Le lundi 22 novembre 2021, l’essayiste Jean-Marie Apostolidès, professeur émérite de littérature française à l’université de Stanford, prononçait à Strasbourg une conférence intitulée « Théâtre kaléidoscope ». Un an et demi plus tard, le 23 mars 2023, il nous quittait, alors qu’il achevait l’essai dont son intervention avait livré la synthèse et qu’il considérait comme son œuvre la plus aboutie. S’il est aujourd’hui impossible de trancher cette question, il n’en demeure pas moins que le kaléidoscope constitue une image singulièrement adaptée pour penser l’œuvre littéraire et critique de ce penseur polymathe, à la fois homme de théâtre, lecteur aussi éclectique que raffiné, et observateur averti des sociétés française et nord-américaine qu’il avait successivement fréquentées. C’est donc à travers le prisme changeant du kaléidoscope que nous lui rendons ici hommage.
Défini comme un « cinéma mental », ce singulier outil permet d’abord de rendre compte de l’importance des dispositifs visuels et spectaculaires dans sa pensée : connaisseur de Guy Debord, à qui il consacra deux ouvrages et un pastiche en forme de palindrome (Les tombeaux de Guy Debord, Flammarion, 1999, réédité en 2006 ; Debord, le naufrageur, Flammarion, 2015 ; Traces, revers, écart, Sens & Tonka, 2001), Jean-Marie Apostolidès avait auparavant livré une lecture originale des dispositifs scéniques associés à la monarchie absolue (Le roi-machine, 1981 ; Le prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, 1985, l’un et l’autre aux éditions de Minuit). Ses propres pièces de théâtre contribuèrent à prolonger la réflexion en mettant en scène des dispositifs de mise en abîme : ainsi la révolution situationniste évoquée dans Il faut construire l’hacienda (Les Impressions nouvelles, 2006) se joue-t-elle au détour d’un spectacle de marionnettes, donné dans l’asile psychiatrique où réside Ivan Chtcheglov, dont Jean-Marie Apostolidès réédita par ailleurs les Écrits retrouvés et esquissa le Profil perdu, une biographie cosignée avec Boris Donné (éd. Allia).
C’est aussi par sa structure même, faite d’éléments en apparence disparates et pourtant propres à se regrouper en configurations variables, que l’œuvre de Jean-Marie Apostolidès mérite le qualificatif de kaléidoscopique. Rares sont en effet les chercheurs qui s’aventurent dans autant de domaines différents et qui pratiquent avec un art aussi consommé le grand écart entre culture savante et culture populaire : son imposante bibliographie comprend ainsi des articles et des ouvrages consacrés au théâtre du Grand Siècle et au situationnisme, mais aussi à Cyrano de Bergerac (Cyrano. Qui fut tout et qui ne fut rien, Les Impressions nouvelles, 2006) et à Tintin (Les métamorphoses de Tintin, 1984 ; Dans la peau de Tintin, 2010 ; Lettre à Hergé, 2013 ; Tintin et le mythe du surenfant, Moulinsart, 2003).
La variété des objets allait chez lui de pair avec celle des approches critiques : il empruntait autant à l’analyse littéraire qu’à la sociologie, à l’anthropologie qu’à la psychanalyse – toutes disciplines qu’il avait fréquentées de près au cours de sa formation et de sa carrière académiques, entre la France, le Canada et les États-Unis. La même tendance kaléidoscopique se retrouve dans son œuvre théâtrale, fondée sur un vertigineux tourbillon de références historiques et littéraires, parfois suggérées par une pratique habile du détournement : Trois solitudes (L’Harmattan, 2012) propose ainsi de réunir sur la même scène de théâtre le marquis de Sade, la sœur Josefa Ménendez et Marie Lafarge, accusée d’empoisonnement en 1840 et considérée par certains comme l’inspiratrice de Madame Bovary. Trois décennies plus tôt, La Nauf des fous (Albin Michel, 1982) se fondait sur l’étonnant télescopage des mythes d’Œdipe, de Faust, de Don Juan et du Roi Lear, tous fusionnés dans une nouvelle et profane version du retable d’Issenheim.
Cette apparente dispersion n’empêche pas le repérage de lignes fortes et structurantes : le colloque organisé autour de l’œuvre de Jean-Marie Apostolidès à Strasbourg en mai 2022 portait ainsi sur la question des révolutions morales et des changements de sensibilité, évoqués notamment dans Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité (Cerf, 2003 ; 2011). Dans cet ouvrage décisif, l’essayiste développait l’hypothèse d’une inflexion majeure de la sensibilité occidentale, qui, à la suite du traumatisme provoqué par la Seconde Guerre mondiale, aurait mis au second plan l’ancienne culture héroïque, adossée à l’autorité patriarcale, pour donner le primat à une posture victimaire propre à nourrir l’avènement d’une société plus horizontale, mais aussi plus divisée en groupes communautaires. Livrant de chacun une vision critique nuancée, la pensée d’Apostolidès ne cesse d’osciller entre ces deux pôles, l’un tombé en désuétude avec les premiers coups de boutoir venus ébranler le patriarcat, l’autre dissimulant, sous les abords rassurants d’une société fraternelle, une concession complète aux logiques capitalistes. Ces analyses trouvèrent également un écho dans Buvons, buvons et moquons-nous du reste (L’Harmattan, 2012), un livre-film réalisé avec Bertrand Renaudineau autour de la figure de clochard céleste incarnée par son cousin Michel Mazeron.
Si l’œuvre de Jean-Marie Apostolidès se prête si bien à une analogie avec le jouet spectaculaire qu’est le kaléidoscope, c’est enfin parce qu’elle nourrit un lien permanent avec l’enfance. Les quatre essais que l’auteur consacra à l’univers de Tintin témoignent ainsi de sa capacité à prendre au sérieux des objets parfois jugés indignes de l’intérêt académique. Lui-même s’essaya à la composition de deux romans graphiques, élaborés a posteriori à partir des dessins de l’artiste québécois Luc Giard (Konoshiko, 2012 ; Les robots aussi croient à l’amour fou, 2017, tous les deux aux Impressions Nouvelles). Il est enfin l’auteur d’un « roman familial », L’audience (Les Impressions nouvelles, 2001, rééd. 2008), qui donne à lire, en même temps que le tableau d’une famille catholique et bourgeoise dans les années 1950, un récit d’enfance remarquable de justesse et de drôlerie.
Au poète Alexandre Trudel, qui l’interrogeait sur le caractère protéiforme de son œuvre, Jean-Marie Apostolidès répondait en 2010 que « le temps des synthèses [n’était] pas encore venu » et que l’unité de son travail ne serait peut-être perceptible qu’après sa mort, « si l’on s’intéresse à [lui] dans un quelconque futur ». Rendre justice à cette œuvre, trop méconnue en France, revient peut-être justement à ne pas la conclure, et à laisser le kaléidoscope tourner encore : c’est ce à quoi tendra le volume collectif issu du colloque strasbourgeois, à paraître dans la collection « Fictions pensantes » des éditions Hermann.