Henri Raczymow est romancier, essayiste, parfois traducteur du yiddish en compagnie de « maitre » Niborski, sous la conduite de Rachel Ertel. Mais il est d’abord un artisan. Il tient le stylo comme son père tenait l’aiguille, et, sur le tissu déchiré ou troué de la mémoire, il appose une pièce propre, une retouche. On emploiera le mot au pluriel : les retouches ne manquent pas dans L’arrière-saison des lucioles, parcours dans Paris et dans le Temps.
Henri Raczymow, L’arrière-saison des lucioles. L’Antilope. 192 p., 19,90 €
Si une routine conduit l’auteur de ce récit dans le jardin du Luxembourg, il est surtout un habitant de l’autre rive. Le lecteur de Berl qu’il est, auteur de Mélancolie d’Emmanuel Berl en 2015, se rappelle sans doute que vivre sur la rive droite était inconcevable pour Gide. Berl le raconte dans Interrogatoire, dialogue avec Modiano aussi riche que vivant. Raczymow est de la rive droite. C’est celle de Belleville et de la rue René Boulanger – siège de la bibliothèque Medem –, celle aussi de Proust à qui il a consacré divers essais dont Notre cher Marcel est mort ce soir. Cette géographie est l’une des trames que nous suivons, en le lisant. Des noms sont associés aux lieux, autant de visages familiers. D’abord celui d’Étienne, son père, militant communiste, combattant de la FTP-MOI qui avait échappé aux rafles de 1942 à peine âgé de dix-sept ans. Sa mère avait su le pousser à fuir avant de partir en déportation.
Étienne était resté fidèle au Parti, fidèle à Henri Krasucki, lui aussi combattant FTP-MOI, déporté, revenu des camps, et faisant, avec ses faux airs de Bourvil savourant l’eau ferrugineuse, la carrière que l’on sait à la CGT. Dans une belle émission de radio, l’historienne Claire Zalc rendait justice à cet homme engagé (et érudit) qui vivait rue de Charonne.
Des hommes engagés, Raczymow en évoque plusieurs, croisés dans le Xe arrondissement ou dans son quartier d’origine. Henri Weber qu’il compare à Swann, il le voit plus séduisant que ses compagnons de la JCR et autres Cohn-Bendit, Krivine et Geismar. Plus jeune qu’eux, l’écrivain a connu cette flamme de 68, et les retours de flamme. On lira ainsi l’histoire de Thomas Stern, militant qui voulait éduquer un groupe de travailleurs immigrés. C’est dans Mes morts, que Stern a publié aux éditions de L’Éclat.
Parler du communisme juif était presque un pléonasme dans l’après-guerre, jusqu’aux années 1970. À ceci près que d’autres courants se heurtaient aux staliniens d’alors et d’ensuite et qu’en 1971 un débat suivant la projection de La génération d’après, documentaire de Robert Bober, provoquait une dispute entre tous ces courants. Les paroles apaisantes de Claudine Vegh, autrice de Je ne lui ai pas dit au revoir, et de Nadine Fresco, qui a écrit entre autres La diaspora des cendres, n’y purent rien : « Je découvrais […] un trait de l’identité ashkénaze qui m’était jusqu’alors totalement inconnu : le goût de l’affrontement et du pathétique, et l’aisance avec laquelle on portait la malédiction sur l’adversaire ». Le film évoquait les maisons d’enfants de la CCE ayant accueilli les orphelins de la Shoah ; le mot juif n’apparaissait jamais dans les témoignages. Un goût de l’affrontement qui ne datait pas d’hier.
Judéité, c’était le mot de ces années 1970. Raczymow le préférait, comme beaucoup d’autres, à judaïsme, malgré les réticences d’Albert Memmi pourtant à l’origine du mot. Cette judéité censée caractériser une littérature juive dans une langue non juive portait son lot d’illusions. L’aventure de la revue Traces à laquelle contribuèrent nombre d’écrivains et d’intellectuels a été une étape importante du débat. Un débat animé, pour les raisons dites plus haut, héritées des conflits idéologiques de Pologne, de Russie ou d’ailleurs.
Traces n’est pas le seul « petit noyau », ou « petit clan », auquel a appartenu l’écrivain. Il a aussi été du « petit groupe » formé par Georges Lambrichs autour de sa collection « Le chemin ». C’est une figure singulière, un de ces artisans de l’édition comme l’étaient autrement Nadeau ou Lindon. Lambrichs, « nœud papillon, bouffarde et Borsalino », réunissait chaque mercredi chez lui Meschonnic, Chaillou, Trassard, Deguy, Marianne Alphant et quelques autres. Raczymow n’avait écrit que La saisie, premier roman tout juste primé. Une fois, Raczymow a croisé Ponge, plutôt désagréable. Souvent il rencontrait Réda, son lecteur chez Gallimard. Le jeune romancier l’a trop peu connu mais il l’appréciait. Un peu moins qu’Henri Thomas. Pas sûr que La saisie ou Contes d’exil et d’oubli aient plu à Jude Stéfan. Le poète et novelliste que nous admirons n’était pas très aimable et tenait des propos qu’on a ensuite entendus chez Camus (pas Albert). Ce que Raczymow cite de Todorov à propos de Shoah de Lanzmann n’est pas non plus des plus vivifiants. Passons. L’arrière-saison des lucioles a trop de légèreté, de mélancolie et d’élégance pour que l’on s’arrête à quelques fâcheux.
On est ainsi plus sensible à ces émotions qui prennent l’auteur quand il se rappelle la chanson « Paroles, paroles », succès de Dalida et Alain Delon. Il suffit qu’il entende le « Caramels, bonbons et chocolats » d’un des couplets pour être près de sangloter. Il se rappelle les cinémas du samedi soir, le passage de l’ouvreuse dans les rangées, avant que le film ne commence ; alors tout revient. De même, une autre fois, en entendant à la radio « Une chanson douce ». Les mots eux-mêmes suffisent pour que les images affluent. Ou bien ce « ma maman », qui le renvoie au livre de Barthes qu’il préfère, La chambre claire. On le comprend. Proust, Barthes, une chanson, c’est un monde.
Si Belleville et ses ruelles, la rue de la Mare de son enfance ou le passage Ronce si cher au cœur de Régine Robin sont au cœur du livre, il faut un instant retourner sur la rive gauche. Raczymow dresse une brève liste de ses morts, un peu à la façon du Berl de Présence des morts. Des noms, pour sauver de l’oubli, éviter ce « Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre », écrit par Victor Hugo. Parmi ces êtres, il y a Gilles Barbedette, il y a Alain, son jeune frère prématurément disparu, et puis Jean-Noël Vuarnet. Celui-ci, dandy « sans rien de théâtral ou d’apprêté », était pensionnaire en même temps que lui, à la Villa Médicis. Ils buvaient des verres avec Christian Prigent, l’été, Piazza del Popolo. À Paris, Vuarnet habitait rue Servandoni, au 11. Là même où vivait Barthes. Il y a comme ça des coïncidences.
On lira ces souvenirs épars, écrits contre l’accélération du temps, en songeant, notamment autour de l’évocation d’Anna Maria Terracini qui faillit jouer Marie dans L’évangile selon saint Matthieu de Pasolini, à ce que pourrait être ce livre : « pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu’on se mette à le raconter ». C’est de Sartre, autre figure tutélaire d’un temps révolu, dans La nausée. On lit dans cette déambulation de possibles récits.