Un père de famille qui ne pratique pas l’alpinisme, qui n’a jamais été ouvrier de chantier ni n’a rejoint une extrême gauche violente, qui n’est pas hébraïsant, qui n’est pas né à Naples, n’est pas allé en Yougoslavie ni en Ukraine, peut se sentir en accord avec les livres d’Erri De Luca. Cet homme est tout autre et pourtant comme un grand frère intimidant par la justesse de son ton.
Erri De Luca, Grandeur nature. Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, 176 p., 18 €
Erri De Luca, Itinéraires. Œuvres choisies par l’auteur. Trad. de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, coll. « Quarto », 1 024 p., 26 €
Comment expliquer cette rencontre avec un écrivain dont on a lu tous les livres dès leur traduction en français ? Peut-être la perception d’un goût commun pour une minceur susceptible de confiner à la sécheresse. Mettons : le dépouillement.
Le volume qui lui est consacré dans la collection « Quarto » pourrait apparaître comme un recueil d’œuvres choisies destiné à ceux qui ne l’ont pas encore lu ou qui veulent gagner de la place dans leur bibliothèque. En réalité, « ce livre est différent de tous les autres. […] Il veut être un portrait ». Il faut pour cela que tout y soit, sinon de façon exhaustive, du moins sur le mode du « un peu de tout ».
Les lecteurs qui se précipitent chaque année sur le nouveau Erri De Luca savent bien qu’ils ont de fortes chances d’y rencontrer certains des quelques thèmes récurrents de son œuvre. Ainsi faisons-nous quand nous rendons visite à des amis qui nous sont chers. Avec lui, c’est moins cette récurrence qui frappe que la diversité des thèmes. Quoi de commun entre l’enfance dans un quartier pauvre de la grande ville pauvre qu’est Naples et la passion pour l’hébreu biblique ? Entre la nostalgie d’une paternité refusée et la passion de l’alpinisme ? Lotta continua, ce n’est pas tout à fait la Torah, comme la mer n’est pas la montagne. D’une certaine façon, les lecteurs assidus cherchent eux aussi à établir des ponts entre ces univers disjoints dont la jonction fait la personnalité d’Erri De Luca. Bien sûr, celui-ci présente comme tout à fait naturelle cette union de contraires, et elle l’est puisqu’elle constitue sa personnalité propre et la rend si attachante.
Le recueil « Quarto » s’ouvre sur une soixantaine de pages intitulées Itinéraires comme le volume entier, qui constituent une sorte d’autobiographie illustrée de photos personnelles. Servent de légendes à ces photos des extraits des livres publiés précédemment. Manière de donner à voir ce que l’écriture évoquait. Ce n’est pas que tous ses écrits doivent être lus comme autobiographiques, c’est simplement que reviennent des situations ou des paysages fondateurs, aussi bien lorsqu’il évoque explicitement des souvenirs personnels que quand il invente des fictions.
Dans Grandeur nature, la parution de cette année, l’histoire qui occupe plus de la moitié du livre commence par une rencontre dans un refuge de montagne entre le narrateur, un traducteur du yiddish, et une jeune femme qui va lui raconter sa vie. Un des souvenirs fondateurs de cette jeune Viennoise fut son apprentissage de la natation à Ischia. Le lecteur veut bien croire qu’en 1993 Erri De Luca a participé à un congrès de traducteurs du yiddish où lui fut racontée cette histoire ; il veut bien croire que cet autre traducteur du yiddish était lui aussi passionné d’alpinisme et que cette jeune femme eut une expérience fondatrice à Ischia, lieu des vacances d’été pour l’enfant De Luca. Autobiographie ou roman ? Le charme très particulier des livres d’Erri De Luca tient à la fréquente impossibilité de trancher. Sa force est dans l’art de mêler les deux, donnant ainsi une couleur romanesque à ce que nous savons être son existence propre et un parfum de vérité à ses récits.
Un thème plus récent que d’autres fait l’objet de ce dernier recueil de récits pour la plupart assez brefs, celui de la filiation. Même s’il a beaucoup évoqué sa propre vie, Erri De Luca est loin d’avoir tout dit ; il semble avoir longtemps mené une existence très solitaire, jusqu’à la rencontre d’un amour (ammore, avec le deux m du napolitain) il y a une douzaine d’années. Ce qu’il dit depuis quelque temps et qui fait l’objet de son dernier livre, c’est l’importance pour lui de l’absence d’enfant : « N’étant pas père [il est] resté nécessairement un fils ». Ces petits récits peuvent être une réflexion sur le destin de Marc Chagall ou sur celui d’Isaac au moment où Abraham va le sacrifier ; une description de la misère des petits Napolitains des rues ; une évocation de la jeunesse soixante-huitarde vivant la solidarité collective, ou celle des enfants de Varsovie mis dans des trains avec pour destination l’extermination.
Et puis il y a l’éprouvante destinée de cette femme qui apprend à l’orée de l’âge adulte que son père est un criminel nazi fier des assassinats commis dans les camps d’extermination, qui regrette seulement la défaite du Reich millénaire. Il va s’initier aux mystères de la Kabbale pour comprendre les ressorts du « complot juif » et sa puissance, contre le régime et peut-être aussi contre sa personne puisqu’il se vit sur une constante défensive face aux vengeurs dissimulés. Se découvrir un tel père rend l’hypothèse d’une maternité insupportable à ses yeux et elle agit en conséquence.
Autant dire que l’on n’est pas tout à fait sur le terrain des habituels conflits de générations. Les pères de ce livre n’ont pas un très beau rôle, alors qu’Erri De Luca évoque ses parents en des termes affectueux, même si – ou parce que – il a claqué la porte à dix-huit ans. C’était moins une révolte qu’une volonté de se construire lui-même, par ses propres moyens. Et cette construction à laquelle nous assistons depuis un quart de siècle est celle d’un homme, mon fils.