Étienne Gilson, le « découvreur du continent médiéval » (Jean-Luc Marion), est-il lui-même, à lui tout seul, un continent englouti ? Il faudrait alors de façon urgente compter de nouveau sur lui pour éviter de s’enfermer dans l’alternative « d’avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron » (comme le suggère Robert Redeker dans Marianne), pour avoir une juste idée de la philosophie, ou plutôt de la « pensée engagée » au XXe siècle, en prenant bien garde de situer l’analyse à une échelle internationale. C’est bien la mission que s’était fixée Florian Michel avec la publication du premier volume des Œuvres complètes et qu’il mène à son terme avec celle du deuxième volume ; l’ensemble des textes d’action du philosophe de 1908 à 1973 sont maintenant réunis. Ce dernier tome paru, structuré comme le premier, comporte un nombre considérable de textes de toutes sortes : ouvrages publiés, articles de presse et de revues, conférences, préfaces… Il nous permet de dégager la singularité d’une personnalité intellectuelle.
Étienne Gilson, Un philosophe dans la cité, 1944-1973. Œuvres complètes, tome II. Textes présentés et annotés par Florian Michel. Vrin, 1 680 p., 48 €
Si l’œuvre d’Étienne Gilson (1884-1978) demeure une référence, et Alain de Libera soulignait en 2018, lors d’un colloque au Collège de France consacré à Gilson et Blumenberg, combien l’histoire de la philosophie médiévale poursuivait aujourd’hui encore le « programme Gilson », c’est la figure de l’intellectuel qui s’est effacée pour des raisons bien détaillées par Florian Michel dans son introduction : essentiellement, le changement de monde au cours du presque demi-siècle qui nous sépare de la mort de l’académicien.
Gilson ne fut pas un « spectateur engagé ». Dès le printemps 1944 il s’attache à la reconstruction sans s’arrêter aux frontières de la France. Il n’aborde pas l’après-guerre à la façon de Simone Weil avant sa mort en août 1943. La philosophe souhaitait un renouveau constitutionnel vraiment inventif, débarrassé des partis. Au contraire, le médiéviste, poursuivant l’objectif détaillé dans Pour un ordre catholique (1935), s’efforce de donner au parti, le MRP (Mouvement républicain populaire), pour lequel il accepte d’être élu en 1947 au Conseil de la République (le Sénat de la IVe République), une politique et une identité. Même si sa carrière de parlementaire est de courte durée (1947-1948), il n’est pas exagéré de dire qu’à travers plusieurs textes inclus dans le tome II Gilson théorise la démocratie chrétienne européenne dans son contenu et dans ses règles d’action, notamment dans l’écrit intitulé « Notre démocratie » (1948), devenu une petite brochure à l’usage des militants.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Gilson a atteint les soixante ans. Mais la guerre ne représente pas une ligne de fracture dans sa vie et sa pensée. Il est plus que jamais persuadé que le monde a besoin d’une nouvelle chrétienté, un « corps tout nouveau », écrit-il, par rapport à la chrétienté médiévale, pour se recomposer à l’intérieur d’une unité réalistement supranationale. À lire ce deuxième volume des Œuvres complètes, on peut être tenté de regretter qu’il ne contienne pas le livre qui semble se situer à l’aplomb de toute cette période et occuper, pour ce second volume, la place centrale que tenait Pour un ordre catholique dans le premier. Les métamorphoses de la cité de Dieu parait en 1952 et, si l’on comprend bien le choix effectué par le comité éditorial de le réserver pour des volumes ultérieurs centrés sur l’œuvre proprement philosophique, il n’empêche qu’il semble porter en lui comme la justification théorique de toute l’action politique de l’académicien. Le livre de 1935 remarquait l’absence d’une « théologie de la chrétienté » ; la constituer devient alors la grande tâche de celui de 1952.
Serait-il incongru de formuler l’idée selon laquelle Gilson, très marqué par ses maîtres de la IIIe République, aurait bien voulu fournir à la IVe l’analogue du discours puissamment structurant de la pensée et de l’action que ceux-ci ont prodigué à la République d’entre deux siècles, à travers le rationalisme et la sociologie ? La « philosophie chrétienne », une fois la tempête passée de la querelle des années 1930, devait soutenir la pensée de sa « vertu curative », selon l’heureuse expression de Ruedi Imbach ; la chrétienté, « c’est-à-dire la substance temporelle du monde informée par la vie de l’Église », devait inspirer, orienter l’action, « faire, selon un passage de saint Bonaventure que Gilson aimait, que ce monde temporel devienne un faubourg de la cité de Dieu ». Témoignent de cette ambition, semble-t-il, des textes de nature très différente comme, parmi d’autres, l’important cours à Sciences Po de 1946-1947, « Les forces religieuses et la vie politique », ou l’entretien avec Paul Guth de décembre 1946. D’autant plus que Gilson a désormais rejoint une haute position : membre de la délégation française à la conférence de San Francisco de 1945, fondatrice de l’ONU, puis de celle de Londres la même année, instituant l’UNESCO ; académicien en 1946 ; élu de la République en 1947.
