accorte mais de soixante-sept ans vient lui entrouvrir l’huis.

Le baron Wenckheim est de retour, de László Krasznahorkai

Il lui faut du temps pour comprendre son erreur et, comme il est foncièrement bon, à l’instant même où il prend la décision de réparer la méprise qui a bouleversé son ancienne amoureuse, comme la nuit est noire et qu’il déambule, inconscient du danger, sur la voie endommagée du train pour Budapest, la grue automotrice des ouvriers réparateurs le coupe en quatre morceaux. Dieu – si c’est Dieu et si lui est le Christ – eh bien ! il ne l’a pas loupé !

Mais Wenckheim n’est pas le Christ et l’on chercherait vainement Dieu dans ce livre. Parmi l’inénarrable nomenclature qui clôt l’ensemble du volume sur un rappel saugrenu des éléments qui le composent (objets, humains, animaux, paysages, tout ce fatras est rendu à la fosse commune des illusions, après que la conflagration faussement rédemptrice a détruit de fond en comble la Hongrie honnie, conspuée, traînée dans l’ordure, qu’un article de journal – écrit par le professeur ? – insulte avec une verve digne de Juvénal), j’ai vérifié deux fois : Wenckheim y figure bien, dans sa tombe. Il n’est donc pas ressuscité.

Le plus grand romancier hongrois, si admirablement servi par sa fidèle traductrice, Joëlle Dufeuilly, ce romancier aussi à l’aise dans le réalisme que dans la fantaisie, qui à vrai dire, pour l’artiste complet qu’il est, sont une seule et même chose, un seul et même matériau, est-il le plus grand romancier vivant dans l’espace global de notre mondialisation empêtrée ? À vous d’en juger, chers lecteurs. Lisez en tout cas d’urgence son livre. Plus que le crâne de Danton, si cher à Raymond Roussel, il en vaut la peine.


Linda Lê avait rendu compte de Seiobo est descendue sur terre, le précédent roman traduit en français du grand romancier hongrois.

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