C’est en 1835 que Flora Tristan (1803-1844), arrivée à Paris où elle tente de fuir un mari violent et jaloux, publie son premier ouvrage sur la Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères. Près de deux siècles séparent ce petit livre d’un autre : le Manifeste anarcha-féministe de Chiara Bottici, professeur à la New School of Social Research de New York. Les éditions Payot les font paraître à peu près au même moment. Les juxtaposer permet de mesurer toute la distance qui sépare le plaidoyer de Flora Tristan pour « une classe entière formant la moitié du genre humain », en un temps où le mot féminisme n’avait pas encore été inventé, de l’approche queer et non binaire de la philosophe américaine. Cependant, chez l’une comme chez l’autre le politique n’est jamais très loin.
Flora Tristan, Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères. Payot, 96 p., 8 €
Chiara Bottici, Manifeste anarcha-féministe. Payot, 96 p., 8,50 €
Les étrangères auxquelles Flora Tristan appelle à faire bon accueil ne sont pas des migrantes au sens où on l’entend aujourd’hui. Dans Le monde d’hier, Stefan Zweig rappelle qu’avant la Première guerre mondiale les frontières ne représentaient que des lignes symboliques « qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich », sans permis, sans visa. Cependant, ce « on » était masculin. Les femmes qui voyageaient seules, ne serait-ce que pour se rendre d’une ville à une autre, avaient à souffrir « mille dégoûts, mille manques d’hospitalité, et même de politesse ». C’est de ces étrangères que Flora Tristan plaide ici la cause. Leur sort est aussi le sien, elle qui, du fait des vicissitudes de la vie, a visité une grande partie de l’Amérique, a parcouru l’Angleterre et séjourné longuement à Londres. Les Pérégrinations d’une paria qui paraissent en 1837 sont le récit de ces errances contraintes.
Comme Flora Tristan, les femmes étrangères sont des parias. Qu’elles se risquent à tenter un voyage d’agrément ou d’affaires, ou bien que, déshonorées ou mal mariées, elles viennent à Paris cacher leur honte ou chercher refuge, elles ne rencontrent partout que méfiance et hostilité. On est encore à l’époque où les institutions n’accordent pas le droit au divorce qui serait pourtant nécessaire pour le bonheur de la femme comme du mari et pour l’« ordre général ». Ces malheureuses sont également dénuées de ressources, car une jeune fille riche n’aurait jamais été abandonnée, et une femme riche n’aurait pas eu à se séparer de son mari. Dans le mariage « bourgeois », les femmes ont dès le commencement l’habitude de vivre presque séparées de leur époux, et personne ne trouve à y redire. « On ne trompe et n’attaque jamais que les faibles et les malheureux. »
La revendication du droit de toutes les femmes à la dignité et au bonheur se double d’une critique sociale et politique. La Flora Tristan à qui on attribue la maternité de la formule reprise par Marx dans l’Adresse inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs (la Première Internationale) : « L’affranchissement des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », et qui fondera le journal L’union ouvrière, est déjà présente dans ce premier livre où elle propose de « lever l’étendard du secours mutuel » en créant une Société pour les femmes étrangères, c’est-à-dire une association mixte, où les femmes étrangères pourraient mettre fin à leur solitude et « parler de leurs douleurs à des êtres bons et compatissants » qui se souviendraient que « les femmes sont la poésie, sont l’art dans le genre humain ».
L’appel de Flora Tristan à « faire bon accueil aux femmes étrangères » est un élément important de l’archive proto-féminisme romantique. Il rappelle aussi l’existence au XIXe siècle d’un communisme chrétien ici fortement affirmé. Ce n’est certes pas l’institution de l’Église qui la guide, mais « l’esprit du Christ » qui a instauré « une religion la plus belle, la plus sainte : l’amour de l’humanité ». Dans la société future, fidèle au christianisme des origines, le bonheur et l’émancipation des femmes seront aussi ceux des hommes, et le bien des masses celui des individus. Son ouvrage posthume, Le testament de la paria, ne dira pas autre chose.
Bien que se réclamant de l’anarchisme de Bakounine ou de Malatesta, le Manifeste anarcha-féministe semble écrit depuis une position d’autorité : celle d’une universitaire américaine. À la différence de Flora Tristan, Chiara Bottici ne laisse rien entrevoir de son vécu. Armée de son savoir, elle avance des thèses radicales mais séduisantes appelant à se rebeller contre « l’androcratie mondiale » sous laquelle nous vivons. L’androcratie, c’est-à-dire le pouvoir que les hommes cisgenres, qui revendiquent leur virilité, continuent à exercer en opprimant partout dans le monde les femmes, les personnes two-spirit, comme les désignent certains groupes autochtones d’Amérique du Nord, et les LGBTQI+.
Chiara Bottici appelle le « deuxième sexe tout entier » à se libérer de l’appareil biopolitique de l’État, mais aussi du capitalisme qui repose sur « l’extraction du travail gratuit du deuxième sexe », des frontières, de l’ethnocentrisme, du racisme et de tout « l’héritage laissé par le colonialisme ». Dans le sillage de l’écoféminisme, elle pose que les femmes ne sont pas des objets, mais des processus en devenir qui ne s’achèvent jamais et « excèdent toujours les frontières individuelles » et même les frontières entre les espèces. La philosophie de la transindividualité dont elle se réclame remet en cause non seulement toutes les hiérarchies mais également « les frontières rigides entre homme et femme, humain et animal, animal et végétal, vivant et inerte ».
Il ne peut donc y avoir, déclare Chiara Bottici, de libération du deuxième sexe sans libération de la planète entière. À partir de là, à part cesser de se maquiller, de s’épiler et de porter des talons hauts afin de marcher librement, ce manifeste ne propose aucun programme. L’autrice s’en justifie en énonçant que la liberté ne saurait s’atteindre que par la liberté. Certes. Mais cette incapacité à affronter la nécessité de tracer au moins les contours d’une politique est la marque de l’aporie anarchiste. Au brio conceptuel finalement très élitiste de Chiara Bottici, on peut préférer la sensibilité et la générosité de Flora Tristan qui parle d’elle-même et des gens qui l’entourent aux gens qui l’entourent.