Il voudrait être le Alcuin (à l’instar d’un Durkheim ou d’un Lévy-Bruhl pour la IIIe République ?) de cet après-guerre, non seulement celui qui impulsa un mouvement d’évangélisation sous Charlemagne, mais celui qui assure la translatio studiorum d’un monde à l’autre, de la vieille Europe au sous-continent nord-américain par les liens étroits qu’il entretient avec le Canada et les États-Unis depuis les années 1920, celui qui garantit la transmission de l’héritage culturel par-delà la catastrophe, la poursuite de la civilisation. Quitte à le faire à la mode du commentaire médiéval, qui n’hésite pas à recomposer la lettre par l’esprit, ou en détournant légèrement la belle formule de Gilson, caractérisant l’usage de ses sources (Aristote, Maïmonide, les Arabes) par saint Thomas d’Aquin, à se constituer « source de ses sources ».
Cette position qui lui permet à l’échelle internationale de défendre ses vues sur l’éducation et la liberté d’enseignement, y compris pour l’Université (dont le tome premier nous rappelait l’importance cruciale pour l’élaboration progressive d’une chrétienté), est renforcée par les multiples tribunes dont il dispose dans la presse entre 1944 et le début des années 1950. Là encore, il y a continuité profonde entre son premier vingtième siècle et son second. Sa participation régulière au journal Le Monde entre 1945 et 1958 poursuit l’engagement de Gilson avant la guerre auprès de l’hebdomadaire Sept, et de Temps présent (de 1944 à 1947). L’attention à l’éducation le prédisposait à s’intéresser aux médias et, de ce point de vue, la présence dans le tome II d’un ouvrage moins connu, La société de masse et sa culture (1967), est heureuse malgré la déception que l’on peut éprouver à le lire, laquelle peut s’expliquer par le caractère tardif de son écriture et sa déconnexion presque complète de la bibliographie française et allemande sur le sujet, négligée au profit de sources essentiellement de langue anglaise.
La vraie cassure n’est pas avec le monde moderne, dont Gilson sent bien dès les années 1930 qu’il ne répond plus à ses analyses, mais avec une certaine assurance de soi-même. Non que le « philosophe pas comme les autres » cesse d’assumer ses certitudes – la foi et la théologie n’ayant pas d’histoire, elles ne sont pas affectées par les malheurs du temps –, mais il esquisse un mouvement de retrait, et ce par un biais inattendu, le touchant de près. L’homme qui a tant réfléchi aux conditions d’une vraie paix, qui a tant investi dans la coopération pour la promotion d’un universel qui convienne à un monde des Nations unies, se voit pris, à la suite de la ratification du traité de Washington instituant l’OTAN, dans une cabale, connue sous le nom d’« affaire Gilson », mettant en cause ses positions sur une neutralité éventuelle de la France. Mauriac dira que le médiéviste a été victime de la confusion entre le métier de journaliste et celui de philosophe, mais, à relire ces textes aujourd’hui, on mesure combien les interrogations gilsoniennes étaient pertinentes : que ce soit sur la question de la défense européenne, toujours discutée, ou sur la distinction entre « neutralité » et « neutralisme », et bien d’autres.
Cette affaire l’atteint au plus profond : on l’accuse de « fuite » à l’étranger (au Canada) devant le danger, de défaitisme, de cryptocommunisme, et derrière « l’échec » (titre d’un de ses articles, dans Le Monde du 7 septembre 1950), dont il précise qu’il n’est pas « personnel », on ne peut s’empêcher de penser que le « lion », dont parle Jean Guitton à la mort de Gilson, avançant dans l’évidence de la lumière, est ébranlé : dans cette période difficile qui voit la disparition de sa femme en 1949, il fait valoir ses droits à la retraite du Collège de France et part se consacrer à son « œuvre canadienne », sans plus intervenir vraiment dans le débat public. Dans les années 1960, il publiera une sorte d’autobiographie philosophique, Le philosophe et la théologie (1960), puis un ultime ouvrage, Les tribulations de Sophie (1967), davantage fruit des circonstances que d’une nécessité interne, mais qui tous deux sur les deux pivots de la pensée et de l’action de l’académicien représentent de cruels constats. Dès 1956, dans un texte repris en 1960 dans Signes, Merleau-Ponty remarque que « quelles que soient ses acquisitions, la philosophie chrétienne n’est jamais chose faite », et Gilson lui-même, dans la préface des Tribulations, laisse échapper une « plainte », déplorant que « le désordre envahit aujourd’hui la chrétienté ».
Notre Alcuin moderne aura réussi au-delà de toute espérance sa mission de transmetteur. En témoigne l’extraordinaire fécondité de l’histoire de la philosophie médiévale contemporaine. Son œuvre de bâtisseur d’un nouveau monde guidé par la tradition chrétienne semble un échec, puisque vient « la ruine d’une civilisation millénaire ». Mais celui qui écrit au début du Philosophe et la théologie qu’il est « épuisant de ne pas faire comme tout le monde » savait trop que, pour le disciple du Christ qu’il voulait être, échouer, c’est réussir, et que « le christianisme attend l’homme au terme de son plus grand bonheur pour l’en consoler » dans une ouverture à plus grand encore.